Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 226

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 227-237).


M Lovelace, à M Belford.

Wilson m’a remis une lettre en mains propres. Une lettre ! Elle est de Miss Howe à sa cruelle amie. Je n’ai pas fait scrupule de l’ouvrir. C’est un miracle que je ne sois pas tombé en convulsion à cette lecture, sur-tout en considérant quels effets une pièce si infernale aurait pu produire, si cette Clarisse

l’avait reçue. Collins l’a remise à Wilson cet après-midi, et l’a pressée particulièrement de la faire porter en toute diligence à Miss Beaumont . Il étoit venu ici auparavant, dans l’intention de la remettre à elle-même. On lui avait dit avec trop de vérité, qu’elle était absente, et qu’il pouvait laisser ce qu’il avait pour elle, avec confiance que tout lui serait remis à son retour. Mais il n’avait voulu se fier à personne. Il est revenu une seconde fois ; et ne recevant pas d’autre réponse que la première, il a pris le parti de retourner chez Wilson, et de lui laisser la lettre. Je te l’envoie sous cette enveloppe, parce qu’elle serait trop longue à transcrire. Elle t’apprendra ce qui a conduit ici Collins. ô détestable Miss Howe ! Il faut absolument que je prenne quelque résolution à l’égard de cette petite furie. Tu me renverras sa lettre, aussi-tôt que tu l’auras lue. C’est ici que je t’exhorte à la lire. évite de trembler pour moi, si tu le peux. à Miss Loetitia Beaumont.

mercredi, 7 de juin. Peut-être, vous plaignez-vous, chère amie, que mon silence devient trop long. Mais, depuis ma dernière lettre, j’en ai commencé deux en différens tems, toutes deux fort longues, et, je vous assure, assez vives ; animée, comme je l’étais, contre l’abominable personnage avec qui vous êtes, sur-tout après avoir lu la vôtre du 21 de mai. Mon dessein était de garder la première ouverte, jusqu’à ce que je fusse en état de vous apprendre le progrès de mes soins du côté de Madame Towsend. C’était quelques jours avant que j’aie pu voir cette femme. Ayant eu le tems, dans l’intervalle, de relire ce que j’avais écrit, j’ai cru devoir mettre cette lettre à part, et vous écrire d’un style plus modéré, dans la crainte que vous ne blâmassiez la liberté de quelques-unes de mes expressions, ou, si vous voulez, de mes exécrations . Ensuite, lorsque la seconde était déjà fort avancée, le changement de vos propres idées, à l’occasion de Miss Montaigu et de vos nouvelles espérances, me l’a fait mettre à part aussi. Je suis demeurée incertaine, et je penchais même à tout suspendre jusqu’à la décision de votre sort, que je ne pouvais croire fort éloigné. Peut-être me serais-je arrêtée à cette résolution, d’autant plus que, suivant vos lettres, les apparences devenaient plus favorables, de jour en jour ; si je n’avais reçu, depuis vingt-quatre heures, des éclaircissemens qui sont de la dernière importance pour vous. Mais il faut que je m’arrête ici, et que je fasse un tour ou deux dans ma chambre, pour contenir la juste indignation qui se communiquerait à ma plume, dans le récit que j’ai à vous faire. Je ne me sens pas assez maîtresse de moi. D’un autre côté, ma mère est sans cesse en mouvement, les yeux ouverts sur toutes mes actions, comme si j’écrivais à un homme. Cependant je veux essayer si je suis capable d’un peu de modération. Les femmes de la maison où vous êtes… ah, ma chère ! Les femmes de cette maison… mais vous n’en avez jamais pensé fort avantageusement ; ainsi vous ne sauriez être fort surprise… et vous n’auriez pas fait un long séjour avec elles, si l’espérance de prendre bientôt une maison à vous, ne vous avait rendue moins inquiète et moins curieuse sur le fond de leur caractère et de leur conduite. Cependant il serait à souhaiter aujourd’hui que vous les eussiez observées de plus près. Mais je vous cause de l’impatience. En un mot, ma chère, vous êtes certainement dans une maison infernale. Soyez sûre que la vieille est une des plus misérables femmes qui soient au monde. Et vous ne la connaissez pas sous son vrai nom ; comptez là-dessus. Elle ne s’appelle pas Sinclair. La rue où elle demeure n’est pas la rue de Douvres. N’êtes-vous donc jamais sortie seule, et n’avez-vous pas changé de voiture pour revenir ? Je ne me souviens pas, à la vérité, que vous me l’ayez marqué. Vous n’auriez jamais retrouvé votre chemin, en nommant, ou la Sinclair, ou la rue. Votre monstre ne serait peut-être pas inexcusable de vous avoir tenue dans cette erreur, si la maison était honnête, et s’il ne s’était proposé que de vous mettre à couvert de la violence de votre famille. Mais il me semble que cette imposture a précédé le complot de votre frère. Ainsi ses intentions ne peuvent être excusées ; et quelque jugement qu’on doive porter aujourd’hui de ses vues, elles ne pouvaient être alors que celles d’un infame. Que je regrette amèrement de m’être laissé engager, d’un côté, par vos excès de délicatesse, et de l’autre par la tyrannie de ma mère, à demeurer tranquille, avant que d’avoir su directement votre adresse. Je m’imagine même que la proposition de faire passer nos lettres par une main tierce est venue de lui ; et que vous n’y avez consenti, comme moi, que pour me mettre en état de répondre que je ne savais pas où vous adresser les miennes. Foible et vaine considération ! J’ai honte de moi-même. Quand cette raison aurait eu d’abord quelque force, devait-elle me faire persister dans la même folie, lorsque je vous ai vu du dégout pour votre logement, et lorsqu’il a commencé à chercher des prétextes pour ses délais ? Mais la maison qu’il vous proposait dans le même tems, nous a menées l’une et l’autre comme deux folles, attachées au même cordon. En vérité, ma chère, cet homme est tout ce que je connais de plus infame et de plus méprisable. Combien n’aura-t-il pas ri de votre crédulité et de la mienne. Cependant, qui se serait imaginé qu’un homme fort bien établi dans le monde, et de quelque réputation (je parle de Doleman, et non assurément de votre monstre), autrefois libertin à la vérité, (car je n’ai pas attendu si long-temps à m’informer de son caractère) ; marié à une femme de bonne maison, relevant d’une attaque de paralysie, et par conséquent revenu, comme on devait le croire, de ses anciens désordres ; fut capable de recommander une telle demeure, à un homme de la naissance de Lovelace, pour y conduire, pour y loger sa femme ? J’écris peut-être avec trop de violence ; mais quel moyen d’être plus modérée ? Cependant je quite la plume à chaque minute, dans le dessein, de laisser reposer un peu ma bile. Et puis ma mère revient sans cesse, et ne se lasse pas de me tourmenter. Elle me demande si je n’ai rien de mieux à faire que de relire vos anciennes lettres ; c’est le prétexte que j’emploie pour me procurer quelques momens de liberté. Je crains de m’emporter contre elle, la première fois que je l’entendrai à ma porte. à présent, je ne sais par où commencer. J’ai tant de choses à vous écrire, si peu de tems, de si fortes raisons d’impatience ! Mais il faut vous apprendre d’où sont venues mes nouvelles lumières. Miss Lardner , que vous avez vue plusieurs fois chez sa cousine Bidulphe, vous a reconnue dans l’église de Saint-James. Elle y était comme vous, il y eut dimanche huit jours. Sa surprise lui fit tenir les yeux sur vous pendant tout l’office. N’ayant pu rencontrer les vôtres, quoiqu’elle vous ait saluée deux ou trois fois, elle se proposait de vous faire compliment sur votre mariage en sortant de l’église ; car elle ne doutait pas que vous ne fussiez mariée, sur cette seule raison qu’elle vous voyait seule à l’église. Tout le monde, dit-elle, n’eut d’attention que pour vous ; tribut ordinaire de tous ceux qui vous voient. Comme vous étiez plus près qu’elle de la porte, vous vous retirâtes avant qu’elle pût vous joindre. Mais elle chargea son laquais de vous suivre jusqu’à votre maison. Il vous vit entrer dans une chaise, qui vous atendait, et vous ordonnâtes aux porteurs de vous mener où ils vous avoient prise. Le jour suivant, Miss Lardner, par un pur mouvement de curiosité, renvoya le même homme, avec ordre de s’informer si M Lovelace était avec vous dans la même maison. L’éclaircissement qu’elle reçut, lui parut fort étrange. Son messager lui rapporta, d’après plusieurs personnes, que la maison étoit suspecte, et passait dans le voisinage, pour une de ces retraites libres où l’on ne se refuse aucun plaisir. Dans l’étonnement d’un récit sans vraisemblance, Miss Lardner recommanda le silence à son laquais ; mais elle chargea de la même commission un honnête homme de ses amis, qui lui confirma bientôt que, malgré quelque air de décence établi dans cette maison, elle n’était habitée que par des femmes galantes, qui avoient leurs amans habituels, ou qui cherchaient à s’en procurer, et que celle qui la tenait sous son nom vivait de cet honnête commerce. Dites, ma chère amie, ne parlerai-je pas de votre monstre avec exécration ? Mais les expressions sont foibles. Que puis-je imaginer d’assez fort, pour exprimer mon horreur ? Miss Lardner a gardé le secret pendant quelques jours, sans savoir à quoi se déterminer. Elle vous aime. Elle est remplie de tendresse et d’admiration pour vous. Enfin, elle l’a confié, par une lettre, à Miss Bidulphe, qui, dans la crainte de me faire tourner l’esprit en me l’apprenant sans précaution, l’a communiqué à Miss Loyd. Ainsi, comme la plupart des nouvelles scandaleuses, il n’est venu à moi qu’après avoir passé par divers canaux ; et je n’en suis informée que depuis lundi dernier. à ce terrible récit, je me suis crue prête à tomber sans connaissance. Mais la rage soutenant mes forces, j’ai conjuré Miss Loyd d’exiger le secret de nos deux amies. Je lui ai dit que je ne voudrais pas, pour l’empire du monde, que ma mère, ni personne de votre famille en eût la moindre connaissance ; et sur le champ, j’ai chargé un homme de confiance, de prendre des informations sur la personne et le caractère du capitaine Tomlinson. L’idée m’en était déjà venue ; mais cette curiosité me paroissant inutile, parce que vous commenciez à vous louer de vos espérances, et ne soupçonnant rien moins que l’infamie de votre demeure, j’avais suspendu mes résolutions. Ce qui est à présent certain pour moi, c’est que, dans l’espace de dix milles à la ronde, il n’y a personne autour du château de votre oncle qui soit connu sous le nom de Tomlinson. Faites fond là-dessus. On a trouvé un Tomkins

à quatre milles du château ; mais c’est un pauvre laboureur, et de l’autre côté, un Thompson, à cinq ou six milles, qui n’est qu’un maître d’école, pauvre et d’environ soixante-dix ans. Un homme de huit cent livres sterling de rente ne peut se transplanter d’un comté dans un autre, sans être connu de quelqu’un, et ces changemens sont toujours une nouvelle publique. On pourrait faire sonder de loin la femme de charge de votre oncle, avec laquelle on assure qu’il vit assez familièrement. Ces vieux garçons n’ont ordinairement rien de réservé pour l’objet de leurs affections. Mais, en supposant qu’il fasse un secret du traité à Madame Hodges , il est impossible qu’elle n’ait pas vu quelquefois, au château, un homme qui se donne pour un de ses meilleurs amis, ou qu’elle n’ait pas du moins entendu parler de lui, quelque peu de séjour qu’il ait fait dans le canton. Cependant cette histoire paraît si plausible ! Tomlinson, suivant le portrait que vous en faites, est un si bon, un si galant homme ! Le fruit qu’ils auraient à tirer de leur imposture si peu nécessaire, supposé que Lovelace eût des vues infames, et dans la maison où vous êtes ! La conduite que votre monstre a tenue avec lui, si brusque et si impérieuse ; sa réponse, si ferme et si mesurée ! D’ailleurs, ce qu’il vous a communiqué de la négociation d’Hickman et de Madame Norton, avec plusieurs circonstances que le misérable Joseph Léman n’a pu révéler ; ses instances au nom de votre oncle, pour savoir le jour de votre mariage, qui ne peuvent recevoir aucun mauvais sens ; la proposition qu’il vous fait de la part de votre oncle, dans la vue de persuader au public que vous êtes mariés depuis le premier jour que vous avez habité la même maison ; la précaution d’exiger que la cérémonie ait pour témoin une personne de confiance, une personne nommée par votre oncle : toutes ces considérations ensemble me portent quelquefois à chercher des explications supportables ; quoique si confondue par un grand nombre d’apparences, que j’en reviens toujours à détester le double monstre dont les inventions et les ruses nous donnent tant d’exercice, sans aucun moyen de pénétrer absolument le fond du mystère. La conjecture à laquelle je m’attache le plus, c’est que Tomlinson, tout spécieux que sont les dehors, n’est qu’une machine de Lovelace, employée dans quelque vue qui n’a point encore éclaté. Il est sûr, du moins, que non-seulement Tomlinson, mais aussi Mennel, qui vous a vue plusieurs fois dans le lieu où vous êtes, ne peuvent ignorer que c’est une maison où l’honneur n’est pas connu. Ainsi, que pouvez-vous penser du témoignage favorable que Tomlinson rendait à vos femmes, sur-tout après des informations supposées ? Lovelace ne peut l’ignorer non plus ; et quand il ne l’aurait pas su avant que de vous y avoir menée, il ne doit pas avoir été long-temps à le découvrir. Qui sait si ce n’est pas la compagnie même qu’il y a trouvée, qui lui a fait prendre le parti de s’y arrêter ? Cette raison explique assez tout ce qu’il y a d’étrange dans ses délais, lorsqu’il dépendait de lui de s’assurer promptement une femme telle que vous. Ma chère, ma chère, cet homme est corrompu jusqu’au fond du cœur. C’est un misérable, sous quelque jour que je me le représente : et ce Doleman est sans doute un autre de ses suppôts. La corruption des mœurs a si bien accoutumé une grande partie de l’autre sexe à regarder comme un badinage la ruine des jeunes personnes du nôtre, qu’il doit paraître moins surprenant que honteux, qu’entre les gens même de quelque apparence, il s’en trouve de toujours prêts à seconder les vues déréglées des libertins d’une certaine distinction, lorsqu’ils en espèrent quelque chose pour leur fortune ou pour leur avancement. Mais puis-je croire, me demanderez-vous avec indignation, que Lovelace ait formé des vues contre votre honneur ? Qu’il en ait formé, c’est de quoi je ne saurais douter, quand elles ne subsisteraient plus, depuis que je sais dans quelle maison il vous a logée. Cette découverte est une clé qui m’ouvre tous les détours de sa conduite. Permettez que je jette un coup d’œil sur le passé. Nous savons toutes deux que l’orgueil, la vengeance, et la passion de marcher par des routes nouvelles, sont les principaux ingrédiens qui composent le caractère de cet archi-libertin. Il hait toute votre famille, à l’exception de vous ; et je crois m’être aperçue plusieurs fois qu’il était humilié de se voir forcé par l’amour à fléchir devant vous, parce que vous êtes une Harlove. Cependant le misérable est un vrai sauvage en amour. Cette passion, qui humanise les ames les plus féroces, n’a pas été capable de subjuguer la sienne. Son orgueil, et la réputation qu’il s’est acquise par un petit nombre de bonnes qualités qui se trouvent mêlées parmi ses vices, l’ont accoutumé à se voir trop bien reçu de notre sexe léger, aveugle, inconsidéré, pour s’être jamais fait une étude de l’assiduité et de la complaisance, ou d’assujettir ses passions déréglées. Son animosité, contre tous les hommes et contre une femme de votre famille, n’est pas tout-à-fait sans fondement. Il a toujours fait voir, et même à ses propres parens, que l’intérêt de son orgueil lui est plus cher que celui de sa fortune. Il fait profession de haïr le mariage. Il aime l’intrigue. Il a l’esprit fertile en inventions, et l’impudence d’en faire gloire. Il n’a jamais pu vous arracher une déclaration d’amour ; et jusqu’à la persécution de vos sages parens, il n’avait pu parvenir à vous faire recevoir ses soins à titre d’amant. Il savait que vous condamniez ouvertement ses mœurs ; et par conséquent il ne pouvait blâmer, avec justice, l’indifférence et la froideur qu’il vous reprochait d’avoir pour lui. La crainte des accidens et le désir de les prévenir ont été vos premiers motifs pour la correspondance dans laquelle il a su vous engager. Il n’a donc jamais dû paraître étonné de la préférence que vous donniez au célibat sur l’engagement du mariage. Il savait que vous aviez toujours pensé de même ; il le savait, avant que ses artifices vous eussent engagée à la fuite. Qu’a-t-il donc fait, depuis cet évènement, qui puisse vous avoir obligée tout d’un coup de changer de principes ? Ainsi votre conduite a toujours été régulière, soutenue, respectueuse pour ceux à qui vous devez du respect par le droit du sang ; elle n’a jamais été ni prude, ni coquette, ni tyrannique pour lui. Il était convenu de se soumettre à vos loix, et de faire dépendre votre faveur de sa réformation. à la vérité, moi, que vous faisiez lire dans votre cœur, quoique vous ne m’apprissiez pas vous-même tout ce que j’y découvrais, j’ai vu clairement que l’amour avait commencé de bonne heure à s’y établir ; et vous l’auriez reconnu plutôt, si vos alarmes continuelles et sa conduite impolie ne vous avoient tenu le bandeau sur les yeux. Je savais, par expérience, que l’amour est un feu avec lequel on ne badine pas impunément. Je savais que la familiarité d’une correspondance n’est jamais sans danger entre deux personnes de différent sexe. Un homme qui prend la plume pour écrire, doit être capable d’art, s’il n’est pas corrompu au fond du cœur. Une femme qui écrit ce qu’elle a dans le cœur à un homme versé dans l’art de tromper, ou même à l’homme du meilleur caractère, lui donne sur elle un extrême avantage. Comme la vanité de votre monstre lui a toujours persuadé qu’une femme ne peut lui résister lorsqu’il se présente avec des vues honorables, il n’est pas surprenant qu’il se soit révolté comme un lion pris dans les toiles, contre une passion que vous n’avez payée d’aucun retour. Et comment auriez-vous pu marquer du retour à un esprit si fier, qui vous avait enlevée malgré vous par un lâche artifice, sans approuver ce même artifice que vous condamniez dans le cœur ? Ces réflexions, peut-être, font trouver moins de peine à concevoir, comment il est possible qu’un misérable tel que lui ait repris ses anciennes préventions contre le mariage, et soit revenu à sa passion favorite, qui a toujours été la vengeance. Il me semble que c’est la seule explication qu’on puisse donner aux horribles vues qui l’ont porté à vous conduire dans le lieu où vous êtes. Tout le reste ne se trouve-t-il pas expliqué aussi naturellement par les mêmes suppositions ? Ses délais ; ses manières chagrines ; l’adresse avec laquelle il a trouvé le moyen de s’établir dans la même maison ; celle de vous faire passer pour sa femme devant vos hôtesses, avec quelque restriction à la vérité, mais dans l’espoir, sans doute, l’infame qu’il est ! De vous prendre quelque jour avec avantage : la partie de souper avec ses compagnons de débauche ; l’entreprise de vous faire partager votre lit avec cette Miss Partington ; projet que je crois sorti de sa tête, et qui couvrait quelques détestables vues ; les alarmes qu’il vous a causées plusieurs fois ; son obstination à vous accompagner à l’église, dans la crainte apparemment que vous ne pussiez découvrir avec quelles gens vous viviez ; enfin l’avantage qu’il a tiré du complot de votre frère. Voyez, ma chère, si toutes ces conséquences ne suivent pas, comme d’elles-mêmes, de la découverte de Miss Lardner. Voyez s’il ne demeure pas évident que ce monstre, auquel mon embarras m’a fait quelquefois donner le nom de fou et d’étourdi, étoit, au fond, le plus infame de tous les humains. Mais si je raisonne juste, demanderait ici une personne indifférente, à quoi devez-vous jusqu’aujourd’hui votre conservation ? Excellente fille ! à quoi, moralement parlant, si ce n’est à votre vigilance, à la majesté de votre vertu, à cette dignité naturelle qui, dans une situation si difficile, sans amis, sans secours, passant pour mariée, environnée de créatures qui se font un jeu de trahir et de ruiner l’innocence, vous a rendu capable de contenir, d’épouvanter, de confondre le plus dangereux des libertins, le moins capable de remords, comme vous l’avez observé vous-même, le plus inconstant dans son caractère, le plus rusé dans ses inventions, secondé d’ailleurs, soutenu, excité, comme on n’en saurait douter, par la force du conseil et de l’exemple ? Votre dignité , dois-je répéter, cet héroïsme , je veux lui donner ce nom, qui s’est montré à propos dans tout son lustre, mêlé de cette condescendance obligeante et de cette charmante douceur qui en tempèrent la majesté, lorsque vous avez l’esprit libre et tranquille. Mais actuellement, ma chère, j’appréhende que le danger n’augmente beaucoup, si, continuant de demeurer dans cette redoutable maison, vous n’êtes pas mariée avant la fin de la semaine. Mes alarmes ne seraient pas si vives pour vous dans tout autre lieu. Je suis persuadée, après les plus sérieuses réflexions, que le misérable est enfin convaincu qu’il ne trouvera jamais votre vigilance en défaut ; que, par conséquent, s’il n’obtient pas de nouvel avantage sur vos sentimens, il est résolu de vous rendre la foible justice qui est au pouvoir d’un homme de son caractère. Il y est d’autant plus porté, qu’il voit toute sa famille engagée fort ardemment dans vos intérêts, et que le sien ne lui laisse pas d’autre choix. Et puis, l’horrible monstre vous aime, à sa manière, plus qu’il n’est capable d’aimer toute autre femme ; vous aime, c’est-à-dire, du même amour qu’Hérode avait pour Mariamne. Je n’ai pas le moindre doute sur ce point ; et j’en conclus qu’à présent du moins, il est probablement de bonne foi. Comme j’ai lieu de juger, par les lumières que vous m’avez données sur votre situation, que, de quelque nature que soient ses desseins, ils ne peuvent éclore qu’après le résultat de ce nouveau complot dans lequel Tomlinson et votre oncle se trouvent mêlés, j’ai pris du tems pour diverses recherches. C’est un complot, je n’en puis douter ; dans quelques vues que cet obscur, cet impénétrable esprit, l’ait formé. Cependant j’ai vérifié que le conseiller Williams, qui est connu de M Hickman pour un homme fort distingué dans sa profession, a presque mis la dernière main au contrat ; qu’on en a tiré deux copies ; dont l’une, suivant le témoignage du secrétaire, doit être envoyée au capitaine Tomlinson : et j’apprends, avec la même certitude, qu’on a sollicité plus d’une fois les permissions ecclésiastiques et qu’on y a trouvé des difficultés, dont Lovelace a paru fort chagrin. Le procureur de ma mère, qui est intime ami du sien, a tiré ces éclaircissemens en confidence. Il ajoute que vraisemblablement la haute naissance de Lovelace fera lever les obstacles. Mais je ne veux pas vous déguiser le sujet de mes alarmes : après vous avoir fait observer que votre honneur n’ayant encore souffert aucune atteinte, elles ne me seraient pas entrées dans l’esprit, si je n’avais appris dans quelle maison vous demeurez, et si cette découverte ne m’avait fait raisonner sur les circonstances passées. L’état favorable de vos espérances présentes vous oblige de souffrir sa compagnie, chaque fois qu’il désire la vôtre. Vous vous trouvez dans la nécessité d’oublier, ou de feindre d’oublier les mécontentemens passés, et de recevoir ses soins comme ceux d’un amant reconnu. Vous vous exposeriez au reproche de pruderie et d’affectation, peut-être vous le feriez-vous à vous-même, si vous le teniez à la même distance qui a fait jusqu’à présent votre sûreté : son incommodité subite, et son rétablissement, qui ne l’a pas été moins, lui ont donné l’occasion de reconnaître que vous l’aimez. Hélas ! Ma chère, cette découverte n’est pas nouvelle pour moi. Vous m’apprenez qu’à chaque instant il en prend droit de pousser ses usurpations ; qu’il paraît avoir changé de naturel ; qu’il ne respire qu’amour et complaisance. C’est le loup qui s’est revêtu de la peau du mouton. Cependant il n’a pas laissé de montrer plus d’une fois les dents ; et je vois qu’il lui est impossible de cacher ses griffes. Les libertés qu’il a prises avec vous, à l’occasion de la lettre de Tomlinson, pour lesquelles vous n’avez pu vous dispenser de lui faire grâce, montrent l’avantage qu’il croit avoir obtenu, et le pouvoir qu’il a de pousser plus loin ses entreprises. J’appréhende beaucoup qu’il n’ait introduit Tomlinson dans cette vue ; c’est-à-dire, pour vous inspirer plus de sécurité, et pour faire l’office de médiateur, si ses hardiesses devenaient plus offensantes. Le jour de la célébration n’est plus en votre pouvoir, comme il devait l’être, puisqu’il dépend désormais du consentement de votre oncle, dont il a désiré la présence, à votre propre sollicitation ; désir, au reste, dont le succès me paraît fort douteux, quand toutes les apparences seraient réelles. Dans cette situation, s’il s’échappait à de plus grandes libertés, ne seriez-vous pas obligée de lui pardonner ? Contre une vertu si bien établie, je ne crains rien de sa malignité par les voies communes ; mais, dans la maison où vous êtes, dans les circonstances où je vous vois, que je redoute la surprise ! Cet infame libertin n’a-t-il pas déjà triomphé de plusieurs femmes dignes de son alliance ? Quelle sera donc votre résolution, ma très-chère amie ? Que vous proposerai-je pour ressource, si ce n’est de fuir cette maison, cette infernale maison ? Ah ! Puissiez-vous trouver dans votre cœur la force de le fuir lui-même ! Si vous y étiez disposée, Madame Towsend serait prête à recevoir aussi-tôt vos ordres. Cependant, si vous ne voyez pas de nouveaux obstacles, ou de nouvelles raisons de défiance, je suis toujours persuadée que votre réputation, aux yeux du monde, je ne parle plus de votre bonheur, vous fait une loi d’être sa femme. Il est cruel, à la vérité, que, pour récompense de leurs infamies, ces libertins obtiennent ce qu’il y a de plus estimable dans notre sexe, tandis que la dernière femme du monde ne leur devrait que du mépris. Mais si vous trouvez le moindre fondement à de nouveaux soupçons, s’il cherche à vous retenir dans cette odieuse demeure, ou s’il veut différer votre départ, à présent que vous connaissez le caractère de vos femmes ; fuyez, ne balancez point à fuir, de quelque espérance qu’il puisse vous flatter. Dans une de vos promenades, s’il ne se présente point d’autre voie, refusez absolument de retourner avec lui. Déclarez-lui que vous êtes informée. Ne faites pas difficulté de me nommer. Si vous jugez que les circonstances ne vous permettent pas de rompre avec lui, feignez de croire qu’il peut ignorer ce que c’est que votre maison ; et dites-lui que je le crois moi-même : quoique, de votre part et de la mienne, cette feinte doive lui paraître peu vraisemblable. La chaleur, qui est étouffante depuis quelques jours, vous offre un prétexte naturel pour lui proposer de prendre l’air. Alléguez votre santé : il n’osera résister à cette raison. Je sais, par des voies certaines, que l’insensé projet de votre frère est abandonné. Ainsi, vous n’avez rien à craindre de ce côté-là. Si vous ne vous déterminez point à quitter votre maison, après avoir lu ma lettre, ou, si vous ne cherchez pas aussi-tôt le moyen d’en sortir, je jugerai de l’ascendant qu’il a sur vous, par le peu de pouvoir que vous avez sur lui ou sur vous-même. Un de mes émissaires a fait quelques recherches touchant Madame Fretchville, Lovelace vous a-t-il jamais nommé la rue ou la place qu’elle habite ? Je ne me souviens pas que vous me l’ayez marquée dans vos lettres. N’est-il pas fort étrange qu’on ne puisse découvrir ni cette femme ni sa maison, dans aucune des rues et des places où je me suis imaginé, sur quelqu’une de vos expressions, qu’on devait la chercher ? Il faut qu’il s’explique. Demandez-lui nettement le nom de la rue, s’il ne vous l’a point encore appris ; et ne manquez pas de m’en instruire. S’il balance à vous satisfaire sur ce point, c’est une preuve qui n’en laisse plus d’autres à désirer. N’en avez-vous pas même assez, sans cette confirmation ? Je chargerai Collins de ma lettre. Il change, pour m’obliger, le jour ordinaire de son départ ; et je lui ordonne, à présent que je sais votre demeure, d’essayer s’il pourra vous remettre le paquet en mains propres. S’il n’en trouve pas l’occasion, il le laissera chez Wilson. Comme il n’est arrivé, par cette voie, aucun accident à nos lettres, dans un temps où vous aviez moins à vous louer des apparences, j’espère que celle-ci n’ira pas moins sûrement jusqu’à vous. Dans mon premier trouble, je vous avois écrit une lettre qui ne contenait pas vingt lignes, mais pleine d’effroi, d’alarme et d’exécrations. Ensuite, craignant qu’elle ne fît trop d’impression sur vous, j’ai pris le parti de suspendre un peu mes éclaircissemens, pour me mettre en état de recueillir d’autres circonstances, et d’y joindre mes réflexions. Enfin, je m’imagine qu’en vous aidant de vos propres découvertes, vous êtes maintenant assez armée pour résister à toutes sortes d’entreprises et de complots. Je n’ajoute qu’un mot. Donnez-moi vos ordres, si vous me jugez propre à vous rendre le moindre service. Je mets l’opinion publique, la censure, et je crois même, la vie, au-dessous de votre honneur et de notre amitié. Votre honneur n’est-il pas le mien ? Et votre amitié ne fait-elle pas la gloire de ma vie ? Jeudi, à 5 heures du matin. j’ai eu la plume à la main toute la nuit.

reprends haleine, Belford, pour lire attentivement la lettre suivante. à Miss Howe.

que vous m’avez causé d’étonnement, ma chère amie, de trouble, de confusion, d’épouvante, par vos horribles informations ! Mon cœur est trop foible pour soutenir cette atteinte, dans un temps où tout m’excitait à l’espérance ! Lorsque ma perspective semblait heureusement changée ! Comment est-il possible que les hommes soient capables de tant de bassesse et de méchanceté. Je suis réellement fort mal. La douleur, la surprise, et je puis dire, le désespoir, l’ont emporté sur moi. Tout ce que vous m’aviez donné sous le nom de conjecture prend à mes yeux l’apparence et la force d’une cruelle réalité. Ah ! Si votre mère avait la bonté de m’accorder la vue de ma consolatrice ! De la seule amie qui soit capable de ranimer un peu mon courage languissant ! Mais gardez-vous, très-chère Miss Howe, de venir sans sa permission. Je suis trop mal à présent pour penser à combattre cet homme terrible, ou à fuir de cette affreuse maison ! Vous reconnaîtrez mon abattement au désordre de mes caractères. L’état où je suis fera ma sûreté, s’il était vrai qu’il eût médité quelque infâme dessein. Pardonnez, très-chère amie, ah ! Pardonnez les embarras que je vous ai causés. Tout approche de sa fin… mais pourquoi peine sur peine, douleur sur douleur ? Encore une fois, je vous recommande, chère Miss Howe, de ne pas penser à venir sans la participation et le consentement de votre mère. Eh bien, Belford. Que penses-tu de cette lettre ? Miss Howe se met au-dessus de l’opinion publique et de la censure. Crois-tu qu’une lettre de ce style n’amènera point cette petite furie, dut-elle se mettre dans un des paniers de Collins, et sa femme-de-chambre dans l’autre ? Elle sait à présent où s’adresser. J’ai puni plus d’une de ces petites frippones, pour avoir porté trop loin leur curiosité : et je réduis toute leur punition à leur donner un peu plus de lumière et d’expérience. Que dirais-tu, Belford, si, réussissant à faire arriver ici cette virago , et lui donnant quelques justes raisons d’écrire une lettre lamentable à son amie, j’étais assez heureux pour rappeler par cette voix ma belle fugitive ? Pourrait-elle se dispenser de venir voir une amie qui ne se serait jetée dans la situation dont elle est perfidement échappée, que pour lui rendre les devoirs d’une tendre amitié ? Laisse-moi jouir de cette idée. Ferai-je partir la lettre ? Tu vois qu’ayant fait contrefaire son écriture par l’adroite Sally, j’ai prévenu les objections qui pourraient lui venir à l’esprit contre l’exactitude de l’imitation. Leur dois-je à toutes deux plus de ménagement ? As-tu remarqué comment cette enragée d’Howe menace sa mère ? Ne mérite-t-elle pas d’être punie ? Et quand ma vengeance s’exercerait sur ces deux filles autant qu’elles ont l’imprudence de m’y exciter, serais-je plus diable, plus infame, plus monstre qu’elles n’osent me nommer dans leurs lettres ? Lorsque j’aurai satisfait une fois mon ressentiment, avec quelle humilité charmante ne se retireront-elles pas toutes deux dans le coin d’une province, pour y vivre ensemble, et pour se réduire au célibat, qui paraît avoir tant de charmes pour l’une et l’autre, par des motifs bien plus raisonnables que celui de leur suffisance et de leur orgueil. Il faut que je transcrive sur le champ cette curieuse lettre. Les délibérations viendront à la suite. Cependant que m’a fait le pauvre Hickman, pour mériter ce traitement de moi ? Mais ce serait punir glorieusement la mère, de sa sordide avarice et de ses mauvaises manières pour l’honnête Monsieur Howe, qu’elle a fait mourir de chagrin. Je suis impatient, Belford, d’entreprendre ce projet. Tous les pays du monde ne sont-ils pas égaux pour moi, si je suis obligé de quitter encore une fois le mien ? Mais je ne veux rien donner au hasard. On m’assure que cet Hickman est bon homme. J’aime les bonnes gens ; je ne désespère pas d’être quelque jour du nombre. D’ailleurs, j’ai appris de lui, depuis peu de jours, quelques particularités qui paroissent prouver qu’Hickman a une ame ; quoique j’eusse cru jusqu’à présent que, s’il en avait une, elle était trop enfoncée pour se faire remarquer ; excepté peut-être dans quelques occasions extraordinaires, après lesquelles, il m’avait paru qu’elle rentrait dans sa retraite adipeuse . C’est un homme chargé d’embonpoint. Ne l’as-tu jamais vu ? Au fond, la principale raison qui m’arrête (car le projet me tente beaucoup), c’est la crainte de voir toutes mes espérances renversées, si ma lettre n’arrivait pas assez tôt, ou si Miss Howe prenait du temps pour délibérer, et pour sonder les dispositions de sa mère. Il pourrait arriver qu’elle reçût dans l’intervalle une lettre de son amie. Quelque lieu que cette beauté fugitive ait choisi pour asile, je ne doute pas que son premier soin ne soit de lui écrire. J’en conclus qu’il faut s’armer de patience, et prendre du temps pour me venger de cette furie. Mais, malgré toute ma compassion pour Hickman (dont le caractère excite quelquefois mon envie ; car c’est un de ces mortels qui mettent la stupidité en honneur dans l’esprit des mères, au grand malheur des jolis hommes tels que nous, et souvent au grand mécontentement des jeunes filles), je jure, par tous les dieux du premier et du second ordre, que j’aurai Miss Howe, si je perds l’espérance d’obtenir son amie, qui est incomparablement au-dessus d’elle. Alors, si les flammes de l’amitié sont aussi vives entre ces deux beautés qu’elles le prétendent, quel avantage ma charmante aura-t-elle tiré de son évasion ?