Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 188

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 94-96).


M Belford, à M Lovelace.

mercredi, 17 mai. L’amitié ne me permet pas de vous cacher ce qui vous intéresse autant que la lettre que je vous communique. Vous y verrez ce qu’on appréhende de vous, ce qu’on souhaite de vous, et combien tous vos proches ont à cœur que vous teniez une conduite honorable à l’égard de Miss Clarisse Harlove. Ils me font l’honneur de m’attribuer sur vous un peu d’influence. Je souhaiterais de toute mon ame d’en avoir autant qu’ils le croient dans cette occasion. Qu’il me soit permis, Lovelace, de t’exhorter encore une fois, avant qu’il soit trop tard, avant que la mortelle offense soit commise, à faire de sérieuses réflexions sur les grâces et le mérite de ta dame. Puissent tes fréquens remords en produire un solide ! Puissent ton orgueil et la légéreté de ton cœur ne pas ruiner les plus belles espérances ! Par ma foi ! Lovelace, il n’y a que vanité, illusion et sottise dans tous nos systêmes de libertinage. Nous deviendrons plus sages en vieillissant. Nous jetterons les yeux en arrière sur nos folles idées présentes, et nous nous mépriserons nous-mêmes, après avoir perdu notre jeunesse, lorsque nous nous rappellerons les engagemens honorables que nous aurions pu former ; toi, particuliérement, si tu laisses échapper l’occasion de t’assurer une femme incomparable, pure depuis le berceau, noblement uniforme dans ses actions et dans ses sentimens, constante dans son respect mal récompensé pour le plus déraisonnable des pères. Quelle femme, pour l’heureux homme qui lui fera prendre ce titre ? Considère aussi ce qu’elle souffre pour toi. Actuellement, tandis que tu inventes des systêmes pour sa ruine, du moins dans le sens qu’elle attache à ce terme, ne gémit-elle pas sous la malédiction d’un père, qu’elle ne s’est attirée qu’à l’occasion et pour l’amour de toi ? Voudrais-tu donner sa force et son effet à cette malédiction ? Et de quoi se flatte ici ton orgueil ? Toi, qui t’imagines follement que toute la famille des Harloves, et celle même des Howes ne sont que des machines que tu fais servir, sans qu’elles le sachent, à tes projets de libertinage et de vengeance, qu’es-tu toi-même, que l’instrument d’un frère implacable et d’une sœur jalouse, pour causer toutes sortes de chagrins et de disgrâces à la plus excellente femme du monde ? Peux-tu souffrir, Lovelace, qu’on te regarde comme la machine de ton ancien ennemi James Harlove ? N’es-tu pas même la dupe d’une ame encore plus vile, ce Joseph Léman, qui se sert bien plus, par tes libéralités, qu’il ne te sert toi-même par le double rôle que tu lui fais jouer ? Ajoute que tu es aussi l’agent du diable, qui peut seul te récompenser comme tu le mérites, et qui n’y manquera pas, je t’assure, si tu persistes dans ton noir dessein, et si tu l’exécutes. Quel autre que toi pourrait faire, avec autant d’indifférence que j’en remarque dans tes termes, les questions que tu me fais dans ta dernière lettre ? Relis-les ici, cœur de diamant ! " où fuirait-elle pour m’éviter ? Ses parens ne la recevront point. Ses oncles ne fourniront point à sa subsistance. Sa chère Norton dépend d’eux, et n’est point en état de lui faire des offres. Miss Howe n’oserait la recevoir. Elle n’a point à Londres d’autre ami que moi, et la ville est un pays étranger pour elle. " quel doit être le cœur qui est capable de triompher d’une si profonde affliction, où elle ne se trouve plongée que par tes inventions et tes artifices ? Et quelle douce, mais triste réflexion que la sienne, qui a presque amolli ta dureté, à l’occasion du nom de père, sous lequel tu lui proposais milord M pour le jour de la célébration ? La tendresse de son âge lui faisait souhaiter un père, lui faisait espérer un ami. Ah ! Cher Lovelace, te résoudras-tu à devenir un démon pour elle, au lieu du père que tu lui as ravi ? Tu sais que je n’ai aucun intérêt, que je ne puis avoir aucune vue en souhaitant que tu rendes justice à cette admirable fille. Pour l’amour de toi-même, je t’en conjure encore une fois pour l’honneur de ta famille, pour celui de notre humanité commune, sois juste à l’égard de Clarisse Harlove. N’importe si ces instances conviennent à mon caractère. J’ai été et je suis encore assez méchant. Si tu reçois mon conseil, qui est, comme tu le verras dans la lettre de ton oncle, celui de toute ta famille, peut-être auras-tu raison de me dire que tu n’es pas plus méchant que moi. Mais si ton cœur s’endurcit contre mes reproches, et si tu ne respectes pas tant de vertus, toute la méchanceté d’une légion de diables, lâchés dans une troupe d’ames innocentes, avec plein pouvoir de leur nuire, ne commettrait pas autant de mal, ni un mal aussi bas que celui dont tu veux te rendre coupable. On dit ordinairement que la vie d’un monarque, assis sur son trône, n’est pas en sûreté, s’il se trouve quelque désespéré qui méprise la sienne. On peut dire de même que la vertu la plus pure n’est point à couvert, s’il se trouve un homme qui compte pour rien son propre honneur, et qui se fasse un jeu des protestations et des vœux les plus solemnels. Tu peux, par tes ruses, tes chicanes, tes fausses couleurs, toi qui est pire en amour qu’un démon en méchanceté, vaincre une pauvre fille que tu as trouvé le moyen d’embarrasser dans tes filets, et que tu as privée de toute sorte de protection. Mais considère s’il ne serait pas plus juste et plus généreux à son égard, plus noble à l’égard de toi-même, d’étouffer tes misérables désirs. Il importe peu, je le répète, si mes actions passées ou futures répondent à mon sermon , comme tu nommeras peut-être ce que je t’écris. Mais voici ce que je te promets solemnellement : lorsque je trouverai dans une femme la moitié des perfections de Miss Harlove, je prendrai l’avis pour moi, et je me marierai, si l’on consent à m’accepter. Il ne m’arrivera pas de vouloir éprouver son honneur aux dépens du mien. En d’autres termes, je ne dégraderai point une excellente fille à ses propres yeux par des épreuves, lorsque je n’aurai aucune raison de la soupçonner ; et j’ajoute (par rapport à la merveilleuse utilité qu’on peut tirer, à ton avis, de l’épreuve d’une fille sage et innocente, plutôt que de celle des filles ordinaires) que je n’ai point à me reprocher une fois dans ma vie d’avoir ruiné les mœurs d’aucune personne de ce sexe qui fût faite pour vivre sage sans mes sollicitations. C’est être assez coupable que de contribuer à la continuation du désordre dans celles qui s’y sont déjà livrées, et d’empêcher qu’elles ne se relèvent lorsqu’une fois elles sont tombées. Enfin, quelque parti que l’esprit infernal dont tu suis l’étendard puisse te faire prendre à l’égard de cette incomparable personne, j’espère que tu en useras avec honneur par rapport à la lettre que je te communique. Ton oncle désire, comme tu verras, que je te laisse ignorer qu’il m’a écrit sur cette matière, par des raisons qui ne sont pas trop glorieuses pour toi. Je me flatte aussi que tu prendras les marques de mon zèle dans leur véritable sens. Tout à toi.