Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 159

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 32-34).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

mercredi, 3 mai. Il me paraît bien étonnant que ma mère ait été capable d’une si étrange démarche, uniquement pour exercer mal-à-propos son autorité, et pour obliger des cœurs durs et sans remords. Si je crois pouvoir vous être utile par mes conseils ou par mes informations, vous imaginez-vous que je balance jamais à vous les donner ? M Hickman, qui croit entendre un peu les cas de cette nature, est d’avis que je ne dois pas abandonner une correspondance telle que la nôtre. Il est fort heureux de penser si bien ; car, ma mère ayant excité ma bile, j’ai besoin de quelqu’un que je puisse quereller. Voici ma résolution, puisqu’il faut vous satisfaire. Je me priverai de vous écrire pendant quelques jours, s’il n’arrive rien d’extraordinaire, et jusqu’à ce que l’orage soit un peu appaisé. Mais soyez sûre, que je ne vous dispenserai pas de m’écrire. Mon cœur, ma conscience, mon honneur s’y opposent. Mais comment ferai-je ici ? Comment ? Rien ne m’embarrasse moins ; car je vous assure que je n’ai pas besoin d’être poussée beaucoup pour prendre secrètement la route de Londres ; et si je m’y détermine, je ne vous quitterai qu’après vous avoir vue mariée, ou tout-à-fait délivrée de votre fléau ! Et, dans ce dernier cas, je vous emmène avec moi, en dépit de tout l’univers ; ou, si vous refusez de venir, je demeure avec vous, et je vous suis comme votre ombre. Que cette déclaration ne vous effraie point. Il n’y a qu’une considération et une seule espérance qui m’arrêtent, veillée comme je suis dans tous les momens de ma vie, obligée de lire sans voix, de travailler sans goût, et de coucher chaque nuit avec ma mère. La considération, c’est que vous pourriez craindre qu’une démarche de cette nature ne parût doubler votre faute, aux yeux de ceux qui donnent le nom de faute à votre départ : l’espérance consiste à m’imaginer encore que votre aventure peut finir heureusement, et que certaines gens rougiront un jour de l’infâme rôle qu’ils ont joué. Cependant il m’arrive souvent de balancer. Mais la résolution où vous paroissez être de rompre tout commerce avec moi dans cette crise, emportera nécessairement la balance. écrivez-moi donc, ou chargez-vous de toutes les conséquences. Quelques mots sur les principaux articles de vos dernières lettres. J’ignore si le sage projet de votre frère est abandonné, ou s’il ne l’est pas. Un profond silence règne dans votre famille. Votre frère s’est absenté pendant trois jours. Il est revenu passer vingt-quatre heures au château d’Harlove. Ensuite, il a disparu. S’il est avec Singleton ou d’un autre côté, c’est ce que je ne puis découvrir. Sur le portrait que vous me faites des compagnons de votre personnage, je vois assez que c’est une race infernale, dont il est le Belzébuth. Qu’a-t-il pu se proposer, comme vous dites, dans l’empressement avec lequel il a souhaité de vous voir au milieu d’eux, et de vous donner cette occasion d’en faire comme autant de miroirs qui réfléchissaient la lumière l’un sur l’autre. Cet homme est un fou, n’en doutez pas, ma chère ; ou, du moins, un parfait étourdi. Je me figure qu’ils se sont parés devant vous de ce qu’ils ont de plus brillant. Voilà ce qu’on nomme des gens du bel air, des seigneurs d’un mérite accompli ! Cependant, qui sait combien d’ames méprisables de notre sexe, le pire d’entr’eux a su lier à son char ? Vous vous êtes jetée dans l’embarras, comme vous l’observez, en refusant de partager votre lit avec Miss Partington. J’en ai du regret pour elle. Vigilante comme vous êtes, qu’en pouvait-il arriver ? S’il pensait à la violence, il n’attendrait pas le temps de la nuit. Vous auriez été libre de ne vous pas coucher. Madame Sinclair vous a trop pressée, et vous avez poussé trop loin le scrupule. S’il vous survenait quelque chose qui retardât la célébration, je vous conseillerais de prendre un autre logement : mais si vous vous mariez, je ne vois aucune raison qui vous empêche de demeurer où vous êtes, jusqu’à ce que vous ayez obtenu la possession de votre terre. Le nœud une fois formé, sur-tout avec un homme si résolu, il ne faut pas douter que vos parens ne vous restituent bientôt ce qu’ils ne peuvent retenir légitimement. Quand il y aurait matière à quelque procès, vous n’auriez pas le pouvoir, et vous ne devriez pas avoir la volonté de vous y opposer. Il sera maître alors de votre bien, et vous ne pourriez former d’autres vues sans injustice. Un point que je vous conseille de ne pas oublier, c’est celui d’un contrat dans les formes. Pour l’honneur de votre prudence et de sa justice, votre mariage doit être précédé d’un contrat. Tout méchant qu’il est, il ne passe pas pour une ame sordide ; et je m’étonne qu’il soit encore à vous faire cette proposition. Je ne suis pas mécontente de ses soins, pour trouver une maison toute meublée. Il me semble que celle qu’il a en vue vous conviendra beaucoup. Mais, s’il faut attendre trois semaines, vous ne devez pas remettre la cérémonie si loin. D’ailleurs, il peut donner d’avance des ordres pour vos équipages. C’est un de mes étonnemens, qu’il paroisse si soumis. Ma chère, je le répète : continuez de m’écrire. J’insiste absolument sur cette preuve d’amitié. écrivez-moi, et dans le plus grand détail ; ou prenez sur vous toutes les suites. Il n’y a point de démarches qui m’effraient, lorsque je croirai les devoir à la sûreté de votre honneur et de votre repos. Anne Howe.