Histoire de Jonvelle/Première époque/Chapitre II

CHAPITRE II

VOIES ROMAINES, VOIE NAUTIQUE.

Les chemins publics furent un des grands objets de l’activité administrative du peuple-roi. Le savant ouvrage de M. Clerc fait connaître les voies romaines de notre province, leur mode de construction, les différents noms qui leur ont été donnés et les études antérieures qui en ont été faites[1]. Nous allons décrire plus amplement ceux dont on retrouve les traces sur le sol de Jonvelle et de son voisinage.

I. Route de Luxeuil à Langres par Corre, Jonvelle et Bourbonne. Cette route, en quittant Luxeuil, traverse le bois de la Manche[2], où elle laisse quelques vestiges vers la fontaine des Romains, descend au Champ-Fras, sur le territoire de Fontaine, Là, elle se divise en deux rameaux, dont l’un se dirige sur Plombières ; l’autre, traversant le village, laisse à droite Saint-Loup avec un embranchement sur Bains, et arrive sur le territoire d’Anjeux. Les nombreuses antiquités que l’on découvre ici, les lieux dits Chemin-Ferré, la Brossote[3], la Sarrasinière[4], enfin un autre tronçon de route qui s’étend vers Bains, tout semble indiquer que les Romains avaient à Anjeux un établissement important. De là, notre route se prolonge vers Girefontaine, Mailleroncourt, Vauvillers, Demangevelle, et arrive ainsi à Corre, où elle passait le Coney sur un pont dont on voyait encore les vestiges au siècle dernier. De Corre cette voie se dirige sur Bourbévelle, Jonvelle, Enfonvelle, Villars-Saint-Marcellin, Bourbonne et Langres.

II. Route de Besançon a Charmes-sur-Moselle, par Scey-sur-Saône et Corre. La route de Besançon à Langres par Seveux jetait à Oiselay un rameau vers le nord ; c’était la route des Vosges. Elle arrivait à Scey-sur-Saône, par Fretigney, Vy-le-Ferroux et Bucey, et à la sortie de ce bourg, dans le canton appelé Pérouse, elle suivait le tracé de la route actuelle, sur un parcours de deux kilomètres, laissait à gauche Neuvelle (nova villa), ou abondent les tuiles romaines, passait devant le retranchement de Chatey, sur le territoire de Combeaufontaine, et traversait les bois d’Arbecey et de Purgerot, au milieu des monuments celtiques de Creuseil. C’est près de là qu’elle coupait la grande ligne de Port à Langres. Après avoir côtoyé le plateau de Saint-Jean-d’Anrosey, cette voie laisse à droite le retranchement de Châtelard, traverse les territoires de Gesincourt et d’Aboncourt, et arrive à la Saône devant Baulay.

Un fait remarquable, c’est que tout le territoire d’Arbecey et des alentours est sillonné par des lignes pavées en hérisson, sur une largeur de quatre mètres, et désignées vulgairement sous les noms de Chemins ferrés, Chemins des Sarrasins, Chemins des Romains. Ces traces sont quelquefois apparentes, et plus souvent recouvertes d’une couche légère de l’épaisseur du labour. Dans toute la Séquanie, M. E. Clerc ne connaît pas de localité où les voies romaines se multiplient autant que sur ce point. Le Mémoire sur les antiquités de Port-Abucin et de Purgerot, présenté à l’Académie de Besançon en 1859, a donné la raison de cette convergence remarquable de tant de lignes à un même centre.

La route que nous décrivons n’a point été pavée sur tout son parcours. En quittant la Saône, elle pénètre dans les bois de Baulay et de Buffignécourt, appelés les Brosses, passe à 300 mètres de Contréglise[5], gagne les fermes de Grange-Rouge et de Villars et arrive à Corre. En sortant de ce village, près du cimetière gallo-romain, elle entre dans les Perrières, où elle sert de limites aux bois de Demangevelle et de Vougécourt, passe à la ferme de la Nava et à Passavant, dont elle traverse la forêt, aux pieds du mont Parron et du retranchement appelé le Haut-de-Langres, et prend sa direction sur Vioménil, Escles et Charmes, remarquables par leurs nombreuses antiquités.

III, Route de Morey à Jonvelle par Jussey. Cette voie peu connue prend naissance au camp de Morey, d’où elle descend à la Pérouse, traverse les bois de Cintrey, de Preigney et celui de Cherlieu, appelé Charlemagne. Sur le territoire de Marlay (commune de Montigny), elle nous est indiquée par une charte de l’an 1127, en ces termes : Ab antiquâ viâ quâ itur ad Jussiacum[6] ; puis elle prend successivement les dénominations de Prouse, de Grande Voie, de Voie Blanche, et arrive à Chazel, où fut bâtie l’ancienne ville de Laître, aujourd’hui Jussey. De là elle descend au nord-ouest, en côtoyant la colline, et se bifurque en deux rameaux, dont l’un se prolonge sur Cemboing, Barges, Voisey, et l’autre sur Jonvelle, par Betaucourt. Ce dernier embranchement était appelé le Chemin de la Poste, le Chemin de France.

Sur le territoire de Betaucourt, la route traverse le rupt de Prou. Au fond du vallon on voit encore les vestiges d’un château féodal qui appartenait, en 1290, à Vichard de Bourbonne, bailli d’Amont, époux d’Agnès, dame de Betaucourt. Au sommet du coteau, d’où l’on jouit d’un point de vue magnifique, est érigé de temps immémorial un oratoire en l’honneur de Notre-Dame de Pitié. Non loin du petit monument, on trouve les lieux dits le Fendey (fanum Dei) , le Martimont (Martis mons) , et en plusieurs endroits du finage, des tuileaux romains de la première époque. Le Grand et le Petit Magny forment le village de Betaucourt.

IV. Route de Mandeure à Noviomagus, par Corre, Jonvelle, Chatillon et Lamarche. Cette voie, que M. Pistolet de Saint-Ferjeux appelle voie de Conflans à Lamarche, se détache du grand réseau qui rayonne autour de Luxeuil vers Belfort, Mandeure et Port-sur-Saône. On en trouve des traces à Visoncourt, à Conflans, entre Dampierre et Anchenoncourt. Le bois de la Mange, voisin de ruines romaines, ceux de Dimont et des Perrières, le Chazel, l’abbaye de Clairefontaine et Damoncourt, indiquent assez sa direction. De Corre elle passe a Jonvelle dans les lieux dits les Châteaux, la Chemenée, la Paulouse, la Malpierre, les Parrois ; ensuite par Châtillon, Iche, Lamarche, Rocourt, et va rejoindre, à Noviomagus[7], la grande voie consulaire de Trèves à Langres.

V. Route de Corre à Miévillers. Une petite voie descendant la Saône jusqu’à Ormoy se dirigeait au bac de Miévillers, par le Magny, où elle traversait, le bois de la Mange, parsemé de tuileaux et de débris romains. Les bois du Châtelet, et des Brosses, les autres lieux dits Planches de La Perrière et des vieilles Voies, en indiquent le tracé sur le territoire de ce village, D’autre part, une charte de l’abbaye de Cherlieu constate qu’en 1324 et 1360, le bac de Miévillers était un passage très fréquenté, pour les communications entre la France et le comté de Bourgogne [8]. Dans le bois qui domine ce passage, on a trouvé des statues gallo-romaines et d’autres antiquités qui ont disparu, sauf quelques vestiges incrustés dans les murs de la maison Vincent. Les études faites jusqu’à ce jour sur cette ligne ne permettent pas encore de la suivre plus loin, d’une manière certaine.

VI. Route de Port-sur-Saône à Langres. Cette voie traverse les bois de Port-sur-Saône et de Chargey, puis ceux de Purgerot, qu’elle sépare ensuite du territoire d’Arbecey. Dans la forêt de Purgerot, elle est pavée de pierres si dures qu’elles se montrent, en certains endroits, plutôt polies qu’usées par le frottement. La route se dirige sur Lambrey et sur le moulin de la Perrière, territoire de Bougey, où elle est bien visible. De là on peut la suivre facilement à travers le Pré Romain, les Etrapeux, le Champ de Villars, le Longeapas, les Chemenées et, le Souillenne, jusqu’à la hauteur du Montrot. On trouve en cet endroit solitaire, sur une vaste étendue de terrain, des tuileaux romains et des débris de constructions mêlés de sculptures en demi-bosse, Au fond de la vallée, on voit encore un petit édifice élevé sur les ruines d’un ancien oratoire dédié à saint Martin, et à l’entour, des fragments de cercueils en pierre et de tombes du quatorzième siècle. Ce lieu célèbre attirait jadis de nombreux pèlerins et servait de sépulture aux paroisses voisines. D’ailleurs, la convergence de plusieurs routes vers ce point, le voisinage d’un castellum, ces ruines nombreuses, ce pèlerinage, ce cimetière, la tradition, tout fait présumer qu’il était habité dès les temps les plus reculés, et qu’il ne devint désert qu’après les invasions des premiers siècles et surtout après les guerres et les calamités du moyen âge. Ici la route se divise en deux rameaux : l’un, en quittant le Montrot, sépare les territoires de Noroy et de Montigny, comme l’indique une charte de 1157[9]. Arrivée sur le territoire de ce dernier village, elle disparaît, mais on en retrouve les traces sous la charrue, en Vie Vigne, en Châtelot, aux Prés du Chemin, à la Citadelle et surtout, à Biémont, lieu dit de Vitrey (via strata), remarquable par sa belle position et par ses antiquités. De là cette voie se dirige sur Langres par Rougeux, où elle se relie avec celle de Fayl-Billot. L’autre embranchement se détache de la voie principale du Montrot, passe à Noroy, à Saint-Marcel, et arrive à Coiffy-le-Château, ou aboutissaient plusieurs autres routes. On a trouvé dans ce bourg des médailles romaines, des inscriptions et des tombeaux. Sur l’un d’eux étaient gravés ces caractères : D. M. AVRELIO… SACRO… REM. D’ailleurs, cette position élevée a dû frapper les généraux de l’empire et servir à. leurs combinaisons stratégiques. L’importance de ce point s’est conservée jusqu’à la conquête de notre province.

VII, Voie nautique de Corre et de Jonvelle. Dès les temps celtiques, la Saône était la rivière par excellence, la mère du commerce. Aussi la possession de cette rivière et la question des péages allumèrent ces fatales discordes qui livrèrent la Gaule aux Romains. Ceux ci étaient frappés de la combinaison merveilleuse et providentielle des trois bassins du Rhône, du Doubs ; et de la Saône, qui leur permettait de lancer d’un seul trait leurs marchandises et leurs soldats jusqu’à Besançon et à Mandeure par le Doubs, jusqu’à Seveux, Port-Abucin et Corre par la Saône. Ils confièrent la navigation de l’Arar à une classe d’hommes choisis parmi les nobles les Eduens et des Séquanais, et comblés par eux des plus grands honneurs[10]. Le prêteur Lucius Antistitius Vetus, campé sur les frontières de la Germanie, sous le règne de Néron, proposa le creusement d’un canal de la Saône à la Moselle. Le Coney en était l’intermédiaire, et Corre devenait par là même une tête de ligne, qui mettait en communication directe la Méditerranée avec la mer du Nord, Rome, Lyon, Besançon, avec Trèves, capitale de la Gaule Belgique. Mais survint un conseil plein de malice et d’envie, de la part du gouverneur de cette ville : Elius Gracilis persuada à Vetus qu’il allait perdre l’affection des Gaulois, en appelant chez eux les légions d’une province étrangère pour l’exécution des travaux, et qu’il ne manquerait pas d’exciter la terrible jalousie de l’empereur. Il n’en fallut pas davantage pour faire échouer l’entreprise[11]. Un savant a prouve, par les monuments, par l’histoire et l’examen des lieux, qu’il existait, au troisième siècle, une communication facile entre, la Méditerranée et Trèves, résidence du préfet des Gaules[12]. On aurait donc continué alors et exécuté le projet de Vetus. Quoi qu’il en soit, il fut repris au dix-neuvième siècle, mais pour demeurer inachevé.

Cependant Corre ne fut pas tout à fait déshérité, sous les Romains, des avantages que lui promettait le projet de Vetus. Touchant, par sa position topographique, aux vastes forêts et aux établissements industriels des Leuques et du nord de la Séquanie, il conserva son comptoir et fut toujours un centre commercial. Ses deux rivières, autant que les routes nombreuses qui rayonnaient a l’entoure, en favorisaient le mouvement et l’activité.

L’importance de sa navigation, qui commençait à Châtillon et à Selles, diminua sans doute et se perdit même, pendant la longue période des invasions successives qui vinrent l’affliger ; mais elle reparut au moyen âge, et nous verrons plus tard (1465) avec quelle générosité nos comtes souverains enrichirent de privilèges la navigation de la Saône et du Coney, et avec quel zèle les bateliers, successeurs des Arariques, surent les défendre contre des prétentions rivales.

  1. La Franche-Comté à l’époque romaine
  2. Manche ou mange, mot qui dérive de mansio, habitation. On le trouve à Betaucourt, à Magny, à Cemboing, à Enfonvelle, à Baulay, à Anchenoncourt, au Vernoy. A Membrey, c’est dans les bois de la Mange que l’on a découvert la villa aux superbes mosaïques.
  3. Cette dénomination, qui signifie ordinairement un terrain pierreux, est synonyme de Perrouse, Parrois, Proux, Prouse, Perrière, Petrosa. Elle indique souvent le passage d’une voie romaine, par exemple, à Betaucourt, à Magny, à Saponcourt, à Girefontaine, à Augicourt, à Blondefontaine, entre Corre et Passavant, entre Baulay et Buffignécourt, à la Villeneuve, à Neurey, etc.
  4. Les dénominations sarrasines, indiquant. le passage des farouches enfants de Mahomet, sont nombreuses en Franche-Comté. On les trouve en particulier à Anjeux, à Semmadon, à Arbecey, à Oigney, à Coiffy-le-Château.
  5. Une donation de Guy de Jonvelle à Clairefontaine mentionne ce vieux chemin de Contréglise : veterern viam.
  6. Cartul. de Cherlieu, à la Bibl. impériale
  7. Aujourd’hui Pompierre, Pons petrœus, lieu célèbre par l’entrevue que Gontran eut avec son neveu Childebert, en 577. Ce village était alors situé sur les frontières des royaumes de Bourgogne et d’Austrasie.
  8. En allant dès le réalme à l’empire, et en venant dès l’empire au réalme, franchement et quittement, sans délays. (Archives de la Haute-Saône.)
  9. Ab antiquâ viâ lapidibus constructâ, quæ terminus est territorii de Noeriaco… usque ad territorium de Monteniaco. (Archives de la Haute-Saône : Cherlieu.)
  10. La Franche-Comté à l’époque romaine, 82-83.
  11. Tacite, Annales, liv. XIII, chap, LIII.
  12. Constitutionnel, octobre 1821.