Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 163

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 39).


M Lovelace à M Belford.

mardi, 2 mai. Au moment que je cachetais ma lettre, il en est arrivé une à ma charmante, sous mon couvert, et par la voie de Milord M. De qui t’imagines-tu qu’elle soit ? De Miss Howe : et que contient-elle ? C’est ce que je ne puis savoir, avant qu’il plaise à cette chère personne de me le communiquer. Mais, par l’effet qu’elle a produit sur elle, je juge que c’est une lettre fort cruelle. Deux ruisseaux de larmes coulaient de ses yeux en la lisant, et sa couleur a changé plusieurs fois. Je crois que ses persécutions n’auront pas de fin. Quelle est la cruauté de son sort ! S’est écrié la belle affligée. C’est à présent qu’il faut renoncer à l’unique consolation de sa vie ! Elle entend sans doute la correspondance de Miss Howe. Mais, pourquoi cette grande douleur ? C’est une défense qui avait été déjà signifiée à son amie, et qui ne les arrêtait pas toutes deux, quoiqu’impeccables, s’il vous plaît. Pouvaient-elles s’attendre qu’une mère ne soutiendrait pas son autorité ; et lorsque ses ordres ont si peu de pouvoir sur une fille perverse, n’était-il pas raisonnable de supposer qu’elle essayerait s’ils auront plus d’effet sur l’amie de sa fille ? Je suis persuadé qu’à présent ils seront exécutés à la rigueur ; car je ne doute pas que ma charmante ne s’en fasse un point de conscience. Je hais la cruauté, sur-tout dans les femmes ; et je serais plus touché de celle de Madame Howe, si je n’en avais pas eu, dans ma charmante, un exemple bien plus fort à l’égard de Miss Partington. Puisqu’elle était si effrayée pour elle-même, comment pouvait-elle savoir si Dorcas n’introduirait personne auprès de cette jeune innocente, qu’elle devait supposer bien moins sur ses gardes ? Mais, après tout, je ne suis pas trop fâché de cette défense, de quelque source qu’elle vienne ; parce qu’il me paraît certain que j’ai l’obligation à Miss Howe de la vigilance excessive de ma belle, et de la mauvaise opinion qu’elle a de moi. Elle n’aura personne, à présent, dont elle puisse comparer les remarques avec les siennes ; qui se plaise à l’alarmer ; et je serai dispensé d’approfondir, par de mauvaises voies, une correspondance qui m’a toujours causé de l’inquiétude. N’admires-tu pas comment tout conspire en ma faveur ? Pourquoi cette charmante Clarisse me met-elle dans la nécessité d’avoir recours à des inventions qui augmentent mon embarras, et qui peuvent me rendre plus coupable dans l’idée de certaines gens ? Ou plutôt, pourquoi, voudrais-je lui demander, entreprend-elle de résister à son étoile ?