Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 254

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 347-349).


M Lovelace, à M Belford.

jeudi, 15 de juin. Laisse-moi, grand vaurien que tu es ! Laisse-moi te dis-je, avec tes jérémiades. N’ai-je pas vu de petits garçons qui se couvraient timidement la tête et le visage du bras, tandis qu’un plus grand les maltraitait à coups de poing, pour s’être enfuis avec sa pomme ou son orange ? Je te dois ce reproche, lorsque tu traites si sévérement ton pauvre ami, qui, tout injuste que tu es, t’a fourni, comme tu l’avoues, les armes que tu emploies si terriblement contre lui. Et pourquoi tout ce bruit, je te le demande, lorsque le mal est fait ; lorsque, par conséquent, il est impossible qu’il ne le soit pas ; et lorsqu’une Clarisse n’a pas eu le pouvoir de me toucher ? Cependant j’avoue qu’il y a quelque chose de très-singulier dans l’aventure de cette belle personne ; et dans certains momens je suis tenté de regretter mon entreprise, puisque le corps et l’ame ont été d’une insensibilité tout-à-fait égale ; et puisque, suivant l’expression d’un philosophe dans une occasion plus grave, il n’y a point de différence remarquable entre le crâne du roi Philippe et celui d’un autre homme. Mais apprends, Belford, que les extravagantes notions des gens ne changent rien à la réalité des faits. Il demeure vrai, après tout, que Miss Clarisse Harlove n’a subi que le sort commun de mille autres personnes de son sexe ; excepté qu’elles n’ont pas attaché des idées si romanesques à ce qu’elles nomment leur honneur. Voilà tout. Je ne laisserai pas de convenir que, si quelqu’un attache un grand prix à la moindre bagatelle, le vol qu’on lui a fait n’en est pas une pour elle. Je conviendrai que j’ai fait un tort extrême à cette admirable fille. Mais n’ai-je pas connu vingt personnes du même sexe, qui, malgré leurs hautes notions de vertu, ont rabattu de leur sévérité dans l’occasion ? Et comment serions-nous convaincus de la force de leurs principes avant l’épreuve ? J’ai répété mille fois que jamais je n’ai vu de femme comparable à Miss Harlove. Sans cette raison, si glorieuse pour elle, peut-être n’aurais-je pas entrepris de la vaincre. Jusqu’aujourd’hui, c’est un ange : n’est-ce pas ce que j’ai voulu vérifier dans l’origine. D’ailleurs, ma vue favorite était un commerce libre ; et ne suis-je pas enfin dans la route qui peut m’y conduire ? Il est vrai que je n’ai à me vanter d’aucun triomphe sur sa volonté. Malheureusement c’est le contraire… mais nous allons savoir s’il est possible de l’amener à quelque douce composition sur un mal irréparable. Si le premier parti qu’elle prend est celui des exclamations, je reconnaîtrai qu’elles sont justes ; je m’assiérai avec patience, pour les entendre, jusqu’à ce qu’elle soit fatiguée de l’exercice. Peut-être alors passera-t-elle aux reproches. J’en concevrai de l’espérance. Les reproches m’apprendront qu’elle ne me hait point ; et si son cœur est sans haine, il est sûr qu’il me pardonnera. Si j’obtiens le pardon, tout prend une nouvelle face. Elle est à moi. Je deviens maître des conditions ; et toute l’étude de ma vie est alors de la rendre heureuse. Ainsi, Belford, tu vois que je n’ai pas marché au hasard, quoiqu’au travers d’une infinité de peines et de remords. Dès le commencement de ma course, je me suis proposé un point de vue fixe. Lorsque tu me presses de lui rendre une généreuse justice par le mariage, je te fais la réponse qu’un de nos amis faisait à son ministre. Observe la loi, lui disait le saint homme. sans doute, sans doute ; mais ce ne sera point aujourd’hui. tu vois, Belford, que je ne fais pas de résolution contraire à la justice que tu me demandes pour elle ; quand je réussirais même dans ce que j’ai nommé ma vue favorite. Voici de quoi tu peux être sûr, si je prends jamais le parti du mariage : ce ne sera qu’avec Clarisse Harlove. Son honneur n’a pas reçu d’altération à mes yeux. Je lui trouve au contraire un nouvel éclat. Seulement, s’il arrive à la fin qu’elle me pardonne, elle doit apporter tous ses soins à me persuader que Lovelace est le seul, dans l’univers, à qui elle pût faire la même grace. Mais, hélas ! Belford, tu ne sais pas tous mes embarras. Que ferai-je actuellement de cette admirable fille ? Je suis fâché de le dire ; mais actuellement elle est comme tout-à-fait stupéfiée . J’aimerais bien mieux qu’elle eût conservé toutes ses facultés actives, au risque d’avoir été maltraité par ses dents et ses ongles, que de la voir plongée, comme elle est depuis mardi matin, dans une espèce d’insensibilité absolue. Cependant, comme elle paraît commencer un peu à revivre, et que, par intervalles, on entend sortir de sa bouche des exclamations et des noms injurieux, je tremble presque de me livrer à ses premiers transports. Ne m’aideras-tu pas à deviner ce qui peut avoir stupéfié une jeune personne si charmante, dans la fleur de l’ âge et du tempérament ? Un excès de douleur, un excès de crainte a fait quelquefois dresser les cheveux sur la tête ; et nous avons lu même, que ces grandes révolutions en ont changé la couleur. Mais qu’on puisse être absolument stupéfié jusqu’à l’insensibilité, c’est ce qui doit causer beaucoup d’étonnement. J’abandonne un sujet qui pourrait me rendre trop grave. J’allai hier à Hamstead, où je m’acquittai libéralement de toutes mes obligations. Je n’y ai pas reçu peu d’applaudissemens. Il a fallu publier que ma chère épouse était à présent aussi heureuse que moi-même : et ce n’était pas m’éloigner beaucoup de la vérité ; car je ne sais pas trop ce que c’est que mon bonheur, lorsque je m’accorde la liberté d’y faire un peu de réflexion. Madame Towsend, avec son cortége marin, n’avait point encore paru. J’ai dit ce qu’il fallait lui répondre lorsqu’elle se présentera. Fort bien. Mais, après tout, (combien d’ après tout me sont échappés l’un sur l’autre !) je pourrais être fort grave, si je me livrais à cette disposition. Le diable emporte le fou ! De quoi s’agit-il avec moi-même ? Je m’admire. Il faut que j’aille respirer, pendant quelques jours, un air un peu plus frais. Cependant, que ferai-je de cette chère fille, dans l’intervalle ? Que je sois damné, si je le sais ! M’éloigner d’un pas, c’est l’abandonner aux dangereuses créatures de cette maison, qui triomphent plus que moi de l’événement, et qui se glorifient déjà d’être sur la même ligne. Je ne penserai point à la quitter de deux jours.