Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 153

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 18-20).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

vendredi, 28 avril. M Lovelace est déjà revenu. Il apporte le complot de mon frère pour prétexte. Mais je ne puis prendre une si courte absence que pour une manière d’éluder sa promesse ; sur-tout, après le soin qu’il avait eu de se précautionner ici, et n’ignorant pas que je m’étais proposé de garder soigneusement ma chambre. Je ne puis supporter d’être jouée. J’ai insisté, avec beaucoup de mécontentement, sur son départ pour Berkshire, et sur la parole qu’il m’avait donnée de proposer le voyage de Londres à sa cousine. ô ma chère vie ! M’a-t-il répondu, pourquoi me vouloir bannir de votre présence ? Il m’est impossible de m’éloigner aussi long-temps que vous semblez le désirer. Je ne me suis pas écarté de la ville depuis que je vous ai quittée. Je n’ai pas été plus loin qu’Edgware ; et mes justes craintes, dans une crise si pressante, ne m’ont pas permis de m’y arrêter deux heures. Vous représentez-vous ce qui se passe dans un esprit alarmé, qui tremble pour tout ce qu’il a de cher et de précieux au monde ? Vous m’avez parlé d’écrire à votre oncle. Pourquoi prendre une peine inutile ? Attendez jusqu’après l’heureuse cérémonie, qui m’autorisera sans doute à donner du poids à vos demandes. Aussi-tôt que votre famille sera informée de notre mariage, tous les complots de votre frère s’évanouiront ; et votre père, votre mère, vos oncles, ne penseront qu’à se réconcilier avec vous. à quoi tient-il donc que vous ne mettiez le sceau à mon bonheur ? Quelle raison, encore une fois avez-vous de me bannir de votre présence ? Si je vous ai jetée dans quelque embarras, pourquoi ne pas m’accorder la satisfaction de vous en tirer avec honneur ? Il est demeuré en silence. La voix m’a manqué pour seconder le penchant que je me sentais à lui faire quelque réponse qui ne parût pas rejeter tout-à-fait une si ardente prière. Je vais vous dire, a-t-il repris, quel est mon dessein. Si vous l’approuvez, j’irai sur le champ faire la revue de toutes les nouvelles places et des plus belles rues, et je reviendrai vous apprendre si j’y ai trouvé quelque maison qui nous convienne. Je prendrai celle que vous choisirez. Je me hâterai de la meubler, et je lèverai un équipage conforme à notre condition. Vous dirigerez tout. Ensuite, ayez la bonté de fixer un jour, soit avant, soit après notre établissement, pour me rendre le plus heureux de tous les hommes. Que manquera-t-il alors à notre situation ? Vous recevrez dans votre propre maison, si je puis la meubler aussi promptement que je le désire, les félicitations de tous mes parens. Miss Charlotte se rendra auprès de vous dans l’intervalle. Si l’affaire des meubles prend trop de tems, vous choisirez dans ma famille qui vous voudrez honorer de votre compagnie, en premier, en second, en troisième rang, pendant les premiers mois de la belle saison. à votre retour, vous trouverez tout arrangé dans votre nouvelle demeure ; et nous n’aurons plus autour de nous, qu’une chaîne continuelle de plaisirs. Ah ! Chère Clarisse, prenez-moi près de vous, aulieu de me condamner au bannissement ; et faites que je sois à vous pour toujours. Vous voyez, ma chère, que les instances ne tombaient pas ici sur un jour fixe. Je n’en ai pas été fâchée, et j’en ai repris plus aisément mes esprits. Cependant, je ne lui ai pas donné sujet de se plaindre que j’eusse refusé l’offre de chercher une maison. Il est sorti dans cette vue. Mais j’apprends qu’il se propose de passer ici la nuit ; et s’il y passe celle-ci, je dois m’attendre que lorsqu’il fera quelque séjour à la ville, il y passera toutes les autres. Comme les portes et les fenêtres de mon appartement sont à l’épreuve ; qu’il ne m’a donné jusqu’à présent aucun sujet de défiance ; qu’il a le prétexte du complot de mon frère ; que les gens de la maison sont fort obligeans et fort civils, particulièrement Miss Horton, qui paroît avoir conçu beaucoup de goût pour moi, et qui a plus de douceur que Miss Martin dans l’humeur et dans les manières ; enfin, comme tout a pris une apparence supportable, je m’imagine que je ne pourrais insister sur sa promesse, sans un air excessif d’affectation, et sans m’engager dans de nouveaux débats, avec un homme qui ne manque jamais de raisons pour justifier ses volontés. Ainsi, je crois que je ne prendrai pas connaissance du dessein qu’il a de se loger ici, s’il ne m’en parle pas lui-même. Marquez-moi, ma chère, ce que vous pensez de chaque article. Vous vous figurez bien que je lui ai rendu son billet de banque au moment de son arrivée. Vendredi, au soir. Il a vu trois ou quatre maisons, dont aucune ne lui a plu. Mais on lui a parlé d’une autre, qui promet quelque chose, dit-il, et dont il sera mieux informé demain. Samedi, à midi. Il a pris des informations. Il a même déjà vu la maison dont on lui avait parlé hier au soir. La propriétaire est une jeune veuve, qui est inconsolable de la mort de son mari. Elle se nomme Madame Fretcheville. Les meubles sont du meilleur goût, n’étant faits que depuis six mois. Si je ne les trouve pas à mon gré, ils peuvent être loués pour quelque tems, avec la maison. Mais si j’en suis satisfaite, on peut louer la maison et faire marché sur le champ pour acheter les meubles. La dame ne voit personne. On n’a pas même la liberté de visiter les plus beaux appartemens d’en haut, jusqu’à ce qu’elle les ait quittés pour se rendre dans une de ses terres, où elle se propose de vivre retirée. Elle pense à partir dans quinze jours, ou dans trois semaines au plus tard. Le sallon et deux pièces d’en bas, qui sont la seule partie de la maison qu’on ait fait voir à M Lovelace, sont d’une parfaite élégance. On lui a dit que tout le reste y répond. Les offices sont commodes ; les remises et l’écurie fort bien situées. Il sera fort impatient, dit-il, jusqu’au moment où j’en pourrai juger moi-même ; et s’il ne se présente rien d’ailleurs qui me plaise plus que son récit, il ne fera point d’autres recherches. Pour le prix, c’est à quoi il ne s’arrête point. Il vient de recevoir une lettre de Miladi Lawrance, qui regarde principalement quelques affaires qu’elle sollicite à la chancellerie. Mais elle ne laisse pas d’y parler de moi dans des termes fort obligeans. Toute la famille, dit-elle, attend l’heureux jour avec une impatience égale. Il en a pris occasion de me dire qu’il se flattait que leurs désirs et les siens seraient bientôt remplis : mais, quoique le moment fût si favorable, il ne m’a pas pressée pour le jour. C’est ce que je trouve d’autant plus extraordinaire, qu’avant notre arrivée à Londres, il marquait un extrême empressement pour la célébration. Il m’a demandé en grâce de lui accorder ma compagnie, à lui et à quatre de ses meilleurs amis, pour une petite collation qu’il doit leur donner ici, lundi prochain. Miss Martin et Miss Horton n’en pourront pas être, parce qu’elles sont engagées d’un autre côté, pour une fête annuelle, avec les deux filles du colonel Solcombe et deux nièces du chevalier Holmes. Mais il aura Madame Sinclair, qui lui a fait espérer d’avoir aussi Miss Partington, jeune demoiselle d’un mérite et d’une fortune distingués, dont il paraît que le colonel Sinclair a été le tuteur jusqu’à sa mort, et qui donne, par cette raison, le nom de maman à Madame Sinclair. Je l’ai prié de m’en dispenser. Il m’a mise, lui ai-je dit, dans la désagréable nécessité de passer pour une personne mariée ; et je voudrais voir aussi peu de gens qu’il me sera possible, qui aient de moi cette opinion. Il m’a répondu qu’il se garderait bien de me presser, si j’y avais trop de répugnance ; mais que c’étoient effectivement ses meilleurs amis, des gens de mérite et bien établis dans le monde, qui mouraient d’envie de me voir : qu’à la vérité ils croyaient notre mariage réel, comme son ami Doleman, mais avec les restrictions qu’il avait expliquées à Madame Sinclair ; et que je pouvais compter, d’ailleurs, que sa politesse serait portée devant eux jusqu’au plus profond respect. Lorsqu’il s’est bien résolu à quelque chose, on n’a pas peu d’embarras, comme je vous l’ai dit, à lui faire abandonner son idée. Cependant je ne veux pas être donnée en spectacle, si je puis l’empêcher ; sur-tout à des gens dont le caractère et les principes me sont très-suspects. Adieu, très-chère amie, objet presque unique de mes tendres affections. Cl Harlove.