Histoire d’une famille de soldats 1/14

Delagrave (p. 323-354).


CHAPITRE XIV

à l’état-major de l’empereur


— Saberlibobette ! C’êdre tu d’meme une pien ponne idée qu’il afre là, le bédit Tontu, té nous faire foilliacher en foiture !

Le grenadier Zimmermann — un Alsacien haut de deux mètres (sans son bonnet à poil) — ponctua cette appréciation d’un :

— Fife l’Embreur !

énergique. Puis, battant le briquet, il se mit en devoir d’allumer sa pipe.

— Après toi, s’il en reste ! dit le caporal Cancalot.

— Foilà, gaporal ! a fot’serfice !

— Troun de l’air ! intervint alors un grenadier plus petit, maigre et sec, qui répondait au nom de Campistrol (Marius) et qui avait vu le jour à Marseille — Troun de l’air ! ze ne trouve pas qu’il ait une si bonne idée, té ! l’Empéror !… z’ai les reins cassés par les cahots, bagasse ! Te ! ça ressemble pas à la malle de cé nous !

— Ça prouve que t’es difficile, mon garçon, riposta Cancalot. Si c’était pas les ridelles de la guimbarde qui te talent les côtes, ça serait les bretelles de ton sac ! C’est du pareil au même ! D’ailleurs, y n’faut pas te plaindre ! Ça n’est pas bien vu aux grenadiers ! Et puis, songe un peu : ça économise joliment ta chaussure.

Les dix grenadiers qui composaient le chargement du véhicule, éclatèrent de rire aux dépens du Marseillais, et Jean qui, assis à l’avant sur une botte de paille, avait écouté ce colloque, riant aussi :

— Cancalot a raison, dit-il. Vous avez touché chacun trois paires de souliers ! Il s’agit de les réserver pour les marches en Prusse, mon garçon ! et l’Empereur a raison, comme toujours. Au surplus, si ça te gêne d’être véhiculé comme un ambassadeur, je t’autorise à descendre… tu peux suivre à pied, au pas gymnastique… Mais ne lâche pas la voiture, parce que sans ça… je te porte manquant !

Et une nouvelle bordée de rires, accompagnés de lazzis à l’adresse de Campistrol, accueillit cette boutade du lieutenant.

La file des chars à bancs roulait en effet avec fracas, au train moyen de trois lieues et demie à l’heure, soulevant sur la route poudreuse un nuage épais de poussière. Chaque voiture était attelée de quatre vigoureux chevaux ; les paysans en blouse, qui conduisaient, activaient sans cesse l’allure, en faisant retentir de sonores claquements de fouet qui pétaradaient tout le long du convoi, comme une vraie fusillade.

Oui, mes enfants, la garde impériale, comprenant trois mille grenadiers et chasseurs à pied, voyageait en poste ! C’était une idée de Napoléon.

Il estimait que, gagner du temps à la guerre, c’est — presque toujours — gagner la partie ; et, avec sa décision habituelle, il avait réquisitionné toutes les voitures nécessaires et transportait ainsi l’élite de son armée.

On n’avait pas, comme aujourd’hui, le chemin de fer ! Il est vrai qu’on reproche à Napoléon de n’avoir pas eu foi en Fulton qui, ayant trouvé l’application de la vapeur, l’avait récemment proposée à l’Empereur.

Mais ce reproche est immérité. Quand on songe aux essais nombreux qu’il a fallu faire, aux modifications successives qui ont été apportées à cette application de la vapeur comme force motrice, on peut douter que Napoléon eût eu un bénéfice à employer cette découverte encore en enfance.

Ah ! s’il eût connu ces deux merveilles d’aujourd’hui qui sont l’automobile et la bicyclette, s’il les eût trouvées dans l’arsenal de découvertes de son époque, soyez persuadé qu’il les eût utilisées, et largement.

Sous prétexte que ces deux modes de transport sont encore susceptibles d’améliorations, il n’eût pas, comme on le fait aujourd’hui, remis sans cesse au lendemain leur application à l’art de guerre.

Des cyclistes il eût fait des éclaireurs incomparables, capables de fournir des courses de 150 kilomètres par jour, et de porter la terreur sur les derrières et dans les convois de l’ennemi.

Des automobiles, il se fut servi pour traîner derrière lui ses parcs de corps d’armée, les lourds canons de siège jadis attelés de bœufs, ou pour transporter en poste, à raison de 300 kilomètres par jour, les troupes d’élite à l’aide desquelles, sur le point choisi, il frappait le coup décisif.

Pour l’instant, il s’en tenait à ce qui lui semblait le plus pratique, le plus sùr, en meme temps le plus rapide : la voiture et les chevaux. Et cela constituait une innovation pour l’époque ! Tout le long du parcours, les paysans ébahis arrêtaient leur charrue, ou sortaient sur le seuil des portes, en voyant arriver, grand train, ce long convoi chargé de fantassins, qui riaient de leur mine ahurie et leur lançaient au passage des plaisanteries ou des propos saugrenus :

— Allons ! toi, l’gros père, embarque ! On va s’serrer pour te faire de la place !…

— Hé ! là ! la commère au bonnet blanc, nous n’avons plus de cantinière ! faut venir avec nous ! L’postillon va vous mettre en croupe car il n’y a plus d’place dans l’carrosse !

Mais à peine les interpellés avaient-ils le temps de s’étonner ou de lancer un vivat aux soldats, que déjà le convoi était loin.

On faisait ainsi vingt lieues par jour ; les chevaux des officiers montés étaient restés au premier gîte d’étape, car ils n’auraient pu suivre à pareille allure, et tout le monde — depuis les colonels jusqu’au simple soldat — avait pris place dans les chars à bancs.

C’est ainsi que, en six jours, la garde impériale était sur le Rhin. Les officiers se remontèrent alors dans les dépôts de cavalerie.

Et l’on pénétra en Allemagne.

Napoléon avait préparé cette nouvelle campagne avec le soin qu’il apportait à toutes choses.

Avant de quitter Paris, il avait organisé la défense de toutes nos frontières.

Prévoyant une intervention possible de l’Autriche, il avait chargé Masséna, commandant l’armée d’Italie, ainsi que le général Marmont de veiller de ce côté.

Kellermann, le roi Louis de Hollande, frère de Napoléon, le maréchal Mortier et le maréchal Brune couvraient le Rhin — de Mayence au Helder — et la côte, du Helder à Boulogne.

Junot commandait l’armée du centre. Huit mille hommes, avec la Garde Municipale, restaient à Paris.

Pour tout préparer ainsi, l’Empereur avait passé deux jours à dicter, presque sans s’arrêter, des ordres.

Il avait envoyé prés de deux cents lettres qui sont restées dans nos archives, et qui constituent le plus parfait modèle, dans l’art de commander et d’administrer les armées.

Rien n’avait été oublié par lui pour l’habillement et l’armement. Il avait voulu que chaque soldat eût trois paires de souliers, une aux pieds, deux dans le sac. Il avait préparé d’énormes approvisionnements de vivres, de munitions et de matériel de toute espèce ; les services de l’intendance avaient mis, à remplir leur devoir et à exécuter ses ordres, une ponctualité et une rapidité remarquables.

L’Empereur était donc libre de ses mouvements.

Le 4 octobre 1806, il avait sous la main, rassemblés à la frontière saxonne, six corps d’armée superbes, commandés par les maréchaux Bernadotte, Davout, Soult, Lannes, Ney, Augereau. De plus, Murat, le chef de sa cavalerie, avait à sa disposition vingt-huit mille cavaliers pleins d’ardeur, aguerris et bien montés.

L’armée prussienne et l’armée française étaient sensiblement égales comme nombre ; chacune comprenait environ 165,000 hommes.

Du côté des Prussiens, il y avait d’excellents soldats, élevés à l’école du Grand Frédéric.

Mais de notre côté, l’armée était rompue à la grande guerre par quinze ans de luttes ininterrompues, et sa valeur morale se décuplait du souvenir de trente victoires, et surtout du génie de Napoléon.

Une gaieté, une confiance extrêmes régnaient dans tous nos campements. Aussi, lorsque, le 8 octobre, l’ordre arriva de marcher en avant, la seule peine qu’eurent les officiers fut de modérer l’élan des troupes.

Le 9 octobre, Murat entamait l’armée prussienne et mettait en retraite le corps du général prussien Tauenzien.

Le lendemain, 10 octobre, nous attaquions à Saalfeld, le corps du prince Louis de Prusse. Le prince se comporta très bravement et fut tué, dans un engagement de cavalerie, par un maréchal des logis du 10e hussards. Ses troupes plièrent aussitôt devant nous et s’enfuirent en désordre, laissant vingt canons entre nos mains. Leur retraite fut tellement désordonnée qu’elle alla porter la panique jusque dans la ville même d’Iéna, où se tenait le corps principal de l’armée prussienne.

Le 12, Napoléon avance et dirige Davout sur Naumbourg. Davout s’empare de cette ville, située à six lieues d’Iéna et du pont de la Saale.

Pendant ce temps, le maréchal Lannes se porte sur Iéna et Murat sur Leipzig.

Alors le duc de Brunswick, qui commandait en chef, sentant qu’il allait être tourné, prit peur. Laissant le prince de Hohenlohe sur les hauteurs d’Iéna, il se dirigea, accompagné du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, vers Naumbourg pour tâcher d’en déloger Davout.

L’émoi et l’inquiétude étaient extrêmes au quartier général prussien.

Il faut vous dire, mes enfants, que, dès le début de la guerre, on s’y vantait de ne faire de nous qu’une bouchée ; on escomptait la réputation de solidité qu’avait conquise en Europe l’armée prussienne, réputation qui datait de la victoire remportée sur nous à Rosbach, au temps de Frédéric 1er.

Cette victoire était déjà vieille, puisqu’elle remontait à 1757, et la leçon de Valmy, beaucoup plus récente, eût dû rendre les Prussiens moins arrogants.

Mais on était emballé : la reine Louise de Prusse (qui avait poussé à déclarer la guerre) voulait assister en personne aux opérations militaires. On la voyait souvent au camp prussien passer à cheval, avec le roi son mari, devant les troupes.

En un mot on considérait cette guerre comme une manœuvre brillante, à laquelle une femme peut être heureuse d’assister.

Et voilà que « ces Français » dont on parlait si dédaigneusement, arrivaient à l’improviste et défonçaient du premier coup les avant-gardes d’une armée réputée invincible.

Les Prussiens étaient donc, en 1809, vis-à-vis de nous, dans les dispositions où nous nous trouvâmes vis-à-vis d’eux soixante-quatre ans plus tôt, c’est-à-dire endormis par leurs succès d’autrefois dans une sécurité trompeuse.

Et remarquez-le bien, mes enfants, en lisant le récit de cette campagne d’Iéna, la plus rapide et la plus foudroyante des campagnes napoléoniennes : ce fut la leçon, reçue par les Prussiens du grand Maître d’alors, qui fut exploitée contre nous par leurs descendants. Oui, la même science de la conduite des grandes armées, la supériorité de l’attaque sur la défense, l’art de diriger l’effort d’une bataille sur le point décisif, tout cela, ce fut Napoléon qui l’enseigna aux Allemands, et, en 1870, nous appliquant avec succès les principes napoléoniens, ils nous vainquirent avec nos propres armes.

Quand donc vous entendrez vanter la tactique allemande et les officiers prussiens, répondez hardiment qu’il nous suffira de leur reprendre notre bien pour être de nouveau en état de les vaincre ; car nous pourrons toujours apporter dans la lutte un appoint qu’ils n’auront jamais : c’est la furie française, connue de tous les peuples, et le mépris du danger que notre race a dans le sang.

Les premiers coups portés par Napoléon causèrent donc en Prusse une véritable stupeur, surtout lorsqu’on apprit qu’il s’avançait en personne sur Iéna avec la Garde.

En effet, le 13 octobre au matin, le 1er grenadiers s’arrêtait sur un coteau qui domine la vallée de la Saale.

À travers le brouillard qui montait des bois et des prés, on distinguait vaguement au loin la ville d’Iéna, dominée par des hauteurs presque à pic qu’on nomme : le Landgrafenberg.

À gauche et en arrière des grenadiers, on voyait s’estomper, dans la buée matinale, les troupes du maréchal Lannes.

À quelques mètres en avant de la Garde, l’Empereur causait avec le maréchal.

Napoléon avait mis pied à terre ; son cheval blanc, sellé de rouge et d’or, hennissait et piaffait, tenu en main par un chasseur de l’escorte ; plus loin, se dessinait, haute et droite sur un cheval noir, la silhouette bien connue de Roustan, le fidèle mameluck qui suivait partout l’Empereur, aussi bien aux Tuileries, dans ses appartements privés, qu’en campagne.

Napoléon parlait avec animation, s’interrompant pour consulter sa carte qu’un officier tenait déployée sur son bras.

Parfois il appuyait sa lorgnette à l’épaule d’un chasseur de la garde, et sondait le brouillard dans la direction d’Iéna.

Comme il se rapprochait, Jean Tapin qui se trouvait à droite de la 1re compagnie, l’entendit prononcer ces mots avec impatience :

— Je voudrais bien savoir si le Landgrafenberg est occupé solidement.

— Sire, je vais le faire reconnaître, répondit Lannes.



L’Empereur appuyait sa lorgnette…

— Non ! Je veux d’abord être fixé avant d’engager du monde… Selon la façon dont cette position est gardée, j’agirai… Nous sommes en contre-bas, et, s’ils ont de l’artillerie, cela modifierait mon plan d’attaque…

Puis soudain, comme son regard venait de rencontrer celui de Jean Cardignac :

— Tiens ! te voilà, mon brave de Boulogne et d’Égypte !

— Avance un peu !

Et quand notre ami fut à trois pas de lui :

— J’ai vu dans tes notes que tu sais l’allemand.

— Oui, Sire !

— C’est parfait !… Je vais te donner une mission. Jean ouvrait les oreilles, je vous prie de le croire !

— Tu vois cette hauteur ?

— Oui, Sire ! C’est le Landgrafenberg.

— Ah ! tu sais cela !

— Sire, je l’ai vu sur ma carte

— Eh bien, je tiens à savoir ce qui s’y passe, si la position est fortement gardée, et surtout si elle est garnie d’artillerie.

— Bien, Sire !

— Tu comprends ce que je désire : ce n’est pas un coup d’emballement, c’est une reconnaissance réfléchie, faite sans bruit, avec méthode. Je compte sur ton initiative… Pars, et sois ici dans une heure !

— Bien, Sire !

Pivotant sur les talons — par principes — Jean Tapin s’éloigna après avoir jeté à Cancalot son bonnet à poil qui eut pu le gêner dans son expédition.

Une minute plus tard, on le voyait disparaître dans un bouquet d’arbustes.

Jean fit environ deux kilomètres à travers les prés sans rencontrer personne.

— Ça me rappelle la mission dont j’ai été chargé par le général Chazot pour Dumouriez. Dieu que c’est loin déjà ! pensait-il tout en observant et en prenant soin de se défiler derrière les haies ou dans les plis de terrain.

Il franchit un ruisseau, sur une poutrelle jetée en travers et aperçut le toit d’une ferme.

— Attention ! murmura-t-il.

Cette ferme, en effet, pouvait être occupée par l’ennemi.

Jean se glissa donc avec précaution dans les hautes herbes et bientôt il vit, à travers la clôture disjointe, un paysan encore jeune qui donnait la provende à ses bestiaux.

Sur le seuil de la porte ouverte, une femme assez jolie, quoiqu’un peu lourde, tenait un enfant de deux ans sur le bras et l’agaçait en souriant.

— À voir cette tranquillité, on ne croirait jamais que ces gens-là sont entre deux armées prêtes à en venir aux mains ! songea le jeune lieutenant. S’en doutent-ils seulement ?

Alors, prenant un parti, Jean se redressa.

En voyant émerger au-dessus de la claie d’entourage un buste de soldat, la femme jeta un cri strident, et, tout en poussant cet appel, rentra précipitamment dans la maison.

Quant à l’homme, il avait pâli ; puis, lâchant sa fourche, il avait voulu crier, lui aussi. Mais déjà Tapin, sautant par-dessus la clôture, était sur lui, pistolet en main.

— Still !… ordonna-t-il, still doch ![1]

Le paysan ne se le fit pas répéter deux fois ; mais dans l’habitation on entendait toujours les cris de la femme qui se lamentait.

— Allons, mon brave ! — continua Jean en allemand — marche devant moi. Ne bronche pas, si tu tiens à ta tête, et d’abord fais-moi taire ta femme !

Poussant devant lui l’homme terrifié, il pénétra dans la maison et s’adressant en allemand à la femme :

— Madame, lui dit-il poliment, veuillez vous taire et ne pas attirer l’attention par vos cris. Nous autres Français, nous ne sommes pas des ogres, nous savons respecter les gens. En tout cas, nous n’avons pas l’habitude de brutaliser les femmes et les enfants. Soyez donc sans inquiétude. Je n’en veux ni à votre vie, ni à votre bien.

Cette phrase suffit à calmer la terreur de la paysanne, qui, tremblante encore pourtant, s’assit sur une chaise et se mit à calmer son bébé.

— À nous deux maintenant ! dit Jean à son prisonnier. Tu es du pays, tu vas me servir de guide… Service de l’Empereur !

— L’Empereur !… Napoléon ? murmura l’homme avec un regard effaré.

— Lui-même, mon garçon… et si tu es raisonnable… Jean tira une bourse en soie que lui avait brodée Lison et fit tinter l’or qu’elle renfermait.

— … deux napoléons pour toi ! sinon, une balle dans la tête. Il n’y a pas de milieu…

Tu connais le Landgrafenberg ?

— Oui, monsieur l’officier.

— Eh bien, dis-moi s’il est occupé par l’ennemi.

— Oui.

— Il y a beaucoup de monde ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ! fit Jean en fronçant le sourcil. Non, monsieur l’officier. Vrai !… Je ne peux pas vous dire s’il y a beaucoup de monde.

L’homme était sincère, on pouvait en être convaincu rien qu’au son de sa voix.

— Allons ! dit Jean, je vais vérifier ça moi-même. Tu vas me conduire…

Mais l’autre eut un geste d’effroi.

— Si l’on nous tire dessus ?

— Eh bien ? Ça te gêne !… Ne sais-tu pas qu’il faut le poids d’un homme, en plomb, pour le tuer ? Allons ! en route, et par les petits sentiers détournés ; tu dois les connaître… Deux napoléons pour toi si tu marches droit.

Force fut à l’Allemand d’obéir.

Par prudence, Jean enferma d’abord la paysanne à clef, puis il partit avec son guide qui eut, de beaucoup, préféré être ailleurs.

Mais, d’une part, il avait la certitude d’être tué s’il bronchait ; d’autre part, il avait la chance de revenir avec deux napoléons…

Il n’hésita plus et gagna, correctement son argent.

En une heure, Jean Cardignac eut exploré sans être vu toute la ligne des sentinelles. Il constata qu’il s’agissait d’avant-postes composés uniquement d’infanterie.

Du reste, étant donnée la nature abrupte et rocheuse du sol, il y aurait eu impossibilité matérielle à y faire monter de l’artillerie.

Enchanté du résultat de sa mission, Jean prit rapidement quelques notes sur son carnet, grava dans son esprit les moindres détails de la conformation du terrain et donna l’ordre de la retraite.

Il était temps, car le brouillard, qui l’avait jusqu’alors protégé, se levait maintenant ; le soleil montait, et de la ligne des factionnaires prussiens, on aurait pu facilement distinguer son uniforme.

Il se hâta donc. Piquant à travers bois, il se dirigea vers la ferme. « Mon garçon, — dit-il tout en cheminant à son guide, — tu as gagné ton argent, mais je ne te donnerai tes napoléons qu’au quartier de l’Empereur où tu vas m’accompagner, de peur qu’il ne te vienne la mauvaise inspiration d’aller prévenir l’ennemi de notre arrivée. »

L’homme fit la grimace, mais ne répondit pas.

Or, comme ils arrivaient en vue de la ferme, une surprise les attendait.

Deux soldats prussiens (un sergent et un simple soldat) étaient dans la cour et se livraient à une chasse en règle vis-à-vis de la volaille effarée. C’étaient deux maraudeurs qui, ayant réussi à franchir la ligne des avant-postes, se disposaient à faire main-basse sur les poules du fermier, car le respect de la propriété, alors comme aujourd’hui, n’était pas précisément en honneur chez les soldats du roi de Prusse.

À l’aspect des deux voleurs, le paysan qui servait de guide à Jean Tapin n’avait pu retenir un juron.

— Ah ! les brigands ! s’était-il écrié, les voilà qui pillent mon bien ! Si ce n’est pas une misère d’être obligé de supporter ça !

Il serrait les poings, et, sans la peur des coups, il se serait élancé pour disputer ses poules aux deux malandrins.

L’angoisse de se voir volé le rendait presque brave !

Jean Cardignac sourit.

— Tranquillise-toi, mon garçon, dit-il. J’en fais mon affaire. Contente-toi de me suivre à dix pas.

— Merci, monsieur l’officier, répondit l’autre d’un air convaincu. J’avais bien entendu dire que l’Empereur et ses Français étaient de braves gens.

— C’est vrai, mon garçon ? dit alors le lieutenant. L’Empereur n’a jamais que des idées justes, et, s’il vient chez vous, c’est pour y faire régner la liberté et la justice comme en France ; tu peux le dire à tes amis et connaissances.

Et sur cette déclaration, assez originale en un pareil moment, Jean arma son pistolet.

Ils arrivaient à ce moment derrière les bâtiments, et Jean put apercevoir, à une fenêtre du premier étage, le visage terrifié de la femme enfermée.

Avec de grands gestes, elle indiquait à son mari le coin du bâtiment et cria

— Hütet euch ![2]

Jean, souriant, fit signe qu’il savait ce qui se passait, et continua d’avancer, suivi par le campagnard qui, maintenant très pâle, sentait un frisson de peur lui parcourir les reins.

Mais, arrivé au coin de la grange, Jean s’élança tout à coup en avant et déboucha dans la cour. Dans sa main droite il tenait son épée ; de la gauche, son pistolet armé.

Je ne vous dépeindrai pas, mes enfants, la stupeur des deux Prussiens.

Le simple soldat était justement en train d’égorger un coq superbe ; mais il lâcha prise en apercevant le Français, puis resta immobile, les bras ballants, bouche bée.

Le sous-officier, stupéfait, lui aussi, s’était remis plus vite.

— Forwartz ![3] hurla-t-il en tirant son sabre ; et empoignant par le bras son subordonné, il l’entraîna vers Jean Tapin.

L’homme, dompté par la discipline et le respect du grade, tira à son tour son sabre, et deux contre un, ils s’avancèrent vers l’officier français.

Le sourire aux lèvres, Jean les laissa venir, pendant qu’au coin du mur se profilait, terrifiée, la figure blême du paysan.

Mais quand les deux Prussiens furent à trois pas de lui, Jean Tapin dit simplement :

— Pfoten weg !… oder ich schiesse ![4]

Poussé par son sergent qui vociférait, le soldat s’élança, la pointe en avant… Mais un coup de pistolet éclata et le Prussien s’abattit comme une masse.

— Ah ! c’est comme ça ! s’écria Jean. On veut faire les malins ! Attendez un peu !…

Bondissant par dessus le corps de son ennemi tué, le jeune lieutenant arriva sur le sergent, l’épée haute.

Le choc des lames d’acier tinta dans l’air matinal.

Mais ce fut court.

Serré contre la porte de l’écurie, le sergent ne pouvait plus reculer.

Alors, d’un coup sec, notre camarade fit sauter en l’air le sabre court de son adversaire, et lui mettant la pointe à la gorge :

Ergib dich… oder du bist tôt  ![5] dit-il.

Le sergent laissa retomber les bras dans une attitude d’impuissance.

Verzeihen Sie, Herr Lieutenant !… Sie sind der Meister… ich ergebe mich ![6] cria-t-il.

— C’est bien ! dit Jean Tapin sans baisser son arme.

Et au paysan :

Und du… bring mer eine Leinc, ein Strick, irgend ein Riemen, du wirst dann diesem Kere die beiden Füsse zusammenbinden ![7]

Le campagnard obéit.

Un quart d’heure plus tard, Jean Cardignac arrivait devant l’Empereur avec ses deux prisonniers.

Ce fut, dans les rangs de la garde, un succès d’hilarité dont le sergent prussien fit les frais : en effet, avec une corde assez lâche pour lui permettre de marcher à petits pas, Jean lui avait fait attacher les chevilles, et tenait dans sa main l’extrémité de la longe ; de sorte que le malheureux sergent ne pouvait même pas essayer de fuir, car une simple secousse l’eut jeté à terre.

De plus, pour l’empêcher d’utiliser ses mains, Jean lui avait fait couper les boutons de la ceinture de sa culotte. Le prisonnier devait donc, tout en marchant, retenir à deux mains cette partie de son accoutrement, et cela lui donnait, vous le comprendrez, un air tout à fait risible.

Je vous recommande ce moyen-là, mes enfants, si plus tard vous avez des prisonniers à escorter.

Le paysan et le prisonnier furent confiés à deux chasseurs à cheval qui les attachèrent à leur selle, et Jean Cardignac rendit compte à l’Empereur du résultat de sa mission.

Il déchira la page de son carnet où il avait pris des notes et la remit à Napoléon, qui, l’ayant examinée :

— C’est fort intelligemment travaillé, mon ami ! dit-il. Je suis content de toi !… Et tu connais, dis-tu, le meilleur passage ?

— Oui, Sire ! Du reste, j’ai tenu à amener ces deux hommes pour guider votre Majesté. J’ai pensé que ce pourrait être utile.

— Bien ! dit l’Empereur. Je vais te faire donner un cheval ; tu restes avec moi pour nous guider. Les chasseurs suivront avec ta capture. Nous allons enlever le Landgrafenberg.

Trois quarts d’heure plus tard, les voltigeurs de Lannes avaient forcé les Prussiens à se replier. C’est sur le point même indiqué par notre ami Jean que l’attaque avait été dirigée. Elle avait pleinement réussi.

Un sourire de satisfaction passa sur la physionomie de l’Empereur.

Lorsque, sur cette position formidable (dont la possession devait décider de la bataille du lendemain) Napoléon eut fait installer la division Lannes et la garde impériale avec sa tente personnelle au milieu du plateau, il fit venir Jean Cardignac.

— Mon enfant, lui dit-il, tu m’as rendu un signalé service ; en récompense je t’attache à mon État-Major. Tu te procureras un chapeau d’ordonnance pour remplacer ton bonnet de grenadier. Quant à l’uniforme, tu garderas ton habit jusqu’à Berlin. Arrivé là, tu te feras faire une tenue d’État-Major. Es-tu content ?

— Oh ! Sire, comment pourrais-je vous l’exprimer !

C’est ainsi, mes enfants, que le petit apprenti luthier, le petit fondeur de chandelles, le petit tambour de Bernadieu, devint, par son seul mérite, par son intelligence et sa bravoure, officier de l’État-Major de Napoléon ier.

Toute la nuit du 13 au 14 octobre 1806, il fut sur pied ou à cheval, escortant partout l’Empereur ; car cette nuit-là fut employée par Napoléon à amener sur le plateau de Landgrafenberg des pièces de canon. Or, il n’avait, pour y accéder, que des coteaux abrupts.

Il fallut que le génie taillât en plein roc une route étroite et rapide pour hisser l’artillerie.

Encore est-il que ce ne fut pas commode, car on dut atteler douze chevaux pour hisser chaque canon.

Napoléon, impatient, enfiévré, guidait les travailleurs, et comme il faisait une nuit très noire, on le vit saisir un falot et éclairer lui-même les soldats qui maniaient la pioche.



Enlevant sa monture, Jean disparut dans la mêlée.

Il ne prit du repos que lorsque son artillerie fut en place, et depuis cette mémorable veillée, les habitants du pays, qui étaient pourtant nos ennemis, ont débaptisé le Landgrafenberg. Dans l’admiration que leur causait cet Empereur au génie prodigieux, ils nommèrent le plateau où il avait couché le Napoléonsberg. c’est-à-dire la « montagne de Napoléon ».

Ils marquèrent — dit M. Thiers dans son Histoire de l’Empire : « d’un amas de pierres brutes, l’endroit où Napoléon, populaire partout, même dans les lieux où il ne s’est montré que terrible, passa cette nuit mémorable. »

Le lendemain, 14 octobre 1806, Napoléon passa avant le jour la revue de ses troupes.

Sa marche était éclairée par des cavaliers portant des torches.

Partout on l’accueillit, suivant la coutume, aux cris de « Vive l’Empereur ! » et, comme le jour pointait, l’ordre d’attaque fut donné, malgré le brouillard épais qui s’étendait sur la campagne. À neuf heures du matin, le général prussien Tauenzien était débordé par les généraux Gazan et Suchet, en même temps que le maréchal Ney pénétrait dans Iéna. Mais dans cette manœuvre, il y eut pour le brave maréchal un moment critique.

Ses grenadiers et ses voltigeurs furent obligés de former le carré pour résister aux charges de la cavalerie prussienne.

Placé au milieu de ses hommes, à côté des drapeaux, Ney, qu’on a surnommé à juste titre « le Brave des braves », soutint héroïquement le choc.

Mais Napoléon, prévenu de ce qui se passait, craignit que l’effort des Prussiens ne brisât quand même cette partie de sa ligne de bataille. De suite il envoya à Lannes l’ordre de se porter au secours de Ney avec de l’infanterie ; au général Bertrand un ordre identique, lui prescrivant de lancer sur les Prussiens deux régiments de cavalerie légère ; puis, ayant de sa lorgnette sondé l’emplacement où Ney se trouvait en péril :

— Il faut qu’il tienne à tout prix ! s’écria-t-il. Un officier pour aller trouver Ney !

Jean Cardignac, la main au chapeau, s’avança :

— Pars au galop !… ordonna Napoléon. Tâche de percer la ligne ennemie, d’arriver jusqu’au carré du maréchal. Tu lui diras que je veux qu’il tienne jusqu’à ce que je l’envoie dégager… Tu as bien compris ?

— Oui, Sire !

Et notre ami, éperonnant son cheval, partit à toute allure.

En passant au fond de la vallée, il essuya quelques coups de feu d’un groupe de Prussiens réfugiés sous bois. Il ne tourna même pas la tête ; du reste il ne fut pas touché.

Devant lui, grandissant à chaque foulée de son cheval, un spectacle inoubliable surgissait !

Dans un repli de terrain s’élevait un nuage de poudre et de fumée, au milieu duquel, comme dans une chevauchée de rêve, s’agitait frénétiquement la masse des cuirassiers prussiens. Des cris, des hurlements, des hennissements de chevaux, des chocs d’armes, des heurts de cuirasses, des coups de feu, des commandements, formaient, dans cette confusion, comme un bruit de tempête !

En silhouette grise, Jean apercevait, par les échappées, les grands chapeaux de nos généraux, immobiles et calmes au milieu de ce tourbillon de fer ; puis, plus haut encore, les aigles d’or semblaient planer, au-dessus du frisson qui passait avec les balles dans les plis des drapeaux.

Les chevaux prussiens se dressaient tout debout devant les baïonnettes des grenadiers.

Des gestes désordonnés se produisaient ; des écroulements d’hommes et de bêtes ; des échappées de chevaux qui fuyaient à travers champs, crins au vent, naseaux ouverts, sanglants, couverts d’écume, la selle chavirée avec, au bout de l’étrier, le corps pantelant d’un cavalier dont le cadavre labourait les herbes, traînait dans les flaques d’eau, ou laissait aux roches et aux épines des morceaux d’équipement… ou de chair !

Le spectacle était terrible et bien fait pour émouvoir le plus brave !

Mais Jean Tapin, penché sur l’encolure de son cheval, le visage fouetté par la crinière, semblait hypnotisé !

La peur ! ah ! qu’il n’y songeait guère !

L’Empereur lui avait donné un ordre, il devait l’exécuter ! Hors de là, rien n’existait pour lui. Il ne songeait même pas qu’il pouvait mourir ; Napoléon lui avait dit : « Va trouver le maréchal ! » Il fallait qu’il le trouvât !

Pourtant, par instinct de soldat, Jean avait passé son poignet dans la dragonne de son sabre et saisi son pistolet.

En arrivant en pleine tourmente, il choisit un point où la ligne des cavaliers ennemis paraissait moins dense, et, enlevant sa monture, il disparut dans la mêlée !


Que se passa-t-il ?… Notre ami Tapin ne put jamais le raconter que confusément.

Aucun souvenir précis ne lui resta de ces quelques secondes terribles, pendant lesquelles il se trouva emporté au milieu de croupes bondissantes, dans une chevauchée traversée d’éclairs.

Ce fut une vision rapide, heurtée, faite de sensations impossibles à noter.

Jean se rappela avoir jeté son coup de pistolet dans un groupe d’habits bleus et de cuirasses, puis d’avoir sabré, presque sans voir, avec une frénésie que dominait cette idée :

« Il faut que je passe quand même ! Il faut que je passe ! L’Empereur le veut ! »

Enfin son cheval s’était écroulé sur les baïonnettes françaises, et Jean Cardignac, projeté en avant, était tombé au milieu des rangs d’un carré de voltigeurs. Un sergent placé en serre-file l’avait relevé, sans blessure.

Encore étourdi, tant par sa chute que par la surexcitation du combat, le jeune officier s’était précipité vers Ney, placé au centre.

— Fichtre ! mon brave lieutenant, lui dit le Maréchal, c’est affaire à vous ! Je vous ai vu arriver, et, ma foi ! je ne comptais guère faire votre connaissance ! Vous venez de la part de l’Empereur ?

— Oui, monsieur le Maréchal, pour vous dire de tenir quand même ; on vient vous dégager.

— L’Empereur peut être tranquille… Vous voyez, pas un carré ne bronche !

Bien, monsieur le Maréchal. Je vais reporter votre assurance à l’Empereur.

— Jamais de la vie, mon brave ! Vous ne pourriez plus recommencer un pareil tour de force… et puis vous êtes démonté.

— Oh ! un cheval, ce n’est pas difficile à trouver. Tenez, monsieur le Maréchal, voici la monture de votre dragon d’escorte, autorisez-moi à la prendre… Service de l’Empereur !

Ney sourit, et tendant la main à Jean Tapin :

— Le service de l’Empereur, lieutenant, c’est de ne pas se faire tuer inutilement et de conserver son courage et sa vie pour lui être utile. Je vous ordonne de rester ici. Aussi bien, çà ne va pas traîner ; j’aperçois les hussards de Bertrand qui arrivent !

Forcé d’obéir, Jean assista, dans le carré de Ney, au choc de notre cavalerie contre les cuirassiers prussiens.

Puis Lannes survint, et, un quart d’heure plus tard, le maréchal Ney, d’attaqué qu’il était, devint assaillant.

Libre alors, Jean Cardignac avisa un cheval resté debout au milieu d’un groupe de cadavres.

L’animal était immobile ; son maître, un officier prussien tué et tombé à terre, tenait encore les rênes dans sa main crispée. Jean les dégagea, sauta en selle et rejoignit au galop l’État-Major de Napoléon.

— Merci ! dit simplement ce dernier en l’apercevant ; merci ! J’ai tout vu.

Et notre ami, saluant, reprit sa place en arrière.

Ce que valait un merci dans la bouche de l’Empereur, il faut lire les mémoires des soldats de cette époque pour s’en faire une idée.

Jean n’eut plus à donner de toute la journée et dut assister, en spectateur, à toute la bataille qui se localisa d’abord devant Viezhen-Heilingen.

Le prince de Hohenlohe opposa une résistance énergique, mais en vain. Sous la poussée de toute la ligne française, l’armée prussienne céda et se mit à fuir en désordre.

Un retour offensif sur le Landgrafenberg fut également repoussé. Le général prussien Veschwitz y fut tué.

À ce moment, au-delà d’Iéna que les fuyards avaient traversé en désordre, on aperçut un carrosse tout doré, que quatre chevaux blancs entraînaient dans un galop vertigineux.

C’était la reine de Prusse — instigatrice de la guerre — qui fuyait devant le désastre de son armée.

Son fils était avec elle. C’était alors un tout jeune enfant, que cette fuite éperdue terrifiait.

Pendant que le petit prince (qui devait plus tard porter le titre de Roi de Prusse et d’Empereur d’Allemagne) fuyait ainsi devant Napoléon, on raconte qu’il fut pris d’une soif ardente.

Or, dans la précipitation de ce départ, on n’avait rien emporté ; on n’avait songé qu’à mettre à l’abri la reine et sa famille.

Et le petit prince pleurait.

On fit arrêter la voiture, et dans l’écuelle grossière d’un paysan, l’enfant royal but un peu d’eau, tout en versant des larmes.

Il s’en est souvenu, et, plus tard, il s’est vengé, aidé qu’il fut par la fatalité et la trahison.

Ce petit prince, devenu l’Empereur Guillaume ier, est entré à son tour en France en 1870.


Et de même que le petit Wilhelm s’est rappelé 1806, vous, enfants de la France et toi mon petit Georges, souvenez-vous de 1870, l’année maudite que vous n’avez pas connue, mais dont vos pères eurent la funèbre vision, et dont ils portent encore le deuil à l’heure où j’écris.


À la fin de la journée, les derniers carrés prussiens, défoncés par la charge des cuirassiers du général d’Hautpoul, se replièrent dans un désordre indescriptible.

Iéna flambait !

Murat et ses cavaliers poursuivaient les fuyards jusque dans Weimar ; les routes étaient jonchées de sacs, de fusils, de shakos ; on voyait des convois entiers abandonnés sur les routes ; les conducteurs coupaient les traits à coups de sabre et s’enfuyaient devant nos dragons et nos hussards.

Nous avions fait quinze mille prisonniers et conquis deux cents pièces de canon.

Mais l’Empereur ne connaissait pas encore toute l’étendue de son succès.

Pendant qu’il battait ainsi à léna l’une des armées prussiennes, l’autre, commandée par le roi lui-même, était, après un sanglant combat, défaite à Auerstaedt, à quelques lieues de là, par le général Davout.

Donc, en cette journée du 14 octobre 1806, l’Empereur avait détruit cette fameuse armée prussienne, si remplie de morgue et de vanité ; et le soir, quand il visita le champ de bataille, l’enthousiasme était tel que les blessés, les mourants se redressaient sur son passage, pour l’acclamer encore et crier : « Vive l’empereur ! »

À partir de ce moment, ce fut une poursuite sans trêve pour les vaincus, et l’histoire la cite à l’égal des plus brillantes conceptions tactiques. En passant à Kosbach, Napoléon fit démolir le monument commémoratif élevé par les Prussiens en souvenir de la victoire autrefois remportée sur nous ; puis à Potsdam, sur le tombeau du Grand-Frédéric, il prit l’épée du fondateur de la dynastie prussienne ; enfin le 27 octobre 1806, l’Empereur, à la tête de son armée, entouré de ses maréchaux et de sa Garde, fit à Berlin son entrée triomphale.

Pendant ce temps, ses lieutenants poursuivaient les débris de l’armée prussienne.

Ney et Soult prenaient Magdebourg.

Murat forçait le prince de Hohenlohe à capituler.

Le général Lasalle, à la tête de quelques hussards, sommait la place forte de Stettin de se rendre et la ville se rendait.

Murat et Lannes continuaient leur marche en avant vers le Mecklembourjx.

Bientôt il ne resta, de toute l’armée ennemie, que la division de Blûcher, de ce Blûcher qui, lui aussi, devait prendre sa revanche à Waterloo. Mais, le 7 novembre, Murat la força à capituler.

Ainsi donc, en trente jours, Napoléon avait conquis la Prusse et détruit entièrement son armée.

Eh bien ! mes enfants, souvenez-vous encore de ceci : pour vaincre les armées françaises en 1870, prendre Paris et occuper le tiers seulement du territoire français, les Prussiens durent mettre six mois.


Le service de Jean Tapin l’avait retenu à Berlin auprès de l’Empereur.

Depuis la bataille d’Iéna, depuis le : « Merci ! » que lui avait jeté Napoléon pour sa belle conduite, notre ami n’avait pas eu l’occasion de se retrouver en contact direct avec son héros. Il avait eu, il est vrai, des ordres à porter, mais il les avait reçus par l’intermédiaire du chef d’État-Major.

Or, un matin, Jean, habillé pour la première fois dans sa tenue d’officier de la Maison de l’Empereur, arrivait pour prendre son service au Palais, lorsque Napoléon, qui venait de monter à cheval pour se rendre à Postdam, l’aperçut :

— Bonjour, Jean Tapin, lui dit-il amicalement ; va trouver le capitaine de jour : il a un pli pour toi.

Laissant le lieutenant interdit, Napoléon partit au petit galop, suivi de Duroc et escorté d’un escadron de chasseurs.


L’enfant royal but un peu d’eau dans l’écuelle grossière du paysan.

Immédiatement, Jean se rendit auprès du capitaine qui l’accueillit par ces mots :

— Ah ! mon brave ami, je vous attendais… l’Empereur vous fait une surprise !

— Une surprise ?

— Oui, voici votre commission, vous êtes capitaine à la date d’hier.

Il tendait à Jean, ébloui, un parchemin où s’étalaient le sceau et le paraphe de Napoléon.

Le cœur battant à coups précipités, Jean n’eut qu’une idée : écrire aussitôt à la chère absente et lui apprendre son bonheur.

N’est-ce pas doubler une joie que de la partager avec ceux que l’on aime ?

« Capitaine ! écrivait-il. Je suis capitaine, ma chère Lisette ! L’Empereur vient de me donner ma double épaulette et je reste attaché à l’État-Major ! Crois-tu que je puis l’aimer et aurais-je assez de ma vie entière pour le servir ! »


Ainsi, vous le voyez, à vingt-six ans Jean Cardignac était capitaine et chevalier de la Légion d’honneur ! À cet âge où les jeunes officiers d’aujourd’hui sont lieutenants depuis trois ans à peine, il avait déjà quatorze ans de services, dix campagnes et deux blessures graves, sans compter son saut dans l’espace, à Saint-Jean d’Acre.

Quant aux actions d’éclat, il ne les comptait plus.

— Allons, pensait-il, on a raison de dire que chaque soldat porte dans sa giberne le bâton de maréchal… J’arriverai officier supérieur si je ne me romps pas les jambes en route… et qui sait ?

Et ce « qui sait » en voulait dire long !

Alors, me direz-vous, Jean Tapin était donc un ambitieux ?

Mais oui ! parfaitement ! Votre camarade était ambitieux, mais dans le beau sens du mot, bien entendu !

C’est le devoir de tout homme d’avoir de l’ambition. On ne devient un homme de valeur qu’à cette condition.

Dans la ligne de conduite qu’on s’est tracée, dans la carrière qu’on a choisie, on doit viser le plus haut qu’on peut.

Lorsqu’un homme consacre son énergie, son intelligence, son cœur et son honneur à tracer net et droit le sillon qu’il parcourt dans la vie, il a le droit d’avoir de l’ambition et cette ambition est respectable.

C’était celle de Jean Cardignac !

Sentant d’ailleurs les lacunes de son instruction militaire, il demanda à l’Empereur de l’autoriser à assister aux manœuvres journalières de la Garde, de façon à acquérir les connaissances pratiques qui lui permettraient de bien commander une compagnie d’abord, ensuite un bataillon.

L’Empereur fut extrêmement satisfait de la demande de son protégé. Tous les matins, Jean se rendait au champ de manœuvres de Tempelhof, où il devint rapidement un habile manœuvrier.

C’est à ce moment que Napoléon, voulant annihiler l’Angleterre dans ses forces vives, rendit le décret célèbre du Blocus continental, par lequel il mettait tous les ports de l’Europe en interdit pour les vaisseaux anglais.

Ce décret à peine signé, l’Empereur en expédia partout des ampliations par des courriers extraordinaires. Ce fut le capitaine Jean Cardignac qui eut l’honneur et le plaisir d’escorter le courrier impérial apportant le décret à Paris.

Jean n’était guère attendu rue de la Huchette ! Aussi vous pensez quelle joie ce fut pour Lisette, pour Catherine, pour Jacques Bailly et pour les deux vieux Belle-Rose et La Ramée, de voir, l’une son mari, les autres leur enfant, avec son joli habit bleu à ganse d’or, orné du gilet à brandebourgs et surtout de la double épaulette.

Jean avait une permission de deux mois. Mais il l’écourta, et partit précipitamment pour rejoindre son poste en apprenant que Napoléon, voulant une bonne fois en finir, avait porté son armée en Pologne, au-devant des Russes, qui arrivaient au secours de la Prusse écrasée.

Déjà nous avions passé la Vistule à Varsovie.

De son côté, le maréchal Ney passait ce fleuve à Thorn, et s’emparait de la rive opposée par un de ces coups d’audace dont il était coutumier ; car ce fut avec quatre cents hommes, montés sur des barques, que le maréchal obtint ce gros succès.

De ce fait, la Pologne était à nous !

Alors Napoléon marcha en avant.

Rencontrant à Eylau l’armée russe, il la battit après une lutte épique, après un des plus sanglants combats que l’histoire ait jamais enregistrés.

Les Russes avaient perdu douze mille hommes. Ils emmenaient quinze mille blessés. Nous leur avions fait quatre mille prisonniers, pris vingt-quatre canons et seize drapeaux.

Quant à nous, nous avions trois mille morts et sept mille blessés !

C’est au lendemain de cette bataille, le 9 février 1807, que Jean rejoignit le quartier général de l’Empereur.

Immédiatement, il reprit son service ; car, malgré le froid très vif, la marche en avant continuait.

Pendant ce temps, le maréchal Lefebvre bloquait, dans la place de Dantzig, une partie de l’armée russe. Elle s’y défendit avec un héroïsme extrême, que le courage et la ténacité de nos troupes finirent par vaincre, car, le 26 mai suivant, la place capitulait.

Mais, après une suite de combats et de mouvements stratégiques qui durèrent plusieurs mois, Napoléon fut attaqué par le gros des Russes, le 14 juin 1807, devant Friedland.

— C’est aujourd’hui l’anniversaire de Marengo, dit l’Empereur avant d’engager l’action. C’est un jour heureux pour nous !

Immédiatement, il prit ses dispositions de bataille. Pour débuter, il ordonna au maréchal Ney d’enlever Friedland coûte que coûte.

— Obtenez ce résultat, dit-il, je me charge du reste. Je vais vous faire suivre d’un de mes officiers que vous m’enverrez pour m’en rendre compte, dès que le résultat sera obtenu.

Puis se tournant vers son État-Major :

— Capitaine Cardignac, continua Napoléon, vous êtes à la disposition de M. le maréchal Ney.

— Bien, sire !

Jean sauta en selle et mit son cheval au galop derrière le maréchal, qui rejoignit son corps à une vertigineuse allure.

Peu après, le canon tonnait ; Ney lançait ses tirailleurs, enlevait le village de Sortlack, et précipitait la droite des Russes dans le lit très encaissé de la rivière d’Alle.

— À la gauche maintenant ! dit-il.

Mais, arrivé près d’un endroit nommé le Ruisseau du Moulin, le feu de l’artillerie russe se mit à redoubler, et tout à coup nous fûmes pris de flanc et de face sous un déluge de fer ; nos colonnes tinrent bon pourtant !

Le maréchal Ney, insouciant du danger, galopait sur le front de sa ligne, soutenant par sa bravoure et sa chaude parole le courage de ses soldats.

Il ne fallait rien moins, mes enfants, que ce noble exemple pour montrer à chacun son devoir.

Jean Tapin, qui ne quittait pas le Maréchal était émerveillé, de son héroïsme.

— Certes, pensait-il, l’Empereur a raison lorsqu’il dit que cet homme est un lion !

En effet, les boulets enlevaient dans les bataillons des files entières, mais, stoïques, les hommes obéissaient comme à l’exercice aux commandements des officiers qui, sans cesse — à mesure que des vides se creusaient — disaient avec un calme imperturbable :

— Serrez, serrez les rangs !

Et on serrait les rangs sans broncher, sans un murmure.

Comme on a raison de dire que ce qui rehausse l’homme au-dessus de tous les êtres, c’est le mépris du danger !

Pourtant, lorsque, pour achever l’œuvre de leur artillerie, les Russes lancèrent leur cavalerie sur ces troupes héroïques, il y eut un flottement dans nos rangs.

La division du général Bisson plia un instant.

Mais ce ne fut qu’un éclair !

Ramenés en arrière par une charge de dragons, les Russes plièrent à leur tour, et Ney, s’élançant en personne, entraîna tout son monde. Au bout d’un quart d’heure de mêlée affreuse, Friedland, enflammé par les obus, était en notre pouvoir.

Napoléon avait tout vu dans sa lorgnette, et Jean Cardignac qui revenait au galop, pour lui rendre compte du succès, n’eut à lui apprendre que des détails.

Mais comme il venait de terminer son récit, l’Empereur lui dit soudain :

— Ah ça ! tu es blessé ? Il faut aller te faire panser.

— Blessé ? Mais non, sire.

— Mais si, tu saignes, au front !

— Ah ! Je ne m’en étais pas aperçu !

C’était vrai : une balle lui avait éraflé la peau. Dans l’enfièvrement de l’action, Jean ne s’en était pas même douté. peau.


Les deux adorables bébés dormaient comme deux petits anges.

C’était d’ailleurs très peu de chose.

— Ce n’est rien, sire, fit Tapin en se bandant le front avec son mouchoir, c’est une égratignure.

Et ferme, il resta à son poste.

Jusqu’à dix heures et demie du soir on se battit avec acharnement, et la victoire nous resta.

L’armée russe, coupée en deux, n’existait plus et, le 8 juillet 1807, après plusieurs entrevues où Napoléon et le czar Alexandre avaient appris à s’estimer, les deux empereurs signaient le célèbre traité de Tilsitt.

En dehors des stipulations officielles, une clause de ce traité garantissait une entente secrète de la France et de la Russie, sur terre et sur mer.

Cette alliance devait se trouver brisée par la suite. Mais vous voyez, mes enfants, que l’alliance franco-russe n’est pas neuve, et qu’en la reprenant aujourd’hui avec nos amis les Russes, nous n’avons fait que suivre les leçons de Napoléon !

Ce fut, vous le pensez, une joie universelle. Le traité de Tilsitt consacrait la puissance de la France dans le monde et mettait le comble à la gloire de Napoléon.

Vingt jours plus tard, le 27 juillet 1807, l’Empereur rentrait à Saint-Cloud.

Spécialement désigné comme officier d’escorte, Jean l’avait suivi, traversant presque sans arrêt toute l’Europe, tantôt à cheval, tantôt en voiture, derrière la berline de l’Empereur.

Une fois son service d’escorte terminé, Jean quitta immédiatement Saint-Cloud, et, suivi de son ordonnance, il se dirigea, au grand trot de son cheval, vers la rue de la Huchette.

Sur le seuil de la porte, Lise, étendue sur une chaise longue, très pâle dans sa robe claire, jeta un cri en l’apercevant, se leva avec effort, et Jean Cardignac en l’embrassant, sentit des larmes couler sur sa joue.

— Ma bien-aimée, s’écria-t-il le cœur serré, quel chagrin te fait pleurer ? Oh ! dis-le moi bien vite, serais-tu malade ?…

Mais elle mit une main sur la bouche de son mari et un sourire d’une infinie douceur vint illuminer son joli visage.

— Tu ne sais pas, dit-elle, viens…

Elle le conduisit dans une chambre retirée, toute tendue de perse rose et montrant du doigt un angle de la pièce :

— Regarde, fit-elle. Père te l’avait écrit, et sa lettre doit te chercher quelque part, là-bas, en Pologne. Il y a vingt-quatre jours déjà.

Jean s’approcha.

Dans l’ombre propice au sommeil des tout petits, une barcelonnette en bois tourné, ornée de rideaux blancs et de rubans bleus, contenait deux adorables bébés roses qui dormaient l’un contre l’autre, comme deux petits anges, les menottes fermées, sous le regard attendri de Catherine.

C’étaient les deux petits garçons jumeaux du capitaine Jean Cardignac ; ils étaient venus au monde le 14 juin 1807, le jour même où leur père suivait à Friedland le maréchal Ney sous une grêle de boulets.

— Oh ! Lise ! ma Lise chérie, fit Jean dans un élan d’infinie tendresse.

Et il ne put en dire plus, car il sentit monter à ses yeux les douces larmes de joie que connaissent seules les consciences droites et les natures généreuses, les larmes distillées par le bonheur au plus intime de l’être, manifestation suprême de la joie comme de la douleur humaine.

Il se pencha, et, de sa fine moustache, effleura les deux petits fronts. Puis après les avoir contemplés un instant dans leur tranquille sommeil :

— Deux soldats pour l’Empereur ! fit-il en serrant la main de sa compagne.


Hélas ! si le jeune officier eut pu lire à cette heure dans le livre de la destinée, il y eût trouvé, huit ans après, les tristesses de l’abdication, et six autres années plus tard, la fin du martyre de Sainte-Hélène !

Et à l’heure où les deux enfants de Jean Cardignac devaient atteindre l’âge d’être soldats, cet Empereur, au service de qui leur père les consacrait par avance, devait dormir son dernier sommeil dans l’exil étouffant, à trois mille lieues de la France :

Sur un écueil battu par la vague plaintive.
  1. Silence !… silence donc !
  2. Prenez garde !
  3. En avant.
  4. Bas les pattes !… ou je tire !
  5. Rends-toi !… ou tu es mort !
  6. Pardon, monsieur le lieutenant… Vous êtes le maître… je me rends.
  7. Et toi !… apporte-moi une longe, une corde, une courroie quelconque ! puis attache-moi les deux pieds de ce gaillard-là !