Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 181

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 74-78).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlowe.

dimanche, 14 mai. J’ignore, ma chère, comment vous êtes actuellement avec M Lovelace ; mais j’appréhende beaucoup que vous ne soyez obligée de le prendre pour seigneur et pour maître. Je l’ai fort maltraité dans ma dernière lettre. Je venais d’apprendre quelques-unes de ses bassesses lorsque j’ai pris la plume ; et mon indignation était fort animée. Mais, après un peu de réflexion, et sur d’autres recherches, je trouve que les faits dont on le charge sont assez anciens, et qu’ils ne sont pas postérieurs du moins au temps depuis lequel il a cherché à vous plaire. C’est dire quelque chose en sa faveur. La conduite généreuse qu’il a tenue à l’égard de la petite fille de l’hôtellerie, est un exemple plus récent à l’avantage de son caractère ; sans parler du témoignage que tout le monde rend à sa bonté pour ses gens et pour ses fermiers. J’approuve beaucoup aussi la proposition qu’il vous fait d’entrer dans la maison de Madame Fretchville, pendant qu’il continuera de demeurer chez l’autre veuve, et jusqu’à ce que vous soyez convenus tous deux de n’occuper qu’une seule maison. C’est une affaire que je souhaiterais de voi déjà conclue. Ne manquez point d’accepter cette offre ; du moins si vous ne vous rencontrez pas bientôt à l’autel, et si vous n’avez pas la compagnie d’une de ses cousines. Une fois mariée, je ne puis m’imaginer que vous ayez de grands malheurs à craindre, quoique moins heureuse peut-être avec lui que vous ne méritez de l’être. Les grands biens qu’il a dans sa province, ceux qui doivent lui revenir, l’attention qu’il donne à ses affaires, votre mérite et son orgueil même, me paroissent des sûretés raisonnables pour vous. Quoique chaque trait particulier que j’apprends de sa méchanceté me blesse et m’irrite, cependant, après tout, lorsque je me donne le tems de réfléchir, ce qu’on m’a dit à son désavantage était compris dans le portrait général que l’intendant de son oncle faisait de lui, et qui vous a été confirmé par Madame Greme. Je ne vois rien, par conséquent, qui doive vous causer d’autre inquiétude sur l’avenir, que pour son propre bien, et pour l’exemple qu’il sera capable de donner à sa propre famille. Il est vrai que c’en est un assez grand sujet ; mais si vous le quittiez à présent, soit malgré lui, soit avec son consentement, sa fortune et ses alliances étant si considérables, sa personne et ses manières si engageantes, et tout le monde vous trouvant aussi excusable par ces raisons que par la folie de vos parens, cette démarche n’aurait pas bonne apparence pour votre réputation. Il me semble donc, après y avoir pensé long-temps, que je ne puis vous donner ce conseil, pendant que vous n’avez aucune raison de vous défier de son honneur. Puisse la vengeance éternelle s’attacher sur ce monstre, s’il donne jamais lieu à des craintes de cette nature ! J’avoue qu’il y a quelque chose d’insupportable dans la conduite qu’il tient avec vous. Sa résignation à vos délais, et sa patience pour l’éloignement où vous le tenez, à l’occasion d’une faute qui doit lui paraître bien plus légère que la punition, me paroissent tout-à-fait inexplicables. Il doute de votre tendresse pour lui ; voilà ce que je trouve de plus probable : mais vous devez être surprise de lui voir si peu d’ardeur, lorsqu’il est maître en quelque sorte de son propre bonheur. Ce que vous venez de lire vous a fait juger sans doute du succès de la conférence entre M Hickman et votre oncle. Je suis irritée, sans exception, contre tous ces gens-là. Sans exception, je dois le dire ; car j’ai fait sonder votre mère par votre bonne Norton, dans la même vue qui a fait agir M Hickman. Jamais on n’a vu dans le monde des brutes si déterminées. Pourquoi m’arrêter au détail ? J’ignore seulement jusqu’à quel point on peut excepter votre mère. Votre oncle soutient que vous êtes perdue. " il se persuade tout, dit-il, au désavantage d’une fille qui a pu s’enfuir avec un homme ; sur-tout avec un homme tel que Lovelace. Ils s’attendaient à vous entendre parler de réconciliation, lorsqu’il vous serait arrivé quelque pesante disgrâce ; mais ils étoient tous résolus de ne pas se remuer d’un pas en votre faveur, quand il s’agirait de vous sauver la vie ". Ma très-chère amie, déterminez-vous à faire valoir vos droits, redemandez ce qui est à vous, et prenez le parti d’aller vivre, comme vous le devez, dans votre propre maison. Alors, si vous ne vous mariez pas, vous aurez le plaisir de voir ces misérables ramper devant vous, dans l’espérance d’une reversion. On vous accuse, comme votre tante l’a déjà fait dans sa lettre, de préméditation et de ruse dans votre fuite. Au lieu d’être touchée de quelque compassion pour vous, ils en ont demandé au médiateur pour eux-mêmes, qui vous aimaient autrefois jusqu’à l’idolâtrie, dit votre oncle ; qui ne connaissaient de joie qu’en votre présence ; qui dévoraient tous les mots à mesure qu’ils sortaient de votre bouche ; qui marchaient sur vos pas lorsque vous marchiez devant eux ; et je ne sais combien d’affectations de cette nature. En un mot, il est évident pour moi, comme il doit l’être pour vous, après avoir lu cette lettre, qu’il ne vous reste qu’un seul choix, et que vous ne sauriez vous hâter trop de le faire. Supposerons-nous que ce choix n’est pas en votre pouvoir ? Je n’ai pas la patience de faire cette supposition. à la vérité, je ne suis pas sans quelque embarras sur la manière dont vous vous y prendrez pour revenir à lui, après l’avoir tenu si rigoureusement éloigné, et sur la vengeance même à laquelle son orgueil peut le porter. Mais je vous assure que la résolution où je suis de partager votre sort peut bien dispenser une ame si noble de se rabaisser trop, à plus forte raison, s’il peut empêcher votre ruine, je n’hésiterai pas un moment à partir. Qu’est-ce pour moi que le monde entier, lorsque je le mets en balance avec une amitié telle que la nôtre ? Pensez-vous que cette vie ait quelque plaisir qui pût en être un pour moi, s’il me fallait voir une amie telle que vous dans un abîme dont j’aurais pu la tirer par le sacrifice de tout ce qui porte ce nom ? Et lorsque je vous tiens ce langage, et que je suis prête à le vérifier, n’est-il pas vrai que ce que je vous offre n’est que le fruit d’une amitié dont j’ai l’obligation à votre mérite ? Pardonnez la chaleur de mes expressions. Celle de mes sentimens est fort au-dessus. Je suis enragée contre votre famille ; car, tout odieux qu’est ce que vous venez de lire, je ne vous ai pas tout dit ; et peut-être ne vous le dirai-je jamais. Je suis irritée contre ma propre mère, qui a la petitesse d’esprit de s’attacher, sans distinction, à de vieilles maximes. Je suis furieuse contre votre insensé Lovelace et contre sa misérable vanité. Cependant tenons-nous, puisque c’est votre sort, à vous attacher au sien, et à tirer de lui le meilleur parti qu’il est possible. Il ne s’est rendu coupable d’aucune indécence dont vous soyez directement blessée. Il n’oserait : sa méchanceté n’est pas assez infernale. S’il avait cette horrible intention, elle ne se serait pas dérobée jusqu’à présent, dans la dépendance où vous êtes de lui, à des yeux aussi pénétrans que les vôtres, à un cœur aussi pur ! Sauvons donc ce misérable, si nous le pouvons ; quoiqu’au risque de nous salir les doigts en aidant à le tirer de sa fange. Mais il me semble que, pour une personne de votre fortune et de votre indépendance, il y a d’autres soins encore dont vous devez être occupée, si vous en venez aux termes que je crois désormais indispensables. Vous ne m’apprenez point qu’il vous ait encore parlé de contrat ni de permission ecclésiastique. C’est une réflexion fâcheuse ; mais comme votre mauvaise destinée vous prive de toute autre protection, vous devez vous tenir lieu à vous-même de père, de mère, d’oncles, et traiter vous-même ces deux points. Il le faut absolument ; votre situation vous y force. à quoi reviendrait à présent la délicatesse ? Aimeriez-vous mieux néanmoins que je fisse la démarche de lui écrire ? Mais ce serait comme si vous lui écriviez vous-même, et vous pourriez lui écrire en effet, si vous trouvez trop de peine à parler. Cependant le mieux assurément serait de vous expliquer de bouche. Les paroles ne laissent aucune trace. Elles passent comme l’haleine, et se mêlent avec l’air. On peut en resserrer le sens, ou l’étendre ; au lieu que l’expression de la plume est un témoignage authentique. Je connais la douceur de votre esprit. Je ne connais pas moins la louable fierté de votre cœur, et la juste idée que vous avez de la dignité de notre sexe dans des occasions si délicates. Mais, encore une fois, c’est à quoi vous ne devez pas vous arrêter à présent. Votre honneur est intéressé à ne pas insister sur ce point. " Monsieur Lovelace, dirais-je, (sans trouver le personnage moins ridicule pour son stupide orgueil, qui lui fait souhaiter une sorte de triomphe sur la dignité de sa femme) je me vois privée à votre occasion de tout ce que j’avais d’amis au monde. Comment dois-je me regarder par rapport à vous ? J’ai tout considéré. Vous avez fait croire à plusieurs personnes, contre mon inclination, que je suis mariée. D’autres savent que je ne le suis pas ; et je ne souhaite point que personne croie que je le suis. Pensez-vous qu’il soit avantageux pour ma réputation de vivre avec vous sous le même toît ? Vous me parlez de la maison de Madame Fretchville : si cette femme est incertaine dans ses projets, que m’importe sa maison ? Vous m’avez parlé de me procurer la compagnie de votre cousine Montaigu ; si le complot de mon frère est votre prétexte pour ne pas aller lui faire cette proposition vous-même, vous pouvez lui écrire. J’insiste sur ces deux points. Que vos parens s’y prêtent ou non, c’est ce qui doit m’être indifférent, si la chose l’est pour eux ". Une déclaration de cette nature avancera beaucoup vos affaires. Il y a mille moyens, ma chère, que vous trouveriez pour une autre dans les mêmes circonstances. De l’insolence dont il est naturellement, il ne voudra pas qu’on puisse penser qu’il ait besoin de consulter personne, il sera forcé par conséquent de s’expliquer ; et s’il s’explique, au nom de dieu, plus de délais de votre part. Fixez-lui le jour ; et que ce jour ne soit pas éloigné. Ce serait déroger et à votre mérite, et à votre honneur, permettez-moi de le dire, quand même ses explications ne seraient pas aussi nettes qu’elles doivent l’être, de paraître douter de ses intentions, et d’attendre des confirmations qui me le feraient mépriser éternellement, s’il les rendait nécessaires. Souvenez-vous, ma chère, qu’un excès de modestie vous a déjà fait manquer deux fois, ou plus souvent, des occasions que vous n’auriez pas dû laisser échapper. à l’égard des articles, s’ils ne viennent pas naturellement, je les abandonnerais à sa propre volonté et à celle de sa famille. Alors vous êtes à la fin de vos embarras. Voilà mon avis. Faites-y les changemens qui conviendront aux circonstances, et suivez le vôtre. Mais en vérité, ma chère, je ferais ce que je vous conseille, ou quelque chose d’approchant ; et je ne balance point à le signer de mon nom. Anne Howe. Il faut que je vous communique mes propres chagrins, quoique vous soyez si tourmentée des vôtres. J’ai une nouvelle curieuse à vous apprendre. Votre oncle Antonin pense à se marier. Devinez avec qui ? Avec ma mère. Rien n’est plus vrai. Votre famille le sait déjà. On en rejette la faute sur vous, avec un redoublement de malignité ; et le vieux masque n’apporte pas d’autre excuse. Ne faites pas connaître que vous en soyez informée ; et de peur d’accident, ne m’en parlez pas même dans vos lettres. Je ne crois pas que cette folle idée puisse réussir. Mais c’est un bon prétexte pour quereller ma mère ; et si je n’en avais pas manqué jusqu’à présent, ne doutez pas que je ne fusse depuis long-temps à Londres. Aux premières marques d’encouragement que je croirai découvrir de sa part, je donne son congé à Hickman ; cela est certain. Si ma mère me chagrine sur un point de cette importance, je ne vois pour moi aucune raison de l’obliger sur l’autre. Il est impossible que ses vues ne soient qu’une ruse pour me faire hâter mon mariage. Je répète que ce beau projet ne peut réussir. Mais ces veuves sont étranges. Sans compter que, vieilles ou jeunes, nous sommes toutes si aises qu’on nous fasse la cour et qu’on nous admire ! à cet âge-là sur-tout, il est si doux pour une mère de se voir comme ramenée à la classe de sa fille ! J’ai souffert beaucoup de l’air de satisfaction qui était répandu sur son visage lorsqu’elle m’a communiqué les propositions. Cependant elle affectait de m’en parler comme d’une chose qui la touchait peu. Ces garçons surannés, qui se trouvent vieux sans s’en appercevoir, n’ont pas plutôt pris leur parti, qu’il ne leur reste rien de plus pressant que de faire connaître leurs intentions. Au fond, les richesses de votre oncle sont une puissante amorce. Ajoutez, une fille impertinente dont on n’est pas fâché de se défaire ; et la mémoire du père de cette fille, qui ne paraît pas fort précieuse. Mais que l’un avance, s’il a cette hardiesse. Que l’autre ait celle de l’encourager. Nous verrons, nous verrons. J’espère néanmoins que j’en serai quitte pour la peur. Pardon, ma chère, je suis piquée. Peut-être me trouverez-vous coupable. Aussi me garderai-je bien de mettre mon nom à ce billet. D’autres mains peuvent ressembler à la mienne. Vous ne m’avez pas vu l’écrire.