Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 185

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 88-91).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mercredi matin, 17 de mai. Monsieur Lovelace aurait souhaité d’engager la conversation hier au soir ; mais je n’étais pas préparée à raisonner sur ses propositions. Mon dessein est de les examiner paisiblement. Sa conclusion m’a extrêmement déplu. D’ailleurs, il est impossible, avec lui, de se retirer de bonne heure. Je le priai de remettre notre entretien au lendemain. Nous nous sommes vus dans la salle à manger dès sept heures du matin. Il s’attendait me trouver des regards favorables ; que sais-je ? Peut-être un air de reconnaissance ; et j’ai remarqué au sien qu’il était fort surpris de ne me pas voir répondre à son attente. Il s’est hâté de parler : mon très-cher amour, êtes-vous en bonne santé ? Pourquoi cet air de réserve ? Votre indifférence ne finira-t-elle jamais pour moi ? Si j’ai proposé quelque chose qui ne réponde pas à vos intentions… je lui ai dit qu’il m’avait laissé fort prudemment la liberté de communiquer ses propositions à Miss Howe, et de consulter quelques amis par son moyen ; que j’aurais bientôt l’occasion de lui envoyer le mémoire, et qu’il fallait remettre à nous entretenir de cette matière lorsque j’aurais reçu sa réponse. Bon dieu ! Je ne laissais pas échapper la moindre occasion, le plus léger prétexte pour les délais. Mais il écrivait à son oncle pour lui rendre compte des termes où il en était avec moi : et comment pouvait-il finir sa lettre avec un peu de satisfaction pour milord et pour lui-même, si je n’avais pas la bonté de lui apprendre ce que je pensais de ses propositions ? Je pouvais l’assurer d’avance, ai-je répondu, que le principal point pour moi était de me réconcilier et de bien vivre avec mon père ; qu’à l’égard du reste, sa générosité le porterait sans doute à faire plus que je ne désirais ; que par conséquent, s’il n’avait pas d’autre motif pour écrire, que de savoir ce que milord M voulait faire en ma faveur, c’était une peine qu’il pouvait s’épargner, parce que mes désirs, par rapport à moi-même, seraient plus aisés à satisfaire qu’il ne paroissait se l’imaginer. Il m’a demandé si je permettrais du moins qu’il parlât de l’heureux jour, et qu’il priât son oncle de me servir de père dans cette occasion ? Je lui ai dit que le nom de père avait un son bien doux et bien respectable pour moi ; que je serais charmée d’avoir un père qui me fît la grâce de me reconnaître. N’était-ce pas m’expliquer assez, qu’en pensez-vous, ma chère ? Cependant il est vrai que je ne m’en suis aperçue qu’après y avoir fait réflexion, et que mon dessein alors n’était pas de parler si librement ; car, dans le tems même, j’ai pensé à mon propre père avec un profond soupir, et le plus amer regret de me voir rejetée de lui et de ma mère. M Lovelace m’a paru touché et de ma réflexion, et du ton dont je l’avais prononcée. Je suis bien jeune, M Lovelace, ai-je continué, en détournant le visage pour essuyer mes larmes ; et je ne laisse pas d’avoir éprouvé déjà beaucoup de chagrins. Je n’en accuse que votre amour. Mais vous ne devez pas être surpris que le nom de père fasse tant d’impression sur le cœur d’une fille toujours soumise et respectueuse avant que de vous avoir connu, et dont la tendre jeunesse demanderait encore l’œil d’un père. Il s’est tourné vers la fenêtre. Réjouissez-vous avec moi, ma chère Miss Howe, (puisqu’il faut que je sois à lui) de ce qu’il n’a pas le cœur tout-à-fait impénétrable à la pitié. Son émotion était visible. Cependant il s’est efforcé de la surmonter. Il s’est rapproché de moi. Le même sentiment l’a forcé encore une fois de se tourner. Il lui est échappé quelques mots parmi lesquels j’ai entendu celui d’ angélique . Enfin, retrouvant un cœur plus conforme à ses désirs, il est revenu à moi. Après y avoir pensé, m’a-t-il dit, milord M étant sujet à la goutte, il craignait que le compliment dont il venait de parler ne devînt l’occasion d’un plus long délai, et c’était se préparer à lui-même de nouveaux sujets de chagrin. Je n’ai pu répondre un seul mot là-dessus ; vous le jugez bien, ma chère. Mais vous devinez aussi ce que j’ai pensé de ce langage. Tant de profondeur, avec un amour si passionné ! Tant de ménagement tout-d’un-coup pour un oncle auquel il a si peu rendu jusqu’à présent ce qu’il devait ! Pourquoi, pourquoi mon sort, ai-je pensé en moi-même, me rend-il l’esclave d’un tel homme ? Il a hésité, comme s’il n’eût point été d’accord avec lui-même ; il a fait un tour ou deux dans la salle. Son embarras, a-t-il dit en marchant, était extrême à se déterminer, parce qu’il ignorait quand il serait le plus heureux des hommes. Que ne pouvait-il connaître ce précieux moment ? Il s’est arrêté pour me regarder (croyez-vous, ma très-chère Miss Howe, que je n’ai pas besoin d’un père ou d’une mère ?) mais, a-t-il continué, s’il ne pouvait m’engager aussi-tôt qu’il le souhaitait, à fixer un jour, il croyait, dans ce cas, qu’il pouvait faire le compliment à milord, comme ne le pas faire ; puisque, dans l’intervalle, on pourrait dresser les articles, et que ce soin adoucirait son impatience, sans compter qu’il n’y aurait pas de temps perdu. Vous jugerez encore mieux combien j’ai été frappée de ce discours, si je vous répète mot pour mot ce qui l’a suivi. " sur sa foi ! J’étais si réservée, mes regards avoient quelque chose de si mystérieux, qu’il ne savait pas si, dans le moment qu’il se flattait de me plaire, il n’en était pas plus éloigné que jamais. Daignerais-je lui dire si j’approuvais ou non le compliment qu’il voulait faire à milord M ? ". Il m’est revenu heureusement à l’esprit, ma chère, que vous ne voulez pas que je le quitte. Je lui ai répondu : " assurément, M Lovelace, si cette affaire doit jamais se conclure, il doit être fort agréable pour moi d’avoir une pleine approbation d’un côté, si je ne puis l’obtenir de l’autre. " il m’a interrompue avec une chaleur extrême. " si cette affaire doit se conclure ! Juste ciel ! Quels termes pour les circonstances ! Et parler d’ approbation ! Tandis que l’honneur de mon alliance faisait toute l’ambition de sa famille. Plût au ciel, mon très-cher amour, a-t-il ajouté, dans le même transport, que sans faire de compliment à personne, demain pût être le plus heureux jour de ma vie ! Qu’en dites-vous, chère Clarisse ? (avec un air tremblant d’impatience, qui ne paroissait point affecté) que dites-vous de demain ? " il ne pouvait pas douter, ma chère, que je n’eusse beaucoup à dire contre un temps si court, et que je n’eusse nommé un jour plus éloigné, quand le délai qu’il avait déjà proposé m’y aurait laissé plus de disposition. Cependant, me voyant garder le silence, il a repris : " oui, demain, chère miss, ou après demain, ou le jour suivant ! Et me prenant les deux mains, il m’a regardée fixement pour attendre ma réponse. " cette ardeur, fausse ou sincère, m’a rendue confuse. Non, non, lui ai-je dit. Il n’y a aucune raison de se presser si fort. Il sera mieux, sans doute, que milord puisse être présent. Je ne connais pas d’autres loix que vos volontés, m’a-t-il répondu aussi-tôt, d’un air de résignation, comme s’il n’eût fait que se rendre effectivement à mes désirs, et qu’il lui en eût coûté beaucoup pour me faire le sacrifice de son empressement. La modestie m’obligeait d’en paroître contente. C’est du moins ce que j’ai jugé. Que n’ai-je pu… mais que servent les souhaits ? Il a voulu se récompenser , terme qu’il avait employé dans une autre occasion, de la violence qu’il se faisait pour m’obéir, en me donnant un baiser. Je l’ai repoussé avec un juste et très-sincère dédain. Mon refus a paru le surprendre et le chagriner. Son mémoire apparemment l’avait mis en droit de tout attendre de ma reconnaissance. Il m’a dit nettement que, dans les termes où nous en étions, il se croyait autorisé à des libertés de cette innocence, et qu’il était sensiblement affligé de se voir rejeté d’un air si méprisant. Je n’ai pu lui répondre, et je me suis retirée assez brusquement. En passant devant un trumeau, j’ai remarqué dans la glace qu’il portait le poing à son front ; et j’ai entendu quelques plaintes, où j’ai démêlé les mots d’ indifférence et de froideur qui approchaient de la haine . Je n’ai pas compris le reste. S’il a dessein d’écrire à milord ou à Miss Montaigu, c’est ce que je ne puis assurer. Mais comme je dois renoncer maintenant à toute délicatesse, peut-être suis-je blâmable d’en attendre d’un homme qui la connaît si peu. S’il est vrai qu’il ne la connaisse pas, et que, s’en croyant beaucoup néanmoins, il soit résolu d’être toujours le même, je suis plus à plaindre qu’à blâmer. Après tout, puisque mon sort m’oblige de le prendre tel qu’il est, il faut m’y résoudre. J’aurai un homme vain, et si accoutumé à se voir admirer, que, ne sentant pas ses défauts intérieurs, il n’a jamais pensé à polir que ses dehors. Comme ses propositions surpassent mon attente, et que dans ses idées, il a beaucoup à souffrir de moi, je suis résolue, s’il ne me fait pas de nouvelle offense, de répondre à son mémoire, et j’aurai soin que mes termes soient à couvert de toute objection de sa part, comme les siens le sont de la mienne. Au fond, ma chère, ne voyez-vous pas de plus en plus combien nos esprits se conviennent peu ? Quoi qu’il en soit, je veux bien composer pour ma faute, en renonçant, si ma punition peut se borner là, à tout ce qu’on appelle bonheur dans cette vie, avec un mari tel que j’appréhende qu’il ne soit : en un mot, je consens à mener, jusqu’à la fin de mes jours, une vie souffrante dans l’état du mariage. Le supplice ne saurait être bien long. Pour lui, cet événement et les remords qu’il sentira d’en avoir mal usé avec sa première femme, pourront le rendre plus traitable pour une seconde, quoiqu’il puisse arriver qu’elle n’en soit pas plus digne ; pendant que tous ceux qui apprendront mon histoire en tireront ces instructions ; que les yeux sont des traîtres auxquels on ne doit jamais se fier ; que la figure est trompeuse ; en d’autres termes, que la beauté du corps et celle de l’ame se trouvent rarement unies ; enfin que les bons principes et la droiture du cœur sont les seules bases sur lesquelles on puisse fonder l’espérance d’une vie heureuse, soit pour ce monde ou pour l’autre. C’en est assez sur les propositions de M Lovelace. J’en attends votre opinion. Cl Harlove.