Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 260

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 361-362).


M Lovelace, au même.

je reçois avis de Parsons, un des valets de chambre de Milord M que mon vieil oncle est fort mal. Ce garçon, qui m’est absolument dévoué, en qualité d’héritier présomptif, me fait entendre dans sa lettre que ma présence au château de M ne serait pas inutile. Tu vois par conséquent que je n’ai pas ici de tems à perdre. Si l’honnête pair avait la bonté de se rendre, après tant d’invitations qu’il a reçues de sa goutte, la perspective n’aurait rien de désagréable pour ma chère Clarisse. Une succession de huit mille livres sterling de rente, et probablement la reversion du titre, me rendraient peut-être un bon office auprès d’elle. Mais à quelle noble variété de méchantes actions ne serais-je pas en état d’aspirer, avec cette augmentation de revenu ? Tu me diras peut-être que j’exécute déjà tout ce qui me tombe dans l’esprit ; mais c’est une de tes erreurs. Sois persuadé que je n’en fais pas la moitié ; et ne sais-tu pas que les meilleures ames sont charmées du pouvoir de faire le mal, soit qu’elles en fassent usage ou non ? La reine Anne, qui était d’ailleurs une fort bonne femme, a toujours été jalouse de cette prérogative. C’était un de ses foibles, dont ses ministres ont abusé plus d’une fois en son nom. On m’assure enfin que ma charmante consent à me voir, après trois refus, à la vérité, et sur la manière un peu ferme dont je lui ai fait dire, par Dorcas, que si je ne puis l’entretenir dans la salle à manger, je suis résolu de monter à sa chambre. Cependant elle a déclaré qu’elle ne me verrait de sa vie, si le ciel lui rendait la liberté. En même-tems elle s’est informée, sans affectation, du caractère et de la profession des voisins. Je suppose qu’ayant retrouvé la voix, elle veut implorer leur secours, s’ils peuvent entendre ses cris. Elle ne doute pas, dit-elle, qu’ayant formé, dès le premier moment, l’horrible dessein de sa ruine, je n’aie choisi, dans cette vue, une maison si favorable pour le crime. Dorcas emploie toute son adresse pour lui calmer l’esprit : elle la conjure de me voir avec modération ; elle lui représente que je passe pour le plus déterminé de tous les hommes ; que la douceur a quelque pouvoir sur les caractères violens ; mais qu’il n’en faut rien attendre par d’autres voies. Que serait-ce si j’avais rompu notre mariage, ou si je pensais à le rompre ? Ici, la chère personne a déclaré assez nettement qu’elle n’est pas mariée ; mais Dorcas a feint de ne pas l’entendre. Je conclus qu’elle est déterminée à ne plus garder de mesures. Après deux heures d’un mortel combat, dont je n’ai pas remporté d’autre fruit qu’un renoncement solemnel à toutes mes offres, accompagné de mille témoignages de mépris et de haine, je me renferme dans ma chambre, pour maudire, comme Madame Sinclair, l’heure et le moment où j’ai connu cette impitoyable beauté.