Histoire de Jacques Bonhomme/Histoire/La Nuit

Armand Le Chevalier (p. 19-27).


LA NUIT


Et à quoi bon signer ? Je connais bien ton nom, paysan, travailleur, prolétaire, corvéable autrefois du château, serf aujourd’hui d’une organisation sociale que tu subis sans la comprendre. Tu ne sais rien, dis-tu. Eh bien, nous allons commencer par l’A, B, C.

Je te raconterai, tout d’abord, ce que tu fus, ensuite ce qu’on fait de toi, enfin ce que tu peux devenir.


Tu t’appelles Jacques Bonhomme, tu es le fils de Jacques Bonhomme, ton grand-père était Jacques Bonhomme, et si haut que tu remontes dans ton histoire, je te défie de trouver un Jacques Bonhomme qui n’ait travaillé, sué, pleuré, donné sa vie pour entretenir quelqu’un ou quelque chose qu’il ne connaissait que par ses cruautés. Mais que viens-je te parler d’histoire ? Les pauvres diables n’en ont pas. Le passé et le présent se résument pour eux dans une lamentation perpétuelle. Leur voix n’est qu’un cri, leurs annales sont vides. Sans instruction, sans nourriture, immobiles dans l’aveuglement, voilà leur lot.

As-tu jamais cherché d’où tu venais, Bonhomme ? As-tu jamais songé à remonter jusqu’à l’origine de ta misère, de ton père à ton aïeul, de génération en génération ? N’as-tu pas cru quelquefois que les Jacques du passé avaient été soumis, en expiation de quelque crime, eux, leurs enfants et leur postérité, au joug d’hommes meilleurs ?

Eh bien, oui, les Jacques d’autrefois ont commis un grand crime, celui de n’être pas les plus forts. Cette terre, dont tu ne connais ni la loi présente ni l’histoire passée, et que retourne le soc indifférent de ta charrue, livrait, il y a deux mille ans, ses moissons à une race active, courageuse, éloquente, égale devant la liberté. Les fiers Gaulois, nos pères, maîtres d’eux-mêmes, défiaient l’univers ; ils disaient que si le ciel tombait, ils le soutiendraient sur le fer de leurs lances. Un jour, cependant, ils furent envahis, vaincus, opprimés par les Romains, plus tard ravinés par des invasions sans nombre dont l’une, celle des Francs venus d’Allemagne, changea jusqu’au nom de leur patrie. Il y a plus de dix-huit cents ans, et les fils des Gaulois obéissent encore aux traditions de la conquête. De citoyens libres, ils devinrent des administrés, et, quand la force des conquérants put être la seule loi, de véritables bêtes de labour.


Tu nais alors Jacques Bonhomme. Dis adieu désormais au travail joyeux et libre. Revêts la casaque infâme du serf. Commence la corvée odieuse, ingrate, perpétuelle. Nourris les besoins et les plaisirs du maître, attaché à la glèbe, battu, insulté, plus misérable que l’esclave de naissance, puisqu’il te reste le souvenir. Tantôt, courbé en deux sous le poids de la pierre énorme, gravis la colline pour construire le repaire du seigneur, tantôt déchire tes mains aux broussailles pour défricher à son profit les terres épineuses. D’homme, tu es devenu chose, et la chose appartient au maître ; ta sueur et ton foyer, jusqu’à ta couche, tout est à lui ; il jouit de ton travail comme il a le droit de jouir de ta fiancée.

Comprends-tu maintenant pourquoi, pendant des centaines d’années, l’histoire est muette sur Jacques Bonhomme ? Quel nom a le bœuf qui creuse le sillon, le mouton qui produit la laine ? Seules, ces ruines orgueilleuses qui écrasent encore aujourd’hui le coteau racontent ton passé en attestant tes douleurs.

Des centaines d’années pendant lesquelles vingt générations de Jacques, après avoir labouré toute la journée de leur vie, vinrent, résignées et silencieuses, se coucher le soir dans une tombe sans nom. De ce troupeau, quelques-uns s’échappèrent ; servis par leur audace, la ruse ou le hasard, ils parvinrent à s’émanciper, achetèrent des champs ou des priviléges aux seigneurs endettés et coureurs d’aventures, organisèrent la commune, créèrent à côté de la noblesse et du clergé une caste nouvelle, bientôt aussi dédaigneuse, aussi exclusive pour le peuple que les deux autres : la bourgeoisie. La royauté, faible et discutée, leur tendit la main en haine des nobles, devenus dans leurs provinces domaines ou châteaux, de véritables souverains Mais le pauvre diable, l’ancien serf non rédîmé, la masse enfin, le manant vil, le vilain, Jacques Bonhomme, resta toujours sans défense, exploité, fonds commun sur lequel vécurent rois, seigneurs et bourgeois.

Un instant il put croire que son tour était venu. Ses mains n’en pouvaient plus. Son âme était plus lasse encore. Mort pour mort, il préféra la fin joyeuse des champs de bataille. Cinquante mille Jacques se soulèvent avec leurs faces blêmes, leurs souillures, leurs haillons, redressent leurs faulx, brandissent marteaux et bêches, courent sus aux châteaux. Mais leur chef est pris par trahison. Enchaîné sur un fauteuil, on lui ceignit une couronne de fer rougie au feu. Vingt mille Jacques furent massacrés. Le reste fut renvoyé à ses tanières.


Passez, Mérovingiens, Carlovingiens, Capétiens, Valois, Bourbons, rois et dynasties de quinze siècles ! Que nous font vos avénements, vos chutes, vos faits d’armes et vos splendeurs ? Qu’importent à Jacques Bonhomme, les luttes de Louis XI avec les grands seigneurs, les guerres de Louis XII en Italie, François Ier prisonnier en Espagne, la Ligue disputant le trône à Henri IV, Richelieu, Louis XIV et Louis XV ? Que lui importe que seize ou dix-huit rois se soient appelés Louis, quatre Henri, dix Charles, que la bourgeoisie ait crû en puissance et en lumières ? Cheptel humain, n’as-tu pas eu toujours le même maître, — le fouet, la même loi, — la force ?

Les siècles passent sur les siècles, déposant sur Jacques un limon de misère, le laissant toujours aussi méprisé, aussi pauvre, aussi amaigri. — Écoute cet intendant royal, il n’y a pas cent soixante-dix ans :

« On trouve (du côté d’Issoudun) des troupeaux de paysans assis en rond au milieu des landes ; sitôt qu’on veut en approcher, ils prennent la fuite dans les halliers. »

« À Romorantin, la plupart sont comme désespérés ; il y en a même qui se déchirent, qui se donnent des coups de couteau et qui se tuent et dont on fait le procès de crainte des suites. »

En 1709, à Ozain, dans le Blaisois : « La nuit, un respectable ecclésiastique prêche à quatre ou cinq cents squelettes de gens qui, ne mangeant plus que des chardons crus, des limaces, des charognes et d’autres ordures, sont plus semblables à des morts qu’à des vivants. »

« En entrant à Vendôme, dit un prêtre, j’ai été assiégé par cinq ou six cents pauvres qui ont des visages cousus et livides, les viandes dont ils se nourrissent produisant sur leurs figures un limon qui les défigure étrangement. »

Dans la Touraine : « Il y a des lieux où de quatre cents feux il ne reste que trois personnes. Depuis peu un enfant, pressé de la faim, arracha et coupa avec ses dents un doigt à son frère, qu’il avala, n’ayant pu lui arracher une limace qu’il avait avalée. Il s’en trouva de si faibles que les chiens les ont en partie mangés. À Beaumont-la-Ronce, le mari et la femme étaient couchés sur la paille et réduits à l’extrémité ; la femme ne put empêcher les chiens de manger la figure de son mari. »

Je m’arrête, Jacques Bonhomme. Qui avait fait cet épouvantable charnier ? La famine, la rigueur du sol ? Non, — la cruauté du maître. La grêle, les inondations, les sécheresses étaient plus clémentes aux serviteurs de la terre que les intendants de province, les grands seigneurs et le roi. Tous ces Jacques étendus morts de faim ou la bouche pleine d’herbes, c’était l’envers de la médaille sur laquelle on voyait reluire le roi et ses maîtresses couverts de brocarts, de velours, de bijoux ; les chasses royales à travers des lieues carrées laissées incultes pour nourrir le gibier du roi ; les jeux de la guerre pour varier les plaisirs de l’amour ; les ducs, les marquis, les comtes, les barons, vendant leur foi, leur honneur, tendant l’écuelle à la munificence souveraine ; les gendarmes faisant ripaille avec la provision de toute une année des paysans ; les chanoines gras et dodus abandonnant aux orties le tiers des terres du royaume ; les magistrats interprétant ou violant la loi au caprice du souverain ou des puissants qui faisaient la loi et rendaient la justice.

« L’autre jour, le marquis de Pomenars passa par ici, dit Mme de Sévigné ; il venait de Laval où il trouva une grande assemblée de peuple ; il demanda ce que c’était : « C’est, lui dit-on, que l’on pend en effigie un gentilhomme qui avait enlevé la fille du comte de Créance. » Cet homme-là, c’était lui-même. Il approche : il trouve que le peintre l’avait mal habillé ; il s’en plaignit. Il alla souper et coucher chez le juge qui l’avait condamné. Le lendemain, il vint ici en se pâmant de rire. »

Pendant dix-sept cents ans, Jacques Bonhomme, tu as nourri tout ce monde en déchirant la terre de tes quatre pattes et de tes griffes. Et il y a cent cinquante ans, du haut de son balcon, le gouverneur du roi montrant la foule à son élève : « Vous voyez ce peuple, lui disait-il, eh bien, sire, tous ces gens sont à vous. »

Et l’aïeul de ce roi ayant demandé aux gens d’église jusqu’où il pouvait imposer Jacques, ceux-ci lui répondirent « qu’il était non-seulement le maître absolu de la vie, mais encore des biens de ses sujets, et que dans tout le royaume, il n’était pas une terre qui ne lui appartînt. »

Sa conscience ainsi à couvert, le maître prenait le grain, ne te laissant pas toujours la paille.