Histoire d’une famille de soldats 1/9

Delagrave (p. 179-200).


CHAPITRE IX

à bord de « l’Orient »


— Qu’est-ce que tu viens faire ici, clampin ? tu te trompes de porte, mon garçon !…

Ce fut par cette apostrophe désobligeante qu’un timonier de l’Orient, le vaisseau-amiral de la flotte française, accueillit Jean Tapin, lorsque, sac au dos, sa couverture de campement d’une main, son fusil de l’autre et précédant sa section, il arriva au sommet de l’échelle qui donnait accès sur le pont.

C’est que, en dépit de ses dix-huit ans, de ses campagnes et de la dure vie qu’il avait menée dans les camps, il était resté, quoique grandi, le petit Jean imberbe et svelte qui donnait plutôt l’impression d’un enfant de troupe que d’un soldat véritable.

Mais il avait acquis une bonne dose d’aplomb, et superbement il répondit :

— Je suis Jean Cardignac, sergent à la 9e demi-brigade, 2o compagnie.

« Et voilà mes galons, fit-il en allongeant le bras.

Le timonier qui venait de l’interpeller était un solide gaillard trapu, râblé, au cou de taureau ; ses petits yeux gris brillaient au milieu d’une large face couleur de brique, encadrée de favoris d’un roux ardent.

Il haussa les épaules dans un geste de dédain, regardant alternativement les galons d’or et la figure enfantine de celui qui les portait.

— Si tu n’es pas aveugle, camarade, poursuivit Jean qui essayait de se contenir, tu dois voir que je m’embarque parce que c’est mon droit, et que je suis ici parce que c’est ma place.

Mais le marin haussa de nouveau les épaules, en branlant sa grosse tête et grommela entre ses dents :

— Si c’est pas pitié d’encombrer des bateaux de soldats comme ça !

— Pitié ! s’écria Jean, dont les joues s’empourprèrent ; mais je suis soldat comme tu es marin… et j’étais à Valmy, et à Mayence, et à Fleurus. Et toi ? où étais-tu pendant ce temps-là ?

Et comme le timonier continuait à ricaner.

— Tu n’étais toujours pas sur le Vengeur puisque nul n’en est revenu…alors de quel droit me parles-tu ainsi ?

— Toi, à Valmy ! fit le marin… en voilà une bl…

Il n’acheva pas le mot : Jean, posant son fusil contre le bordage, avait bondi sur lui le poing fermé.

On les sépara.

— Allons, blanc-bec, fit le timonier : je vois que c’est une correction qu’il te faut : eh bien ! tu l’auras.

— Tout de suite ! s’écria Jean exaspéré.

— Tu dis des bêtises, reprit le matelot tranquillement, en montrant les officiers de marine qui, du haut de la dunette, regardaient curieusement la scène ; mais ajouta-t-il, en baissant la voix, si tu veux, trouve-toi ce soir au pied du mât de misaine et tu seras servi.

— Entendu.

— Quelle est ton arme ?

— Mon arme ? fit Jean que les questions de duel n’avaient guère préoccupé jusque-là…

— Oui, ce n’est pas le canon que je suppose, dit le timonier dans un gros rire.

— Trêve de plaisanterie ! fit Jean les poings serrés, et choisis-la toi-même ; ça m’est égal !

— Veux-tu le sabre d’abordage ?

— Je veux bien.

— Alors à la nuit tombante… avec deux témoins, au pied du mât de misaine.

— J’y serai.

Et Jean, reprenant son fusil, rejoignit sa section, dont plusieurs hommes avaient entendu l’origine de la dispute.


Un cliquetis de sabre se fit entendre et la lutte s’engagea.

— Vous avez joliment bien fait de le moucher, sergent, dit Cancalot, un Parisien de Montmartre, volontaire de l’année précédente.

C’était le type du gamin de Paris, souple comme une anguille, débrouillard et gouailleur.

Jean le prit comme témoin avec Michu, un caporal de sa section. Ce dernier était un paysan d’Auvergne, aussi lourd et massif que l’autre était fluet ; aussi taciturne que le Parisien était bavard.

Il était, de plus, têtu comme plusieurs mulets.

« On y sera, sergent, dit Cancalot ; et vous savez, s’il faut cogner sur les témoins, vous n’aurez qu’à le dire… »

Peut-être vous étonnerez-vous, mes enfants, de voir des soldats de la même armée se quereller ainsi sans raison et mettre flamberge au vent pour des vétilles.

C’est que, de tout temps, l’esprit de corps et l’esprit d’arme ont été l’origine de susceptibilités qui, avivées par notre tempérament naturellement belliqueux, transforment la moindre équivoque en dispute et la moindre dispute en bataille.

Il ne faut pas trop le déplorer, car c’est aussi cet esprit qui, en exaltant l’amour-propre des soldats d’un même régiment, les prédispose à faire de grandes choses pour soutenir l’honneur de leur corps ; c’est lui qui donne la conviction au cavalier qu’il n’y a rien au-dessus de la cavalerie, à l’artilleur que le canon prime les autres armes, au fantassin que l’infanterie est la reine des batailles.

Et c’est avec ces convictions-là que se soutient l’esprit militaire, c’est-à-dire le sentiment, profondément enraciné chez ceux qui portent l’uniforme, de la supériorité de la carrière des armes sur toutes les autres carrières.

Le départ de la flotte vint arracher Jean Tapin aux réflexions que provoquait en lui ce singulier début de campagne, et bientôt le merveilleux spectacle qu’offrait la mer, couverte de vaisseaux, absorba complètement son attention.

C’est que, en effet, la flotte qui quittait Toulon, ce 19 mai 1798, était une des plus belles qu’on eût vue depuis longtemps, au moins par le nombre des bâtiments, car elle en comprenait près de cinq cents, dont quatre cents transports.

Elle s’ébranla, le vaisseau-amiral en tête.

Quarante mille hommes, dix mille marins et un matériel énorme s’entassaient dans ses flancs.

Les vaisseaux de cette époque différaient absolument, mes enfants, de ceux que vous pouvez voir aujourd’hui dans nos ports de guerre ; d’abord, la vapeur étant inconnue, on ne naviguait qu’à la voile ; de plus, les canons n’ayant pas la puissance de ceux d’aujourd’hui, dont les projectiles éclatent à l’intérieur même des bâtiments, on n’avait pas encore songé à revêtir d’une cuirasse d’acier ces monstres flottants.


Tapin fit la connaissance du mal de mer à quelques lieues des côtes.

Mais s’ils ne portaient pas de ces pièces énormes, qui ont aujourd’hui jusqu’à 12 mètres de long et lancent des obus de 1,000 kilogrammes, ils en avaient un plus grand nombre de moyen calibre, et, pour leur faire place, il avait fallu les disposer sur plusieurs étages, ce qui donnait aux vaisseaux un aspect très imposant.

C’est ainsi que l’Orient, sur lequel était monté Jean Tapin avec six cents hommes de la 9e demi-brigade, était un des plus beaux vaisseaux de l’époque, avec ses cent vingt canons formant trois batteries superposées.

Les soldats avaient été répartis partout, sur les gaillards d’avant, dans les faux-ponts, les batteries et jusque dans la cale ; leur installation était très primitive, car on n’avait pu leur donner le hamac qui est, vous le savez, le lit du marin. Ils devaient se contenter de leur havresac pour oreiller et d’une couverture de campement. Mais tous les soldats, choisis pour faire partie de cette mémorable expédition, avaient parcouru les dures étapes des trois dernières campagnes et ne se plaignaient pas pour si peu.

Ce qui leur était le plus pénible, c’était le mal de mer, ce vilain mal que je ne vous souhaite pas de connaître, car, s’il n’est pas dangereux et si on en guérit aussitôt qu’on a remis le pied sur le « plancher des vaches », il est des plus désagréables et annihile toutes les facultés.

Notre pauvre Tapin fit sa connaissance à quelques lieues à peine des côtes, lorsque les courtes lames azurées du golfe du Lion firent danser l’Orient comme une simple coquille de noix.

Aussi, lorsqu’arriva l’heure du rendez-vous, notre petit camarade était dans un pitoyable état, et il lui fallut un effort héroïque pour monter de la batterie basse, où était sa compagnie, jusqu’au pied du mât de misaine avec ses deux témoins.

Cancalot d’ailleurs ne valait guère mieux que lui ; seul Michu, paysan difficile à émouvoir, tenait bon.

Le timonier avait bien choisi l’endroit à cette heure : soldats et marins, réunis dans les batteries, autour de vastes gamelles, prenaient leur repas du soir et personne ne devait déranger les combattants.

Un des matelots qui accompagnaient le timonier sourit en voyant la figure livide de Jean Tapin et les gouttes de sueur qui perlaient à son front. Il lui tendit d’un air goguenard un sabre court, à lame légèrement recourbée, dont le tranchant scintillait, merveilleusement affilé.

C’était un sabre d’abordage. Une grosse coquille d’acier, recouvrant la poignée dans le but de préserver la main, donnait à cette arme un aspect caractéristique.

Notre petit ami avait bien mal au cœur, mais il remarqua le regard moqueur du marin qui lui tendait l’arme, et soudain, réagissant avec violence contre l’oppression qui l’étreignait, oublieux de son mal, il mit fiévreusement habit bas, enleva sa chemise d’un tour de main, saisit le sabre d’abordage et d’un bond se mit en garde.

Il faut bien le dire, Jean Tapin était tout à fait étranger au maniement de l’arme qu’il avait en main : d’abord elle était bien lourde pour son bras ; ensuite les rares leçons d’escrime qu’il avait prises, à la salle d’armes de la rue Bellechasse, pendant qu’il était secrétaire du colonel Bernadieu, n’avaient porté que sur le maniement de l’épée : il ne savait que pointer et ignorait l’art de sabrer ; aussi lorsque le timonier apparut dans sa solide carrure, nu jusqu’à la taille, la peau tatouée d’inscriptions bizarres et exécutant quelques passes rapides avec son arme pour l’avoir bien en main, Cancalot, peu rassuré, murmura à voix basse :

— Méfiez-vous bien, sergent !

Mais Jean avait, à défaut d’expérience, une qualité morale essentielle : il avait de l’amour-propre, un amour-propre indomptable ; pour rien au monde il n’eût voulu paraître avoir peur, et il acquit la preuve, ce jour-là, que le mal de mer est surtout affaire d’imagination ; car, à ce moment psychologique, absorbé par le souci du combat, il n’y pensa plus.

— Quand vous voudrez, fit le quartier-maître qui servait au timonier de premier témoin.

Un cliquetis d’armes se fit entendre : la lutte était engagée, les sabres se heurtèrent et Jean para presque aussitôt un coup, destiné à son épaule. Il essaya d’en porter un à son tour en pointant à la hauteur de poitrine ; mais sa pointe rencontra la coquille du sabre de son adversaire et il n’eut que le temps de se rejeter en arrière pour ne pas être touché par une vigoureuse riposte.

Manifestement le timonier essayait de toucher au bras, pour en finir avec un adversaire inhabile, qui lui apparaissait si jeune avec son torse très blanc et ses membres grêles. Mais Jean compensait en agilité ce qui lui manquait en vigueur ; à la reprise suivante, il bondit de côté, essaya d’un coup de flanc, le manqua, et comme il se redressait, se sentit fouetté à l’avant-bras.

Une zébrure rouge apparut aussitôt.

Cancalot se précipita :

— Touché ! fit-il, ça suffit…

Mais Tapin était emballé, et d’ailleurs il venait de revoir, sur les lèvres du marin qui lui avait tendu le sabre d’abordage, le sourire moqueur du début.

— Continuons, fit-il rageusement ; ça ne compte pas…

Mais soudain un ordre fut donné à quelques pas d’une voix brève ; depuis quelques instants la nuit était venue tout à fait, et dans l’ombre, un officier à la silhouette maigre, les bras croisés derrière le dos, suivait le combat sans être remarqué.

Presque aussitôt deux grenadiers de haute taille, le bonnet de police sur l’oreille, se précipitèrent sur les combattants.

— Par ordre supérieur, dit l’un d’eux, arrêtez !… Et avant que les deux adversaires eussent eu le temps de faire un mouvement, ils étaient appréhendés par d’autres marins et entraînés à fond de cale, pendant que leurs témoins s’esquivaient sans demander leur reste.

Dix minutes après, Jean et le timonier étaient aux fers, à côté l’un de l’autre, c’est-à-dire assis au fond d’un trou noir et humide, les jambes fixées à une barre de fer cadenassée.

Dix autres minutes après, ils étaient les meilleurs amis du monde.

— Sergent, avait déclaré le timonier, je regrette ce que j’ai dit ; car s’il est vrai que vous n’avez pas de poil au menton, il est encore plus vrai que vous êtes un brave… Est-ce oublié ?

— Tout à fait oublié, avait répondu Jean, et tous deux, se penchant l’un vers l’autre autant que le leur permettait la barre de justice qui leur immobilisait les jambes, avaient pu se serrer la main.

— J’ai été absurde, reprit encore le timonier : je vous ai cherché une querelle d’Anglais.

— Et moi j’ai été trop vif…

— Mais pas du tout : j’aurais mérité un bon coup de sabre sur la tête : votre estafilade n’est pas sérieuse au moins ?…

— Non ; ça me cuit un peu, mais ça ne sera rien.

— Sergent, voulez-vous que nous soyons amis ?

— Moi je veux bien ; comment vous appelez-vous ?

— Je m’appelle Haradec et je suis de Dinan, un joli brin de ville, sur la Rance, un beau brin de rivière, et, foi de Breton ! si je puis vous faire un jour oublier ce qui s’est passé, vous pouvez compter sur moi…

À la vie à la mort, sergent !

— À la vie à la mort », répéta Jean — et la moitié de la nuit ils causèrent, se racontant leurs aventures.

Haradec était pêcheur, et la Révolution l’avait, lui aussi, réquisitionné pour la guerre. Depuis quatre ans, il courait sus à l’Anglais, des Indes aux Antilles ; l’Anglais était pour lui l’ennemi, l’ennemi séculaire.

— C’est leur or, disait le timonier, l’or anglais, qui solde tous ces gredins d’étrangers, allemands et autres, acharnés sur la France. Eux, pendant ce temps, ils s’emparent de nos colonies.

« Si seulement on pouvait les rencontrer, ajouta-t-il, comme une lueur de jour filtra par une écoutille jusqu’au cachot, ça serait une bonne affaire pour nous ; car, au moment du combat, il n’y a plus de fers qui tiennent : on nous libérerait tout de suite.

— Est-ce qu’on va nous laisser longtemps ici ? » fit Jean, qui, malgré lui. avait le cœur gros, car c’était sa première punition.

La réponse ne se fit pas attendre ; quelques instants après, un quartier-maître vint détacher les deux hommes et leur rendit la liberté.

Quand Jean reparut à la compagnie, le capitaine Jolibois, qui connaissait son aventure, prit un air sévère pour l’admonester. Mais on sentait qu’il y avait sous ses reproches plus d’affectueuse indulgence que de mécontentement.

« Ordre de ne plus recommencer, Tapin », conclut-il. Jean, d’ailleurs, n’en avait plus envie.

« C’est entendu, mon capitaine », répondit-il.

Mais la crânerie dont il avait fait preuve vis-à-vis d’un adversaire beaucoup plus fort que lui, augmenta encore la sympathie et l’estime que tout le monde lui portait à la 9e demi-brigade. C’était un peu comme s’il avait soutenu l’honneur du corps, et le commandant Scévola, un vieux dur à cuire qui s’y connaissait en hommes, vint lui serrer la main en lui disant : « C’est bien, ça, petit ! »

Quand on eut dépassé la Corse, la mer s’adoucit et ce fut sans haut-le-cœur que Jean vit défiler les rivages abrupts de la Sardaigne.

Les jours passaient vite d’ailleurs, car Bonaparte s’y entendait pour occuper son monde ; on ne le voyait pas, mais son action se faisait sentir partout. À bord des vaisseaux, on faisait l’exercice, et les tambours répétaient les batteries réglementaires deux fois par jour, comme dans une ville de garnison. De plus, chaque matin, tous les grenadiers étaient exercés à la manœuvre du canon, et Belle-Rose lui-même dut faire connaissance avec l’écouvillon, la gargousse et le boulet ramé ; car il s’agissait, en cas de rencontre avec la flotte anglaise, de savoir prendre rapidement le branle-bas de combat.

Quand on doubla la Sicile, le vent d’ouest s’engouffra dans les voiles et accéléra la vitesse, en donnant aux bâtiments des allures de dauphins bondissant sur les vagues.

Et de nouveau Jean Tapin, de grosses gouttes de sueur au front, alla se réfugier dans un coin où plusieurs s’était déjà mis à l’abri. C’était tout près du bordage, sous la passerelle du commandant. Il y trouvait la solitude relative qui lui était nécessaire pour faire ses confidences aux poissons.

Mais ce jour-là, la place était prise ; le rouleau de cordages sur lequel il s’asseyait d’habitude, la tête dans ses mains, était occupé par un officier qui lisait. Jean, portant instinctivement la main à son bonnet de police, se retirait précipitamment, lorsqu’une voix brève le rappela. Il tressaillit, car il lui semblait reconnaître cette voix.

— Eh ! mais, je ne me trompe pas, reprit l’officier, c’est mon jeune batailleur de l’autre soir. Dis, est-ce bien toi ?

Jean inclina la tête sans répondre.

— On a dû te calmer en te mettant aux fers, reprit l’officier dont la voix s’adoucissait.

— Oui, fit Jean très bas.

— On a bien fait ; les soldats n’ont pas le droit de se battre entre eux quand l’ennemi n’est pas loin : pendant la guerre, tu dois ton sang à la France, petit, et tu ne peux en disposer ailleurs ; comprends-tu cela au moins ?

Jean fit signe qu’il comprenait ; très intimidé d’ailleurs par le ton autoritaire de son interlocuteur, il leva la tête, rencontra deux grands yeux noirs fixés sur lui, et n’osa regarder l’inconnu qu’il supposa être le commandant du bord.

— Allons, dit l’officier, assieds-toi là auprès de moi et causons.

Jean n’était guère d’humeur à soutenir une conversation ; mais il ne pouvait se soustraire à l’invitation qui lui était faite. Il jeta de nouveau un rapide regard sur l’officier, pour reconnaître son grade, ne vit aucun galon, aucune broderie sur les manches, aucun insigne sur les épaules et, à tout hasard, se rappelant que les marins employaient souvent cette appellation :

— Oui, commandant, répondit-il ; mais je suis… je ne sais, je suis…

— Oui, tu es mal à ton aise : il n’y faut pas penser, ni regarder la mer ; il faut penser à autre chose ; à tes parents, par exemple.

— Je n’ai plus de parents.

— Comment ? Tu es bien jeune pourtant… tu as une famille au moins ?

— Je n’en ai qu’une : c’est la 9e demi-brigade.

Et en quelques mots, Tapin mit son interlocuteur au courant des principaux événements de sa vie, sans oublier le récit de son premier combat et la balle qu’il avait reçue dans son chapeau.

— Si je l’avais là, je vous la montrerais, dit-il.

— Je te crois, mon enfant, dit l’officier subitement intéressé ; alors tu as dix-huit ans et tu as déjà cinq ans de services.


L’officier tendit à Jean Tapin le volume qu’il était occupé à lire.

— Cinq ans, neuf mois et seize jours, commandant.

— Diable ! tu tiens tes comptes comme un officier payeur. Et, dis-moi, es-tu content de faire cette nouvelle campagne ?

— Oh ! oui, s’il n’y avait pas ce vilain mal de mer. Il s’interrompit, courut au bordage, se pencha, et revint très pâle.

— Il faut continuer à causer, petit… le mal t’oubliera. Réponds à mes questions : sais-tu où nous allons ?

— Pour cela, non, commandant.

— On n’en parle pas à la 9e demi-brigade ?

— Oh ! si : il y en a qui disent qu’on va en Grèce, les autres à Constantinople, pour faire alliance avec le grand Turc ; mais ça nous est bien égal d’aller ici ou là ; avec le général Buonaparte, nous irions au bout du monde.

— Tu le connais, le général ?

— Non, et pourtant il est sur ce bateau : mais depuis que nous sommes partis, je ne l’ai vu que de loin, un jour où il est monté sur la passerelle avec l’amiral, et encore il me tournait le dos. Je voudrais bien le voir de près ; je serais si content !

— Tu l’aimes donc bien ?

— Oh ! oui, et surtout je l’admire ; oh ! je l’admire tant ! Songez donc à tout ce qu’il a fait déjà : à Arcole, à Castiglione, à Rivoli ; et tous ces drapeaux que j’ai été voir aux Invalides et qu’il a envoyés d’Italie !… Et puis le commandant disait l’autre jour qu’il comptait bien sur lui pour nous débarrasser de tous ces bavards du Directoire…

L’officier sourit.

— Ah ! il a dit cela, ton commandant ?

— Oui ; et songez que le général Buonaparte n’a que trente ans.

— Vingt-neuf même, je crois…

— Alors vous comprenez, poursuivit Jean qui s’enhardissait, il peut bien nous mener aux Grandes-Indes ; on le suivrait les yeux fermés.

— Aux Grandes-Indes ? mais pourquoi ? demanda l’officier dont l’œil noir s’alluma soudain.

— Mais pour attaquer les Anglais, donc !…

— Les Anglais aux Grandes-Indes ! Pourquoi irions-nous les chercher si loin quand l’Angleterre est si près ?

— Ah ! parce que leurs flottes empêchent de débarquer en Angleterre ; mais là-bas, en Asie, ils ne se méfient pas !… Et quel coup si on leur reprenait tout ce qu’il nous ont volé, tout coque La Bourdonnais et Dupleix avaient conquis sous les ci-devant rois.

— Dupleix, La Bourdonnais ! tu connais donc ton histoire de France ? Sais-tu <pic je te trouve bien avance pour un petit sergent de ton âge ? Où as-tu appris tout cela ?

— Dans les livres que Mme Catherine et aussi le capitaine Jolibois me prêtent.

— Ah ! tu aimes à lire.

— Beaucoup, beaucoup !

— Eh bien, je vais te prêter ce livre-là.

Et l’officier tendit à Tapin le volume qu’il était occupe à lire.

C’est le plus beau des livres que je connaisse, reprit-il, surtout pour un soldat. Je te donne deux jours pour le lire ; dans deux jours, à pareille heure, tu me le rapporteras ici toi-même.

— Merci, commandant, fit Jean tout joyeux ; justement les journées me semblaient longues et vous pensez, bien que nous n’avons pas pu emporter de livres dans nos sacs.

Quand notre petit ami se retrouva dans l’entrepont avec Belle-Rose et qu’il eut narré sa rencontre, il se hâta d’ouvrir le livre. Il portait pour titre :


vie des hommes illustres de la grèce et de rome
racontée par l’historien
PLUTARQUE


Et tout à coup, jetant les yeux sur la page suivante, il poussa un cri étouffé.

— Oh ! maître ! fit-il.

— Quoi donc ? dit le géant.

— voyez !…

Le géant, on s’en souvient, ne savait pas lire.

— Lis donc vite, petit, dit-il ; tu m’impatientes.

— Voilà ce qui est écrit :

Ce livre appartient
à Napoleone di Buonaparte
Élève à l’École militaire de Brienne, 1788.

— Vingt mille sabords ! hurla le tambour-maître, et tu ne l’as pas reconnu tout de suite !

Jean était devenu d’une pâleur de cire.

— Je n’ai pas osé seulement le regarder, balbutia-t-il ; et puis je ne l’avais jamais vu.

— Mais tu sais bien qu’il est maigre comme un clou ; très brun, des yeux noirs immenses ; des cheveux plats couleur de suie ; une mèche tombant sur le front, menton carré, teint mat, tout le monde sait ça depuis que le citoyen David l’a portraituré.

— Je le regarderai mieux en allant lui reporter son livre, ou plutôt, non, fit-il ; je n’oserai jamais le regarder.

— Il t’a dit de revenir ?

— Oui, après-demain.

— Alors tu vas l’approcher, lui parler, le toucher peut-être, fit Belle-Rose impressionné. Il a toutes les chances, ce Tapin ! conclut-il. Que tu es né coiffé, mon garçon !

Le lendemain, pendant toute la journée, Jean Cardignac dévora le précieux livre et tous ces récits d’actions héroïques l’enfiévrèrent d’autant plus qu’il se dit :

« C’est à cette source que puise ses modèles l’homme dont tout le monde parle en Europe. »

Longtemps avant l’heure, il était au rendez-vous, et quand le général en chef de l’armée d’Égypte arriva dans son uniforme très simple, avec son chapeau en bataille, ses mains derrière le dos dans l’attitude qui lui était familière, Jean fit le salut militaire aussi raide que s’il eût avalé un sabre de cavalerie.

— Ah ! je vois que tu me connais maintenant, fit Bonaparte en lui caressant le menton ; eh bien, mon livre t’a-t-il intéressé ?

— Oh, oui !

— Et quel est l’homme de Plutarque qui t’a le plus séduit ? voyons…

Jean réfléchit un instant.

— C’est Régulus, fit-il.

— Ah ! et pourquoi ?

— Parce qu’il lui a fallu un courage plus grand que celui qu’il faut sur les champs de bataille pour ne pas violer sa parole, et revenir à Carthage, sachant quels supplices l’y attendaient.

— C’est très bien, très bien vraiment… Dis-moi ton vrai nom, mon enfant.

— Jean Cardignac : mais mes camarades m’appellent Jean Tapin depuis Valmy… Alors, c’est ce nom-là que je préfère…

— Écris-le toi-même sur la première page de ce livre ; comme il ne me quitte jamais, tu es sûr que je n’oublierai pas. Et retiens bien ceci, poursuivit Bonaparte : si tu le veux, à la fin de la campagne qui commence, tu seras officier. Le veux-tu ?

— Oh ! général ! c’est impossible…

— Impossible ! Sache, mon enfant, que le mot impossible n’est pas français. Si tu le veux, et si ta bonne étoile te sauve du yatagan des Arabes, des fièvres et du soleil, tu seras officier, je te le répète, car, avec de la volonté, il n’y a pas d’obstacle.

Bonaparte avait disparu depuis quelques minutes, et Jean Tapin était encore à la même place, les yeux troubles, tremblant d’émotion.

— Quand je te disais que tu es né coiffé, s’écria le géant, lorsque son petit-fils adoptif, d’une voix frémissante, lui conta son entrevue avec le héros de Rivoli.

Ce qui est certain, c’est que, de ce jour, l’enthousiasme du petit volontaire de 92 pour la carrière des armes se doubla d’un fanatisme profond pour l’homme qui, à ses yeux, personnifiait la guerre.

Ce contact de quelques instants l’avait littéralement galvanisé.

Un invincible besoin d’activité le prit ; ne pouvant tenir en place, il consacra toutes ses heures de loisir à circuler dans les parties accessibles du vaisseau, à interroger les marins, à se rendre compte de tout ce qu’il voyait autour de lui. Il pénétra dans les magasins, prit part, lui aussi, à la manœuvre du canon, se glissa dans la cale, et jusque dans la soute aux poudres, apprit le maniement des voiles et le jeu du gouvernail.

Il lui arriva bien, pendant les premiers temps, de se perdre dans ce dédale des batteries hautes et basses, de buter dans des cordages et d’aller heurter des matelots moqueurs, lorsqu’un coup de roulis jetait le bâtiment de côté ; mais il était leste et agile, grimpait comme un chat aux échelles de corde, et était toujours prêt à rendre service.

Un jour, par une forte brise qui faisait tanguer fortement l’Orient, il monta au mât de grand perroquet pour aider un mousse à carguer une voile.

Quand il en descendit, il fut grondé par Belle-Rose pour sa témérité ; mais Haradec, son nouvel ami, le reçut dans ses bras et l’embrassa.

— Tu es un rude petit gars, dit-il ; tu mériterais d’être Breton.

— Et toi tu serais digne d’être Parisien, riposta Jean riant.

Cependant on était parti de Toulon depuis vingt jours et personne ne connaissait encore le but de l’expédition. On savait seulement, par le mot de Bonaparte, parlant du yatagan des Arabes,


Tapin grimpait comme un chat aux échelles de corde et était toujours prêt à rendre service.

qu’on allait débarquer en pays musulman ; mais était-ce en Syrie, en Égypte,

ou en Asie-Mineure ?

Le secret avait été si bien gardé que Nelson, qui commandait les forces navales anglaises, arriva devant Toulon vingt-cinq jours après que Bonaparte en était parti.

Le 9 juin, une terre apparut à l’horizon.

C’était l’île de Malte, appartenant à cette époque aux chevaliers de Malte, ordre religieux remontant aux croisades, et toute la flotte française se déploya devant La Valette, la capitale imprenable de l’île.

Imprenable, elle l’eût été avec d’autres défenseurs que les chevaliers de cette époque, abâtardis par une longue paix, et surtout avec d’autres assaillants que les Français de Bonaparte, habitués à ne plus douter de rien.

Trois mille soldats furent débarqués, et, en quelques heures, s’emparèrent des tours et des batteries qui défendaient la rade : le lendemain, la ville capitulait ; les soldats de la 9e demi-brigade avaient dû se contenter de contempler le spectacle de la canonnade et de l’assaut du haut des hunes, et Belle-Rose ne s’était pas privé de fulminer contre la mauvaise chance qui ne lui permettait pas de se dégourdir les jambes à terre.

Mais il changea de ton, lorsque, laissant 4,000 hommes dans l’île avec le général Vaubois, Bonaparte ordonna de remettre à la voile, en continuant à se diriger vers l’est. Si la 9e eut débarqué, nul doute qu’elle n’eût fait partie de cette garnison, ainsi abandonnée à elle-même en pleine Méditerranée.

Mais où allait-on, enfin ?

Ce fut Haradec, le timonier, qui l’apprit aux soldats, le matin du 1er juillet.

Il était monté de bonne heure à la hune de misaine, et quand il en redescendit :

— Voici la terre, dit-il ; je reconnais la plage d’Alexandrie et le phare du Marabout ; nous arrivons en Égypte.

L’Égypte ! ce nom aussitôt circula et Jean se remémora toutes ses lectures d’autrefois. L’Égypte, c’était la terre des Pharaons ; la région antique qui avait vu l’exode des Juifs et avait abrité la sainte Famille contre les persécutions d’Hérode ; c’était le pays du Sphinx et des Pyramides, l’ancien royaume de Cléopâtre, devenu province romaine, puis tombé au pouvoir de l’Islam… et, à partir de là, Jean ne savait plus.

Qui régnait sur ce riche pays, fertilisé par le Nil, et qu’y venaient faire 40,000 Français ? Comment étaient-ils faits, ces musulmans dont on ne parlait en France qu’avec une secrète terreur, car ils occupaient les côtes barbaresques d’Alger, de Tunis et de Tripoli, où, chaque année se vendaient, des centaines d’esclaves chrétiens, et d’où leurs tartanes s’élançaient pour infester la Méditerranée.

Jean Tapin n’allait pas tarder à voir de près, de trop près même, comment ils étaient faits.

La flotte avait à peine mouillé en rade d’Aboukir que les opérations du débarquement commencèrent, malgré le mauvais état de la mer, déferlant sur les rochers.

À minuit, la silhouette de Bonaparte apparaissait sur le sable du rivage, au clair de lune. Aussitôt on battait au ralliement, et, sans même attendre ses chevaux, le général en chef prenait la tête des bataillons débarqués et se mettait en route pour Alexandrie, distante de cinq à six lieues.

À huit heures du matin, sur le piédestal de la colonne de Pompée, il ordonnait l’assaut de la ville sur trois colonnes.

Un seul bataillon de la 9e demi-brigade, celui du commandant Scévola, débarqué de l’Orient, faisait partie de la colonne de Kléber.

Quand on ne fut plus qu’à deux cents mètres des hautes murailles crénelées, une fusillade se mit à crépiter au sommet du mur, et, sous l’impulsion des officiers, les compagnies s’élancèrent.

Il eût fallu des pièces de vingt-quatre pour abattre des murs de cette épaisseur, et aucun canon n’avait été débarqué ; mais une large brèche s’ouvrait sur la droite, dans une haute tour carrée, et, au milieu de la fumée, Jean entendit une voix puissante qu’il connaissait bien : c’était celle de Kléber.

— Par ici, les enfants !

Il se précipita ; déjà la haute stature du général se dressait au milieu d’une échelle, et une grappe humaine semblait accrochée à ses basques brodées d’or. En même temps que le capitaine Fix, Jean Tapin arriva au sommet de la brèche.

Mais ce fut pour voir Kléber tomber comme une masse, frappé d’une balle au front.

Il n’était pas mort pourtant, car la balle qui l’avait frappé n’avait plus assez de force pour pénétrer ; mais ses soldats qui l’adoraient le crurent tué, et un immense cri de rage et de vengeance se répercuta parmi les grenadiers qui montaient à l’assaut. Jean avait vu confusément, au sommet
Kléber tomba, frappé d’une balle au front.
de la muraille, des figures étranges : des hommes coiffés de turbans verts et blancs, des nègres aux cheveux crépus, des mulâtres portant des fez, de longs burnous blancs flottant comme des ailes d’oiseau ; mais, à la vue des baïonnettes, toutes ces apparitions fantastiques avaient disparu, et bientôt les grenadiers, parvenus au sommet du mur, s’écoulèrent à droite et à gauche, le long du chemin de ronde intérieur, pour faire place aux assaillants qui suivaient.


Sous son poids, un trou venait de s’ouvrir.

Des cris retentirent à quelque distance, et les chapeaux des voltigeurs de la 32e demi-brigade apparurent au sommet d’une brèche voisine.

C’était la colonne du général Menou qui débouchait à son tour.

De tous côtés les défenseurs d’Alexandrie s’enfuyaient.

Par où les suivre ?

Aux pieds des soldats, une ville énorme s’étalait, coupée de rues étroites, uniformément formées de cubes blancs juxtaposés. Dans ces pays d’Orient, en effet, les maisons n’ont pas de toit ; mais des terrasses blanchies à la chaux, sur lesquelles les femmes, condamnées pendant le jour à la réclusion perpétuelle dans l’intérieur des appartements, peuvent venir le soir prendre le frais à l’abri des regards curieux.

Des minarets aux formes gracieuses et élancées, des coupoles d’albâtre, des koubas cuirassées d’écailles vertes, se profilaient au-dessus de cette mer de maisons, et, à leur sommet, pointait vers le ciel le croissant d’or, emblème de l’Islam.

Jean venait d’atteindre une grosse tour ronde, face à l’entrée du port, cherchant une issue, un escalier pour descendre dans l’intérieur de la ville. Une douzaine d’hommes de sa section marchaient sur ses traces.

— Attends, dit-il à Cancalot qui le suivait comme son ombre ; voilà une maison adossée à la muraille… je vais sauter : ça n’est pas trop haut. Tu me suivras.

Une terrasse s’étalait en effet au pied de la tour, à quatre mètres environ au-dessous des créneaux.

Quatre mètres ! ce n’était qu’un jeu pour Jean Tapin.

Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que rien n’est moins solide que ces terrasses arabes construites en pierres sèches et en mauvais mortier.

Il s’élança, son fusil dans la main droite, le fourreau de son sabre dans la main gauche, suivant les plus purs principes de la gymnastique appliquée, prêt à se recevoir sur les jarrets.

Il n’en eut pas besoin ; sous son poids, un trou venait de s’ouvrir, au travers duquel il passa comme un boulet, et, dans un grand éboulis de pierres et de gravats, il se trouva tout d’un coup étalé sur de moelleux coussins, au milieu d’une vaste pièce entourée de colonnes de marbre.

En même temps, des cris perçants retentissaient autour de lui, et une douzaine de femmes, vêtues de riches étoffes aux couleurs chatoyantes, s’enfuyaient affolées, et s’entassaient dans un angle de la pièce.

Puis un nouveau craquement se produisit dans la terrasse ; une paire de jambes chaussées de longues guêtres noires apparut suspendue au milieu des stalactites dorées du plafond, et Jean n’eut que le temps de s’écarter pour ne pas recevoir sur le dos cet aérolithe d’un nouveau genre ; c’était Cancalot qui n’avait pas voulu lâcher son chef de file.

Tous deux venaient d’échouer dans le harem d’un riche musulman.