Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 262

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 365-366).


M Lovelace, au même.

vendredi, 23 de juin. J’étais sorti ce matin de fort bonne heure, dans un dessein dont l’exécution est encore incertaine. à mon retour, j’ai trouvé un carrosse à six chevaux, qui m’est envoyé par toute ma famille, à la prière de Milord M pour recevoir les derniers soupirs de ce cher oncle. On désespère de sa vie. Sa goutte est remontée à l’estomac, pour avoir bu de la limonade avec excès. Un homme de deux cens mille livres de rente, préférer ses goûts à sa santé ! Il mérite la mort. J’ai donné ordre à son bailli de Berkshire, qui m’amène la voiture, de me la tenir prête pour demain à quatre heures du matin. Il n’en coûtera qu’un peu plus de fatigue aux chevaux, pour réparer ce délai ; et le repos qu’ils prendront dans l’intervalle augmentera leurs forces. D’ailleurs, au moment que je t’écris, peut-être m’appartiennent-ils déjà. Je suis absolument résolu au mariage, si ma chère furie consent à m’accepter. Si son obstination est invincible, je vois bien qu’il faut me rendre aux mouvemens, non de ma conscience, mais des femmes de cette maison. Dorcas l’a informée de l’arrivée du bailli et de sa commission. Elle a souhaité de le voir. Mon retour l’a privée de cette satisfaction. J’ai trouvé Dorcas qui faisait sa leçon à l’honnête bailli sur les questions auxquelles il ne devait pas répondre. Mais j’ai fait demander aussi-tôt la permission de voir ma charmante. Elle m’est accordée ; soit que la nécessité de mon départ l’ait facilement disposée à recevoir mes adieux ; soit que la brillante succession qui m’attend ait le pouvoir de la rendre plus traitable. Je l’entends qui entre dans la salle à manger. Rien, rien, Belford, n’est capable de la toucher. Je n’ai pu rien obtenir d’elle ; quoiqu’elle ait obtenu de moi le point qu’elle avait le plus à cœur. Il faut que je te représente en peu de mots ce qui vient de se passer entre nous. Je lui ai proposé d’abord, et dans les termes les plus empressés, de l’épouser sur le champ. Elle m’a refusé avec la même chaleur. Je lui ai dit que, s’il lui plaisait de m’assurer seulement qu’elle ne quitterait pas la maison de Madame Sinclair jusqu’à mardi au soir, je ne ferais qu’aller au château de M pour m’assurer de la situation de milord, et recevoir ses dernières volontés, s’il était encore en état de me les expliquer ; que peut-être serai-je de retour avant lundi… accordez-moi quelque chose, madame ; je vous en conjure ; donnez-moi quelque légère marque de considération. " quoi, monsieur ! N’est-ce que par vos mouvemens que je dois me déterminer ? Croyez-vous que je ratifierai ma prison par un consentement volontaire ? Que m’importe votre absence ou votre retour ? " ratifier votre prison ! Eh ! Vous imaginez-vous, madame, que je redoute les loix ? (j’aurais pu m’épargner cette folle bravade. Mais l’orgueil ne me l’a pas permis. J’ai cru, Belford, qu’elle me menaçoit.) " non, monsieur, c’est de quoi je ne vous soupçonne pas. Vous êtes trop brave pour respecter les loix divines ou humaines. " fort bien, madame. Mais exigez de moi tout ce qui peut vous plaire ; je suis prêt à le faire pour vous, quoique vous ne soyez disposée à rien pour m’obliger. " eh bien ! Monsieur, je vous demande la liberté d’aller à Hamstead. " je suis demeuré en suspens. Mais, à la fin : oui, madame, j’y consens de bon cœur. Je vais vous y conduire de ce pas, et vous y laisser, si vous me promettez d’être à moi jeudi prochain, en présence de votre oncle. " je ne promets rien. " madame, madame, gardez-vous de me laisser voir que je n’ai aucun fond à faire sur le retour de votre affection. " vous m’avez accoutumée à souffrir vos menaces, monsieur. Mais je n’en accepte pas moins votre compagnie jusqu’à Hamstead. Je serai prête à partir dans un quart-d’heure. Mes habits viendront ensuite. " vous savez, madame, à quelle condition. Jeudi prochain… " quoi ? Vous n’osez vous fier… " j’avoue, madame, que le passé m’inspire de la défiance. Cependant je veux me fier à votre générosité. Demain, s’il n’arrive rien qui doive me faire changer de résolution, d’aussi bonne heure qu’il vous plaira, vous pouvez partir pour Hamstead. Cette promesse a paru l’obliger. Cependant j’ai vu dans ses yeux un air de doute. Je vais retrouver les femmes. Comme je n’ai point à présent de meilleurs juges, j’entendrai ce qu’elles pensent de ma critique situation avec cette fière beauté, qui rejette insolemment un Lovelace à genoux, offrant, du ton le plus tendre, de s’humilier à la qualité de mari, en dépit de toutes ses préventions contre cet état d’esclavage.