Histoire de Charles XII/Édition Garnier/Discours sur l’histoire de Charles XII

Histoire de Charles XIIGarniertome 16 (p. 130-133).


DISCOURS
SUR L’HISTOIRE DE CHARLES XII.[1]

Il y a bien peu de souverains dont on dût écrire une histoire particulière. En vain la malignité ou la flatterie s’est exercée sur presque tous les princes : il n’y en a qu’un très-petit nombre dont la mémoire se conserve ; et ce nombre serait encore plus petit si l’on ne se souvenait que de ceux qui ont été justes.

Les princes qui ont le plus de droit à l’immortalité sont ceux qui ont fait quelque bien aux hommes. Ainsi, tant que la France subsistera, on s’y souviendra de la tendresse que Louis XII avait pour son peuple ; on excusera les grandes fautes de François Ier en faveur des arts et des sciences dont il a été le père ; on bénira la mémoire de Henri IV, qui conquit son héritage à force de vaincre et de pardonner ; on louera la magnificence de Louis XIV, qui a protégé les arts que François Ier avait fait naître.

Par une raison contraire, on garde le souvenir des mauvais princes, comme on se souvient des inondations, des incendies et des pestes.

Entre les tyrans et les bons rois sont les conquérants, mais plus approchants des premiers : ceux-ci ont une réputation éclatante, on est avide de connaître les moindres particularités de leur vie. Telle est la misérable faiblesse des hommes, qu’ils regardent avec admiration ceux qui ont fait du mal d’une manière brillante, et qu’ils parleront souvent plus volontiers du destructeur d’un empire que de celui qui l’a fondé.

Pour tous les autres princes, qui n’ont été illustres ni en paix ni en guerre, et qui n’ont été connus ni par de grands vices, ni par de grandes vertus, comme leur vie ne fournit aucun exemple ni à imiter ni à fuir, elle n’est pas digne qu’on s’en souvienne. De tant d’empereurs de Rome, d’Allemagne, de Moscovie, de tant de sultans, de califes, de papes, de rois, combien y en a-t-il dont le nom ne mérite de se trouver ailleurs que dans les tables chronologiques, où ils ne sont que pour servir d’époques ?

Il y a un vulgaire parmi les princes comme parmi les autres hommes ; cependant la fureur d’écrire est venue au point qu’à peine un souverain cesse de vivre que le public est inondé de volumes sous le nom de mémoires, d’histoire de sa vie, d’anecdotes de sa cour. Par là les livres se multiplient de telle sorte qu’un homme qui vivrait cent ans, et qui les emploierait à lire, n’aurait pas le temps de parcourir ce qui s’est imprimé sur l’histoire seule, depuis deux siècles, en Europe.

Cette démangeaison de transmettre à la postérité des détails inutiles, et d’arrêter les yeux des siècles à venir sur des événements communs, vient d’une faiblesse très-ordinaire à ceux qui ont vécu dans quelque cour, et qui ont eu le malheur d’avoir quelque part aux affaires publiques. Ils regardent la cour où ils ont vécu comme la plus belle qui ait jamais été ; le roi qu’ils ont vu, comme le plus grand monarque ; les affaires dont ils se sont mêlés, comme ce qui a jamais été de plus important dans le monde. Ils s’imaginent que la postérité verra tout cela avec les mêmes yeux.

Qu’un prince entreprenne une guerre, que sa cour soit troublée d’intrigues, qu’il achète l’amitié d’un de ses voisins, et qu’il vende la sienne à un autre ; qu’il fasse enfin la paix avec ses ennemis après quelques victoires et quelques défaites ; ses sujets, échauffés par la vivacité de ces événements présents, pensent être dans l’époque la plus singulière depuis la création. Qu’arrive-t-il ? ce prince meurt ; on prend après lui des mesures toutes différentes ; on oublie, et les intrigues de sa cour, et ses maîtresses, et ses ministres, et ses généraux, et ses guerres, et lui-même.

Depuis le temps que les princes chrétiens tâchent de se tromper les uns les autres, et font des guerres et des alliances, on a signé des milliers de traites et donné autant de batailles ; les belles ou infâmes actions sont innombrables. Quand toute cette foule d’événements et de détails se présente devant la postérité, ils sont presque tous anéantis les uns par les autres ; les seuls qui restent sont ceux qui ont produit de grandes révolutions, ou ceux qui, ayant été décrits par quelque écrivain excellent, se sauvent de la foule, comme des portraits d’hommes obscurs peints par de grands maîtres.

On se serait donc donné bien de garde d’ajouter cette histoire particulière de Charles XII, roi de Suède, à la multitude des livres dont le public est accablé, si ce prince et son rival, Pierre Alexiowitz, beaucoup plus grand homme que lui, n’avaient été, du consentement de toute la terre, les personnages les plus singuliers qui eussent paru depuis plus de vingt siècles. Mais on n’a pas été déterminé seulement à donner cette vie par la petite satisfaction d’écrire des faits extraordinaires ; on a pensé que cette lecture pourrait être utile à quelques princes, si ce livre leur tombe par hasard entre les mains. Certainement il n’y a point de souverain qui, en lisant la vie de Charles XII, ne doive être guéri de la folie des conquêtes. Car, où est le souverain qui pût dire : J’ai plus de courage et de vertus, une âme plus forte, un corps plus robuste ; j’entends mieux la guerre, j’ai de meilleures troupes que Charles XII ? Que si, avec tous ces avantages, et après tant de victoires, ce roi a été si malheureux, que devraient espérer les autres princes qui auraient la même ambition, avec moins de talents et de ressources ?

On a composé cette histoire sur des récits de personnes connues, qui ont passé plusieurs années auprès de Charles XII et de Pierre le Grand, empereur de Moscovie, et qui, s’étant retirées dans un pays libre, longtemps après la mort de ces princes, n’avaient aucun intérêt de déguiser la vérité. M. Fabrice, qui a vécu sept années dans la familiarité de Charles XII ; M. de Fierville, envoyé de France ; M. de Villelongue, colonel au service de Suède ; M. Poniatowski même[2], ont fourni les mémoires.

On n’a pas avancé un seul fait sur lequel on n’ait consulté des témoins oculaires et irréprochables. C’est pourquoi on trouvera cette histoire fort différente des gazettes qui ont paru jusqu’ici[3] sous le nom de la Vie de Charles XII. Si l’on a omis plusieurs petits combats donnés entre les officiers suédois et moscovites, c’est qu’on n’a point prétendu écrire l’histoire de ces officiers, mais seulement celle du roi de Suède ; même, parmi les événements de sa vie, on n’a choisi que les plus intéressants. On est persuadé que l’histoire d’un prince n’est pas tout ce qu’il a fait, mais ce qu’il a fait de digne d’être transmis à la postérité.

On est obligé d’avertir que plusieurs choses, qui étaient vraies lorsqu’on écrivit cette histoire en 1728, cessent déjà de l’être aujourd’hui[4] en 1739. Le commerce commence, par exemple, à être moins négligé en Suède. L’infanterie polonaise est mieux disciplinée, et a des habits d’ordonnance qu’elle n’avait pas alors. Il faut toujours, lorsqu’on lit une histoire, songer au temps où l’auteur a écrit. Un homme qui ne lirait que le cardinal de Retz prendrait les Français pour des forcenés qui ne respirent que la guerre civile, la faction, et la folie. Celui qui ne lirait que l’histoire des belles années de Louis XIV dirait : Les Français sont nés pour obéir, pour vaincre, et pour cultiver les arts. Un autre qui verrait les mémoires des premières années de Louis XV ne remarquerait dans notre nation que de la mollesse, une avidité extrême de s’enrichir, et trop d’indifférence pour tout le reste. Les Espagnols d’aujourd’hui ne sont plus les Espagnols de Charles-Quint, et peuvent l’être dans quelques années. Les Anglais ne ressemblent pas plus aux fanatiques de Cromwell que les moines et les monsignori dont Rome est peuplée ne ressemblent aux Scipions. Je ne sais si les Suédois pourraient avoir tout d’un coup des troupes aussi formidables que celles de Charles XII. On dit d’un homme : Il était brave un tel jour ; il faudrait dire, en parlant d’une nation : Elle paraissait telle sous un tel gouvernement, et en telle année. »

Si quelque prince et quelque ministre trouvaient dans cet ouvrage des vérités désagréables, qu’ils se souviennent qu’étant hommes publics ils doivent compte au public de leurs actions ; que c’est à ce prix qu’ils achètent leur grandeur ; que l’histoire est un témoin et non un flatteur ; et que le seul moyen d’obliger les hommes à dire du bien de nous, c’est d’en faire.


  1. Dans la première édition, 1731, deux volumes in-12, ce morceau était à la fin du tome second. C’est dans la deuxième édition qu’il fut mis en tête de l’ouvrage, sous le titre de Discours, que Voltaire lui a toujours conservé. Dans l’édition de 1748, ce Discours ayant été placé par l’auteur après la préface qui précède, j’ai suivi cette disposition. (B.)
  2. Stanislas Poniatowski, né en 1678, mort en 1762. C’est son fils qui devint roi de Pologne en 1764.
  3. Telles que les Campagnes de Charles XII, roi de Suède, par Grimarest, 1707, et les Mémoires pour servir à l’Histoire de Charles XII, imprimés par le secrétaire hollandais Theyls, 1722. (G. A.)
  4. Dans la première édition, qui est de 1731, on lisait : « Cessent déjà de l’être aujourd’hui en 1731. » (B.)