Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 201

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 143-144).


M Lovelace, à M Belford.

mercredi, 24 de mai. J’avoue qu’il n’est pas au pouvoir d’une femme d’être absolument sincère dans ces occasions. Mais pourquoi ? Courent-elles donc tant de risque à se laisser voir telles qu’elles sont ? J’ai regretté la maladie de Madame Fretchville, ai-je dit à ma chère Clarisse, parce que l’intention que j’ai eue de la fixer dans cette maison avant que l’heureux lien fût formé, l’aurait mise, réellement comme en apparence, dans cette indépendance parfaite qui étoit nécessaire pour montrer à tout le monde que son choix était libre, et que les dames de ma famille auraient ambitionné de lui faire la cour dans son nouvel établissement, tandis que je me serais occupé à préparer les articles et les équipages. Par-tout autre motif, ai-je ajouté, la chose me touchait assez peu, puisqu’après la célébration, il nous était aussi commode de nous rendre au château de Médian, ou près de milord, au château de M ou chez l’une ou l’autre de mes deux tantes ; ce qui nous aurait donné tout le temps nécessaire pour nous fournir de domestiques et d’autres commodités. Tu ne saurais t’imaginer avec quelle charmante douceur elle me prêtait son attention. Je lui ai demandé si elle avait eu la petite vérole ? C’est de quoi sa mère et Madame Norton, m’a-t-elle répondu, n’ont jamais été bien sûres. Mais quoiqu’elle ne la craignît point, elle ne se souciait pas d’entrer sans nécessité dans des lieux où elle étoit. Fort bien, ai-je pensé en moi-même . Sans cela, lui ai-je dit, il n’aurait pas été mal à propos qu’elle eût pris la peine de voir cette maison avant que de partir pour la campagne ; parce que, si elle n’était pas de son goût, rien ne m’obligeait de la prendre. Elle m’a demandé si elle pouvait prendre copie de la lettre de ma cousine. Je lui ai dit qu’elle pouvait garder la lettre même, et l’envoyer à Miss Howe, parce que je supposais que c’était son intention. Elle a baissé la tête vers moi, pour me remercier. Qu’en dis-tu, Belford ? Je ne doute pas que bientôt je n’obtienne une révérence. Qu’avais-je besoin d’effrayer cette douce créature par mes rodomontades ? Cependant, je ne crois pas avoir mal fait de me rendre un peu terrible. Elle me reproche d’être un homme impoli. Chaque trait de civilité, de la part d’un homme de cette espèce, est regardé comme une faveur. En raisonnant sur les articles, je lui ai dit que, de tous les gens d’affaires, j’aurais souhaité que Pritchard , dont Miss Charlotte parle dans sa lettre, eût été le seul que milord n’eût pas consulté. Pritchard, à la vérité, était un fort honnête homme. Il était ataché depuis long-temps à la famille. Il en connaissait les biens et leur situation, mieux que milord ou que moi-même. Mais Pritchard avait le défaut de la vieillesse, qui est la lenteur et la défiance. Il faisait gloire d’être aussi habile qu’un procureur ; et pour soutenir cette misérable réputation, il ne négligerait pas la moindre formalité, quand la couronne impériale dépendrait de sa diligence. Dans cette conversation, je n’ai pas baisé sa main moins de cinq fois, sans qu’elle m’ait repoussé. Bon dieu ! Cher ami, combien de mouvemens se sont élevés dans mon généreux cœur ! Elle était tout-à-fait obligeante en me quittant. Elle m’a demandé, en quelque sorte, la permission de se retirer, pour relire la lettre de Miss Charlotte. Je crois qu’elle a plié les genoux vers moi ; mais je n’ose l’assurer. Que nous serions heureux depuis long-temps l’un et l’autre, si cette chère personne avait toujours eu pour moi la même complaisance ! J’aime le respect ; et soit que je le mérite ou non, je m’en suis toujours fait rendre, jusqu’à ce que j’aye commencé à connaître cette fière beauté. C’est à présent, Belford, que nous sommes en fort bon train, ou le diable s’en mêle. Une ville fortifiée a ses endroits forts et ses endroits foibles. J’ai poussé mes attaques sur les parties imprenables. Je ne doute point que je n’emporte le reste en contrebande, puisqu’elle n’a pas fait difficulté d’employer des contrebandiers contre moi. Ce que nous attendons à présent, c’est la réponse de milord. Mais j’ai presque oublié de t’apprendre que nous n’avons pas été peu alarmés par quelques informations qu’on a prises ici sur ma charmante et sur moi. C’est un homme de fort bonne apparence, qui engagea hier un artisan du voisinage à faire appeler Dorcas. Il lui fit diverses questions sur mon compte ; et, comme nous sommes logés et nourris dans la même maison, il lui demanda particulièrement si nous sommes mariés. Cette aventure a jeté ma charmante dans une vive inquiétude. En réfléchissant sur les circonstances, je lui ai fait observer combien nous avions eu raison de déclarer que nous sommes mariés. Les recherches, lui ai-je dit, viennent probablement de la part de son frère ; et notre mariage étant avoué, peut-être n’entendrons-nous plus parler de ses complots. L’homme, à ce qu’il paraît, était fort curieux de savoir quel jour la cérémonie avait été célébrée. Mais Dorcas a refusé de lui donner d’autres lumières que sur notre mariage ; avec d’autant plus de réserve, qu’il n’a pas voulu s’expliquer sur les motifs de sa curiosité.