Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 111

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 450-451).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

la franchise avec laquelle j’ai continué de m’expliquer, lorsque j’ai revu M Lovelace, et le dégoût que j’ai marqué ouvertement pour ses idées, pour ses manières et pour ses discours, paroissent l’avoir un peu rappelé à lui-même. Il veut tourner en plaisanterie les menaces auxquelles il s’est échappé contre mon frère et M Solmes. " il a, dit-il, trop de ménagemens à garder dans sa patrie, pour s’abandonner à des projets de vengeance qui le mettraient dans la nécessité de la quitter. Il prétend, d’ailleurs, qu’il a permis à Léman de rapporter de lui mille choses qui n’ont et qui ne peuvent avoir aucune vérité, dans la seule intention de se rendre formidable aux yeux de quelques personnes, et de prévenir de grands désordres par cette voie. C’est un malheur pour lui d’avoir quelque réputation d’esprit et de vivacité ; on lui attribue souvent ce qu’il n’a pas dit ou ce qu’il n’a pas fait, et plus encore ; on juge de lui sur quelques discours échappés, qu’il oublie, comme dans cette occasion, aussi-tôt qu’ils ont passé ses lèvres ". Il se peut, ma chère, qu’il soit de bonne foi dans une partie de ses excuses. J’ai peine à croire qu’à son âge, il puisse être aussi méchant qu’on l’a prétendu. Mais un homme de ce caractère, à la tête d’une troupe de gens tels qu’on peint ses compagnons, tous riches, intrépides, et capables des entreprises dont j’ai le malheur d’être un exemple, me paraît extrêmement dangereux. Son indifférence pour l’opinion publique est une autre de ses excuses. Je la trouve très-mauvaise. Que peut espérer une femme, d’un homme qui a si peu d’égards pour sa propre réputation ? Ces agréables libertins peuvent amuser, une heure ou deux, dans une conversation mêlée. Mais c’est l’homme de probité, l’homme de vertu, dont il faut désirer la société pour tous les momens de sa vie. Quelle est la femme qui consente, lorsqu’elle pourra s’en dispenser, à s’abandonner au pouvoir d’un homme qui ne connaît aucune loi morale ; dans le doute s’il daignera remplir, de son côté, les obligations conjugales, et la traiter, du moins, avec les égards de la politesse ? Avec ces principes, ma chère, avec ces réflexions, me jeter moi-même à la tête d’un homme… plût au ciel… mais que servent à présent les regrets ? à quelle protection recourir, quand je serais libre de renoncer à la sienne ?