Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 215

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 184-187).

M Lovelace, à M Belford.

mardi, 30 de mai. J’ai reçu de Milord M une lettre aussi favorable que je pourrais la souhaiter, si j’étais déterminé au mariage ; mais, dans les circonstances où nous sommes, je ne puis la faire voir à ma belle. Milord regrette " de ne pas lui servir de père à la cérémonie. De quelques couleurs que j’aie revêtu mes raisons, il paraît craindre que je ne roule dans ma tête quelque mauvais dessein. Non-seulement il désire que mon mariage ne soit pas différé ; mais apprenant, dit-il, que Miss Harlove n’est pas sans défiance, il m’offre l’une ou l’autre de mes deux cousines, ou toutes deux ensemble, pour soutenir son courage. Pritchard a reçu ses derniers ordres sur la rente perpétuelle de mille livres sterling, dont je recevrai l’acte au même instant que ma femme aura reconnu notre mariage. Il consent que la dot soit assignée sur mon propre bien. Il est fâché que Miss Harlove n’ait pas accepté son billet de banque, et il me reproche de ne l’avoir pas gardé moi-même par un sentiment de fierté. " ce que le côté droit néglige, dit-il, peut tourner à l’avantage du côté gauche . Il parle apparamment de mes deux cousines. De tout mon cœur. Si je puis obtenir Miss Clarisse Harlove, que le diable emporte tout le reste ! Le stupide pair s’étend fort au long dans le même goût. Une douzaine de lignes ne lui coûtent rien, pour avoir l’occasion de placer un vieux proverbe. Si tu me demandes comment je me tirerai d’embarras, lorsque ma charmante paraîtra surprise que milord ne réponde point à ma lettre, je t’apprends que je puis être informé, par Pritchard, que la goutte a pris milord à la main droite, et qu’il lui a donné ordre de me voir personnellement pour recevoir les miens sur le transport de la rente. Je puis voir Pritchard dans le premier endroit de la ville qu’il me plaira de nommer, et tenir de sa propre bouche les articles de la lettre de milord, dont il convient que ma belle soit informée. Ensuite il dépendra de moi de rendre, suivant l’occasion, l’usage de sa main droite au vieux pair, qui pourra m’écrire alors une lettre un peu plus sensée que la dernière. Mercredi, 31 de mai. Notre bonheur ne fait qu’augmenter. On m’a fait la plus grande faveur du monde. Au lieu d’une berline pour la promenade, on m’a permis de prendre un carrosse à deux. Notre entretien, dans cette agréable partie, a tourné sur notre manière de vie future. Le jour est promis, quoiqu’avec un peu de confusion. à mes instances répétées, on a répondu qu’il ne serait pas éloigné. Nos équipages, nos domestiques, notre livrée, ont fait partie de ce délicieux sujet. On a souhaité que le misérable qui m’a servi d’espion dans la famille, l’honnête Joseph Léman, ne fût pas reçu dans notre maison ; et que, rétablie ou non, la fidèle Hannah fût appelée. J’ai consenti, sans objection, à ces deux articles. Nous avons raisonné sur les espérances de réconciliation. Si son oncle Harlove ouvrait seulement le chemin, et si l’affaire étoit entamée, elle se croirait heureuse : heureuse, a-t-elle repris avec un soupir, autant du moins qu’elle peut espérer de l’être à présent. Elle y revient toujours, Belford. Je lui ai dit qu’au moment de notre départ j’avais reçu des nouvelles de l’homme d’affaires de mon oncle, et que je l’attendais demain à Londres de la part de son maître. J’ai parlé, avec reconnaissance, de la bonté de milord ; et, avec plaisir, de la vénération dont mes tantes et mes cousines sont remplies pour elle ; sans oublier le chagrin que milord ressent de n’avoir pu répondre de sa propre main à ma dernière lettre. Elle a plaint milord. Elle a plaint aussi la pauvre Madame Fretchville ; car, dans l’abondance de sa bonté, elle n’a pas manqué de me demander de ses nouvelles. La chère personne s’est abandonnée à la pitié pour tout ce qui en mérite. Heureuse à présent dans ses propres vues, elle a le temps de promener ses yeux autour d’elle, et de s’occuper du bonheur de tout le monde. Il y avait beaucoup d’apparence, ai-je répondu, que Madame Fretchville demeurerait fort maltraitée. Son visage, dont elle s’était glorifiée, était menacé de conserver de fâcheuses marques. Cependant, ai-je ajouté, elle aura quelque avantage à tirer de ce triste accident. Comme le plus grand mal absorbe toujours les petits, la perte de sa beauté peut lui causer une douleur qui sera capable de diminuer l’autre, et de la rendre supportable. On m’a fait une douce réprimande du tour badin que je donnais à des malheurs si sérieux ; car quelle comparaison entre la perte de la beauté, et celle d’un bon mari ? Excellente fille ! Elle m’a parlé aussi de l’espérance qu’elle a de se réconcilier avec la mère de Miss Howe, et de la satisfaction qu’elle y trouve d’avance. La bonne Madame Howe ! C’est l’expression dont elle s’est servie pour une femme si avare, et si déshonorée par son avarice, que nulle autre au monde ne la nommerait bonne. Mais cette chère fille donne tant d’étendue à ses affections, qu’elle serait capable d’en avoir pour le plus vil animal qui appartiendrait à ceux qu’elle respecte. qui m’aime, aime mon chien, me souviens-je d’avoir entendu dire à Milord M. Qui sait si quelque jour, par complaisance pour moi, elle ne se laisserait pas conduire à prendre bonne opinion de toi, Belford ? Mais à quoi ma folle imagination s’arrête ! N’est-ce pas pour tenir mon cœur en bride ? Je reconnais que je n’ai pas d’autre vue, par les remords dont je le sens agité, tandis que ma plume rend témoignage à l’excellence de ma chère Clarisse. Cependant je dois ajouter, sans qu’aucune considération d’intérêt propre m’empêche jamais de rendre justice à cette admirable personne, que, par la prudence, et les lumières que je lui ai trouvées dans notre conversation, elle m’a convaincu qu’à son âge, il n’y a pas de femme au monde qui l’égale. Je m’interromps moi-même, pour relire quelques-unes des lettres empestées de Miss Howe. Maudites lettres, Belford, que celles de cette Miss Howe ! Relis, relis toi-même celles des miennes où je t’en ai fait l’extrait. Mais je continue mon récit. à tout prendre, ma charmante n’a respiré que douceur, complaisance, sérénité, dans cette délicieuse promenade. Aussi ne lui ai-je pas donné sujet de marquer d’autres sentimens. Comme c’est la première fois que j’ai eu l’honneur de me promener seul avec elle, j’étais résolu de l’encourager, par mon respect, à m’accorder librement la même faveur. à notre retour, j’ai trouvé le secrétaire du conseiller Williams qui m’attendait avec la minute du contrat : les articles ne sont proprement qu’une copie du contrat de ma mère, avec les changemens nécessaires. L’original m’étant renvoyé en même-tems par le conseiller, je l’ai mis entre les mains de ma belle. Cette pièce n’a servi qu’à faciliter l’ouvrage. C’est un bon modèle, puisqu’il a été dressé par le célèbre Milord S, à la prière des parens de ma mère ; et l’unique différence, entre les deux contrats, consiste dans cent livres sterling de plus, que j’ajoute à la pension annuelle. J’ai offert à ma charmante de lui faire la lecture du vieil acte, tandis qu’elle jetterait les yeux sur le nouveau. Mais elle s’en est excusée, comme elle avait refusé d’être présente lorsque j’avais collationné ces deux actes avec le secrétaire. Je suppose qu’elle ne s’est pas souciée d’entendre parler de tant d’enfans ; le premier, le second, le troisième, le quatrième et le cinquième fils, etc. Et d’autant de filles, qui doivent sortir de ladite Clarisse Harlove. Charmans détails ! Quoiqu’ils soient toujours accompagnés du mot de légitime ; comme s’il pouvait arriver qu’un mari eût de sa femme des enfans qui ne fussent pas légitimes. Mais crois-tu que, par-là, ces archi-fripons de gens de robe n’aient pas en vue d’insinuer qu’un homme peut devenir père avant le mariage ? C’est apparemment leur intention. Pourquoi ces gens-là font-ils naître des idées de cette nature dans l’esprit d’un honnête homme ? Cet exemple, comme une infinité d’autres, nous montre que la jurisprudence et l’évangile sont deux choses différentes. Dans notre absence, Dorcas s’est efforcée de parvenir à la cassette du cabinet. Mais elle ne l’aurait pu sans violence ; et s’exposer, par un motif de curiosité pure, à des dangers de cette conséquence, ce serait manquer de discrétion. Madame Sinclair et les nymphes sont toutes d’avis que je suis à présent si bien dans l’esprit de ma belle, et que j’ai si visiblement part à sa confiance et même à son affection, que je puis entreprendre ce que je veux, au risque d’apporter la violence de ma passion pour excuse. Pourquoi non ? Disent-elles. N’a-t-elle pas passé pour ma femme aux yeux de toute la maison ? Et le chemin de la réconciliation avec ses amis, n’est-il pas ouvert ? Prétexte qui a retardé la consommation. Elles me pressent aussi de tenter mon entreprise pendant le jour, puisqu’il est si difficile de mettre la nuit dans mes intérêts. Elles me représentent que la situation de notre logement ne doit pas me faire appréhender que les cris soient entendus dehors. Je n’ai pas toujours été si timide, m’a dit effrontément Sally, en me jetant son mouchoir au visage.