Histoire de Jacques Bonhomme/Le Représentant du Peuple

Armand Le Chevalier (p. 210-222).


LE REPRÉSENTANT


D. Comment introduire ces réformes ?

R. Par l’intermédiaire des représentants du pays.

D. Pourquoi les députés de l’opposition ne les réclament-ils pas ?

R. Parce que les neuf dixièmes ne s’en soucient guère. Ils n’admettent nullement la souveraineté absolue du peuple. Une République à l’usage et au profit des classes éclairées, instruites, voilà leur idéal. Selon eux l’instruction primaire suffit au peuple, mais il est incapable de nommer ses magistrats ; ils consentent bien à diminuer le contingent, à séparer l’Église de l’État, mais point à abolir la conscription et le budget des cultes. Quant à l’assistance de l’État pour les travailleurs et à l’exploitation par ces derniers des mines et des chemins de fer, c’est à leurs yeux une pure monstruosité. Que le travailleur se tire comme il pourra des griffes de la féodalité capitaliste. Les aider, ce n’est l’affaire de nos modernes Girondins. Ils rêvent de changer l’effigie des monnaies, voilà tout ; mais ils s’inquiètent fort peu de leur circulation.

D. Ainsi le travail, c’est-à-dire la classe qui produit, en somme la seule utile, n’est pas représentée ?

R. Non, ou à peu près. De plus il a contre lui : 1o la défiance ou l’hostilité des hommes de 1848 qui composent la gauche ; 2o les intérêts et la toute-puissance des exploiteurs orléanistes, légitimistes, cléricaux, bonapartistes qui, aujourd’hui, oublient leurs rancunes de parti pour former une vaste coalition contre l’avènement du travail, leur maître commun.

D. Mais les ouvriers et la petite bourgeoisie aussi exploitée que le travailleur par les grandes compagnies financières, auraient bien pu dire aux députés, du moins dans les grandes villes : prenez telles ou telles mesures, consentez telle ou telle réforme sociale ; c’est la condition de mon vote ?

R. Malheureusement les électeurs n’ont pas eu cette prudence. Sauf une ou deux exceptions, ils se sont contentés de promesses vagues, s’en sont, remis à la bonne volonté des candidats, et ces messieurs, n’étant obligés à aucune revendication précise, répondent aujourd’hui qu’ils ne relèvent que de leur conscience.

D. Qu’est-il arrivé ?

R. C’est que leur conscience est de beaucoup en retard sur les électeurs, et qu’elle ne leur a pas même inspiré la pensée d’assister aux funérailles du républicain Victor Noir, tué par un prince, cousin de Napoléon III.

D. Mais ils sont en minorité à la Chambre ; à quoi aboutiraient leurs réclamations ?

R. Qu’importe leur nombre, s’ils ont pour eux la majorité de l’opinion dans le pays.

D. Mais la Chambre n’adopterait aucune de leurs propositions ?

R. Eh ! mon cher Jacques, que le pays les trouve vraies, justes, et il saura bien ensuite forcer la majorité à les accepter, ou bien il la changera. Il ne s’agit pas de convertir les Bonapartistes à la République, mais de demander au peuple par les fenêtres de la Chambre s’il entend oui ou non se gouverner lui-même, s’il approuve votre programme, votre conduite et s’il est de taille à vous soutenir.


DU CHOIX D’UN REPRÉSENTANT


D. Comment devrons-nous à l’avenir procéder au choix d’un représentant ?

R. Les électeurs formuleront leur volonté dans un programme qu’ils présenteront aux candidats.

D. Qui désignera les candidats ?

R. Les comités électoraux. Se défier des candidats qui se présentent eux-mêmes ; c’est de l’outrecuidance ou de l’ambition personnelle. On ne doit ni briguer ni décliner le redoutable honneur de représenter ses concitoyens.

D. Quel sera le premier devoir des candidats ?

R. Ils se présenteront devant les réunions électorales.

D. Quel serment préalable doit-on exiger d’eux ?

R. Celui d’obéir au programme arrêté par les électeurs et de se mettre en communication fréquente avec eux.

D. Quelles questions seront posées ?

R. Les candidats seront invités à s’expliquer sur chacun des points du programme. Ils indiqueront les moyens pratiques qui leur paraîtront les plus propres à servir la volonté des électeurs.

D. Mais si le mandat est impératif, non-seulement quant au but, mais encore quant aux moyens, tout examen, tout choix est superflu, et le premier venu, pourvu qu’il accepte le programme, pourra remplir les fonctions de représentant.

R. Non. Les électeurs précisent le but et apprécient la valeur des moyens, mais il appartient aux députés de rechercher et de trouver les solutions les plus avantageuses. Ainsi les électeurs exigent l’instruction gratuite et obligatoire, l’élection de la magistrature, l’abolition des armées permanentes, l’organisation du crédit : c’est le rôle du représentant de formuler leur volonté dans une loi claire et pratique, en tenant compte des faits actuels, des situations acquises, toutes choses qui réclament de l’habileté et des connaissances spéciales peu communes.

D. Le représentant ne sera donc pas tenu de prendre l’avis de ses électeurs sur chaque article de loi ?

R. Ce serait une puérilité. Les électeurs s’inquiètent du principe de la loi, mais ils abandonnent les détails à la sagesse et aux lumières des élus.

D. Mais le programme électoral sera toujours forcément incomplet ?

R. Sans doute, il ne peut prévoir les incidents à venir : mais des communications incessantes avec les électeurs permettront de combler ces lacunes. Le représentant pris à l’improviste, agira sous sa responsabilité personnelle, sauf à rendre des comptes à ses mandants, convoqués spécialement à cet effet.

D. Quel est le devoir du député qui se trouve en désaccord avec ses électeurs ?

R. Il doit soumettre à leur vote les questions qui les divisent, et, en cas de divergence constatée, donner sa démission.

D. Où est la garantie que le représentant satisfaira à ces obligations ?

R. Dans la courte durée de son mandat qui ne doit pas dépasser deux années.

D. Pouvez-vous formuler les points principaux du programme à imposer au représentant, eu égard aux circonstances actuelles ?


PRINCIPAUX DEVOIRS DU REPRÉSENTANT


R. Le représentant du peuple ne doit obéissance et fidélité qu’au peuple. Il doit au peuple non-seulement ses efforts, son intelligence, mais encore sa vie.

Il doit demander que

La liberté de manifester sa pensée par la presse, la parole ou autrement,

La liberté de réunion et d’association,

L’inviolabilité du foyer,

L’élection à court terme de tous les agents du peuple, sans distinction de mandats,

L’abolition de tous les monopoles et priviléges,

L’abolition de la conscription, de l’inscription maritime,

L’abolition du budget des cultes,

L’abolition des titres de noblesse et des distinctions honorifiques,

Soient proclamés sans qu’il puisse être jamais fait de lois à ce sujet.

Il doit demander que le principe de

L’instruction gratuite, obligatoire, professionnelle pour les deux sexes,

De l’indépendance communale,

Du droit à l’existence,

Du droit des infirmes aux secours publics,

Ne puisse jamais être contesté.

Il doit demander qu’une Assemblée nationale ait seule le droit de préparer et de voter les lois, de disposer des forces nationales, de faire, par ses Comités, fonction de pouvoir exécutif.

Il doit demander que cette Assemblée soit permanente ; que le mandat des représentants n’excède pas deux années ; que tout représentant qui se sera absenté ou abstenu sans motif valable soit signalé aux électeurs.

Il doit demander l’exclusion de toutes les fonctions publiques ou le bannissement des officiers, magistrats, prêtres, fonctionnaires, députés, publicistes, qui ont organisé ou soutenu le coup d’État de 1851 et la restitution à l’État de toutes les sommes qu’ils ont reçues depuis cette époque du Trésor public.

Il doit demander la suppression de toutes les dotations et l’appropriation au service de la nation de toutes les valeurs, meubles et immeubles dits de la couronne.

Il doit demander l’établissement d’un système d’instruction tel que tout membre de la société puisse développer ses facultés naturelles, polytechnique, afin que tout travailleur puisse au besoin passer d’une industrie dans une autre. Il doit demander que l’État ait la surveillance des institutions particulières.

Il doit demander que la nation entière, armée dans ses foyers, remplace l’armée permanente et que les cadres soient alimentés par l’engagement volontaire seul.

Il doit demander que les édifices religieux retournent, soit à l’État, soit aux communes, que les corporations religieuses soient dispersées, et que les prêtres qui enseignent des doctrines contraires aux droits naturels ne puissent tenir de pensionnats.

Il doit demander que les communes et les départements soient affranchis de toute tutelle en tout ce qui a rapport à leurs intérêts particuliers.

Il doit demander que les magistrats soient élus par le peuple, que le jury, pris parmi tous les électeurs, juge au civil et au criminel, qu’il y ait un jury d’accusation, qu’une indemnité soit accordée aux victimes d’une accusation injuste, que les codes soient remaniés, mis en harmonie avec la souveraineté du peuple, les formalités barbares supprimées, les règlements des prisons soumis à l’Assemblée, un système moralisateur de répression adopté.

Il doit demander que les monopoles de banque ou autres soient abolis, que les voies ferrées, les canaux, les mines, soient rachetés par l’État et exploités par les travailleurs.

Il doit demander le crédit pour les associations ouvrières qui présenteront une organisation déterminée, que l’État concède les terres incultes de la France et de l’Algérie en fournissant aux concessionnaires un outillage suffisant et en les affranchissant des formalités vexatoires.

Il doit demander que les octrois et l’exercice sur les boissons soient abolis.

Il doit demander que l’impôt atteigne le revenu, que chacun paie en raison des services qu’il reçoit de l’État, et que l’impôt ne prenne pas le nécessaire de l’un en n’atteignant que le superflu de l’autre.

Il doit demander que la corvée soit abolie.

Il doit demander que des comités soient nommés par l’Assemblée pour recevoir les réclamations des citoyens.

Il doit demander que les colonies jouissent des mêmes institutions que la France et que nos nationaux résidant à l’étranger nomment eux-mêmes leurs consuls.

Il doit tous les mois au moins, et plus souvent s’il est nécessaire, rendre compte, soit verbalement, soit par écrit, de ses actes a ses commettants.

D. Dans les circonstances actuelles, que doit faire le représentant du peuple au cas où, par la violence ou autrement, on essaierait de l’arracher à son mandat ?

R. Il doit opposer la force à la force, quelque supérieure qu’elle soit, et mourir à son poste.

D. En résumé ?

R. Que la volonté du peuple soit l’étoile polaire du représentant, et la poitrine en avant, qu’il soit prêt à guider ses électeurs au jour de la revendication décisive et vengeresse.


Prononce maintenant, Jacques Bonhomme.


Si tu veux rester Jacques comme devant, adieu !

Si tu entends devenir citoyen, c’est-à-dire libre et prospère, au revoir !

Les maux de la résistance sont grands, je le sais, mais ceux de la résignation ne sont-ils pas mille fois pires !



fin