F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 263-272).
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XIV



Fini, les miettes ; comme si on l’avait démoli, le square. Quand même il avait d’elle certaines lettres, et ces lettres, « non » tant qu’elles voulussent, étaient quelque chose que l’on porte sur soi, quelque chose qui vous parle, quelque chose où sous un rien d’encre, on découvre plus qu’un rien de pensée. Et puis une Germaine Lévine partie est une Germaine Lévine qu’on retrouve. Dites, la nuit, répondre : « Moi je tombe de sommeil » et les yeux dans le noir où sont si clairs les rêves, rêver de cette Germaine Lévine qu’on retrouve. Et non seulement des rêves, il tenait d’elles des idées à lumière : ceci on le fait, ceci on ne le fait pas. Alors, qu’il fût un journaliste, qu’il fût un raté, il portait, dans sa vie, mieux que le souci de trouver aux dépêches un beau titre. Il marchait moins courbé ; il n’était plus de ces imbéciles qui pensent à la femme comme au suicide. Et puis — ceci surtout — cette bague, il l’avait achetée, parce qu’il existe des choses que l’on sait, non pour les avoir apprises, mais parce qu’au fond de soi on les sait. Ainsi cette Germaine Lévine, aussi loin qu’elle fût, il avait vu chez elle une Victoire ; lui aussi possédait cette Victoire : de la sorte, quelque dissemblable que l’on paraisse, on est, si l’on peut dire, du même pays. Un jour viendrait…

Et certes, il n’avait pas fini d’aimer sa Marie : il l’aimait autrement, un peu comme une Marie, dont un soir, sur une place, au milieu de la pluie, avec du bleu dans les yeux, quelqu’un vous a dit : « Je vous ordonne de retourner chez votre femme. » Quand elle demandait : « Dis-moi, est-ce que, vraiment là, tu m’aimes ? » Oui, là vraiment, il l’aimait. Mais en disant : « oui », comme s’il gardait pour lui un morceau de sa pensée, il réfléchissait : «… et pourtant oui, je t’aime… »

— Ce qu’il me faudrait, vois-tu…

Il appelait cela une amie intellectuelle.

— Je sais, disait Marie, une Germaine Lévine.

— Ah oui !…

Il attendait… Et vous voyez ! Mais, à bien compter, du 13 décembre à ce nouveau décembre, il s’était passé presque une année, exactement trois cent quarante-cinq jours. Des jours où l’on s’énerve ; des jours, parfois, où l’on se désespère ; des nuits aussi… Ce jour-là, dans cette rue, on aurait bien fait de lui dire : « Attention ! ta canne, ton chapeau : voilà Germaine Lévine. » La rue tournait court : il retint mal sa canne, il ne trouva pas son chapeau, il resta là, tout bête, avec sa bouche qui faisait : « Oh ! »

Trois cent quarante-cinq jours ! Il dit :

— Madame, si vous saviez comme j’ai souffert hier.

— Hier, Monsieur Boulant ?

— Oui, Madame, hier, ou avant-hier, en ne vous trouvant plus.

Il montra sa bague.

— Mon cœur saignait, je crois. J’ai vu cette bague : un peu de mon sang à cause de vous.

Il sourit, car il pensait à la date. Elle demanda :

— Et maintenant, vous êtes sage ?

— Oui, Madame, très… Un journaliste vous aurait cherchée… Facile, n’est-ce pas ?… Moi je… Où habitez-vous, maintenant ?

Elle dit la rue.

— Alors, Madame, cette rue, quelquefois, il me sera permis… d’y passer.

Trois cent quarante-cinq jours ! Elle eut une manière de ne pas dire non.

— Il n’y a pas de square, Monsieur Boulant.

— Pas de… Certainement… Mais le trottoir, Madame… Et puis, n’est-ce pas… car je… quelquefois, il y aura votre porte…

Trois cent quarante-cinq jours ! Il baissait les yeux pour montrer combien il serait sage.

— Soit… mais pas souvent… en copain.

— C’est cela, Madame, en copain !

Il ne salua pas du chapeau. Il marchait vite. Hum ! comme il est bon cet air froid qu’on aspire jusqu’au fond dans la poitrine… On dit d’un homme heureux qu’il poitrine… c’est peut-être de la joie qui fait de l’air dans la poitrine… Moi je poitrine, et place, vous autres, qui n’êtes pas les copains de Germaine Lévine… Moi je… Moi je… Maman, si tu savais !…

Il en avait bien envie… il ne dit pas à Marie :

— J’ai retrouvé Germaine Lévine.

La rue une Telle. Il racontait à Marie :

— Je passais rue une Telle. Figure-toi que…

Marie disait :

— Que t’a-t-elle fait la rue une Telle ? Tu n’y passais jamais.

— Précisément.

Certes non, il ne sonna pas le premier jour. Quand on va en copain, on patiente, on passe, on remarque la maison, on constate qu’en face il y a une vitrine, qu’en ayant l’air de regarder les machins en cuir qui pendent dans cette vitrine, on peut voir le reflet d’une fenêtre et quelquefois, dans ce reflet, un autre reflet en profil de Madone.

— Voyez, Madame, comme je suis sage. Je ne me retourne même pas.

Le huitième jour il alla. Bien agaçantes ces portes, dont on ne découvre pas tout de suite le bouton de sonnette ; il n’avait pas sonné, que déjà sa barre dans la tête lui descendait sur la langue et, d’avance, écrasait les choses qu’il voulait dire :

— Bonjour, Madame, je… je viens en copain.

Elle était en bleu, mais pas du bleu comme à tout le monde, un bleu plus bleu, un bleu pour elle ; l’étoffe aussi, on n’aurait pas cru de l’étoffe. Et puis, il voyait là son piano, de beaux tableaux et aussi le blanc que, du square, il avait deviné une sculpture. Une belle sculpture ! Il dit :

— Vous lisiez, Madame, peut-être que je vous dérange ?

— Non.

Mais elle n’avait pas déposé son livre, elle gardait un doigt entre les pages, comme pour dire : « Je le reprendrai là, quand vous serez parti. Partez vite. »

— C’est cela, à plus tard, Madame…

Le temps de voir qu’il y avait dans le fond une belle armoire ; qu’un rideau devant une fenêtre créait une belle pénombre ; que s’il traînait, par-ci par-là, un rien de poussière, cela valait mieux que la propreté un peu bête qu’y eût mise une Marie ; et aussi, qu’à porter un collier, elle en roulait tantôt l’une, tantôt l’autre de ces perles, de bien belles perles, un bien beau collier, et, mon Dieu, toute la beauté de ce geste !

Un autre jour, il vit la petite fille. Et parfois, les petites filles savent-elles ce que, de certaines choses, pense leur maman ? Elle grimpa aux genoux du Monsieur, regarda ce qu’on remarquait le plus dans le visage du Monsieur et vlan ! des belles moustaches la pointe en l’air fit des moustaches moins prétentieuses, la pointe en bas. Et peut-être qu’à revenir, puis encore, revenir est moins pénible. Il arriva qu’on était venu hier, mais qu’on avait oublié de dire… ; ou bien que : « Madame, j’ai vu que vous lisiez ce livre, il serait bon que vous lisiez celui-ci » ; ou bien que : « Aujourd’hui, ça ne compte pas, j’ai vu des pralines, j’emmène votre petite fille… »

En copain, bien entendu, Madame. Mais le saviez-vous, ce copain, comme il tremblait ? Vous étiez toujours Impéria, Impéria : « Je vous ordonne de retourner chez votre femme », Impéria qui cinglait dur : « Il vaudrait mieux que vous m’oubliassiez… » Celle-là, il sentait bien, elle le recevait comme on donne une aumône à un pauvre et, sa barre dans la tête, une autre sur la langue, il restait là comme ce pauvre à se faire mal dans son cœur. Mais quelquefois, où donc était Impéria ? Plus douce, le doigt moins à son livre, il trouvait la Madone.

— Madame, se risquait Henry.

Qu’il était peut-être un raté, mais tout de même… qu’autrefois, si, si, je vous l’assure, il écrivait des contes ; qu’il existait à cette époque un certain Boulant, dont on disait : « Oh ! celui-là ! » et qu’ainsi :

— Madame, je le sais, entre copains, parler de certaines choses est défendu, cependant…

— Fi ! disait la Madone, l’amour est un microbe.

— Pouah ! ajoutait Henry, l’amour, quel microbe.

Tellement « Pouah », qu’ils en riaient.

Et, sans doute, que la Madone répétait à l’Impéria — oh ! pas le rire — mais le sérieux de ces confidences, car, après, Impéria, on l’aurait crue moins dure, plus disposée à mettre, au bout de ses subjonctifs, un rien d’ouate.

Un jour, Impéria ou Madone, Henry se trouva marcher à la gauche d’une Germaine Lévine qui avait dit :

— Ne trouvez-vous pas, il fait chaud ; sortons un peu.

À vrai dire, ce ne fut pas très amusant. Pour une pianiste, après une journée d’étude, une promenade au Bois est une promenade au Bois : elle se repose. Elle regardait les arbres qui sont beaux, elle humait l’air qui sent bon ; quant au copain, sans trop penser à lui, elle marchait avec sa manière de balancer la main : « Seule, je suis… seule, qu’on me laisse. »

— Que pourrais-je bien lui dire ? se creusait Henry.

C’était le soir, un soir à rossignols. Il dit :

— Écoutez, Madame, il chante, le rossignol !

Mais quand on l’a dit une fois, comment après, le redire ? Et puis ils avaient pris par les petits chemins et l’on devinait là, dans l’ombre, des bancs et, sur chacun de ces bancs, non pas un Henry Boulant seul à rêver sous un sapin, mais de ces hommes avec de ces femmes qu’il est bien gênant de dépasser quand on a dit : « Pouah ! l’amour est un microbe. »

Plus loin, il en découvrit un de libre :

— Madame, si nous nous asseyions un peu.

Ils furent ainsi l’homme et la femme sur un banc. Il dit :

— Madame, si je n’étais pas un imbécile, vous avez vu ces gens, eh bien, je prendrais votre main comme ceci ; je la porterais à ma bouche comme cela ; je vous dirais…

— Chut !

Un « chut »  très doux de Madone… Pourtant il redevint un imbécile.

Ils se remirent à marcher, ils passèrent sous une allée de grands arbres ; ils eurent, comme on dit, l’air de marcher dans une église sous une voûte. Marie, un jour, l’avait dit. Ainsi, il se mit à penser à Marie ; il en fut un peu triste. Il pensait à Marie, non plus comme à quelque chose de gênant, mais comme à une maman bien bonne, une maman qu’on aime, une maman qu’on dorlotera ce soir, parce que peut-être, un autre soir, on sera forcé de lui faire de la peine. Il dit :

— Madame, vous vous souvenez de ce que je vous ai écrit : « Aujourd’hui, demain, dans des années… »

Il répéta jusqu’au bout sa phrase.

— Il y a maintenant deux années ; ce que je vous ai écrit, reste écrit.

Elle dit :

— Mais non… Écoutez, vous m’amuseriez beaucoup plus si vous me racontiez, là vraiment en copain, une histoire d’amour que vous auriez… avec une autre…

— Impossible, Madame.

Il se trouva embarrassé dans une longue explication. Qu’un jour, à propos de raisins, le renard avait dit : « Ils sont trop verts », mais que ce renard était un bourgeois, ou bien qu’il n’aimait pas les raisins. Que lui, plus haut ils pendaient, plus il voulait les raisins. Que d’ailleurs la débauche était une inquiétude ; que la débauche signifiait : chercher l’amour où il n’est pas ; que oui, Madame, il avait été ce débauché et qu’alors, si elle voulait s’arrêter et regarder à sa droite, là sur cette branche, elle verrait quelque chose qu’elle jugerait peut-être une bien vilaine chenille.

Elle la prit sur la main ; elle dit :

— Oui, une vilaine, mais bien curieuse chenille.

— Un futur papillon, Madame.

Après ce mot, il ne trouva plus rien à dire. Ils marchèrent encore. Sans qu’il eût parlé, elle fit une réponse :

— Écoutez bien : tout ce qui arrivera, ce sera contre ma volonté…

Il cueillit cette phrase, il la serra dans le fond de son cœur.

Ensuite, peut-être bien qu’ils entrèrent dans un de ces cafés où l’on suce avec de la paille des boissons qui sont froides. Il pensait à la phrase. Il regarda comment elle employait sa paille :

— Tous vos gestes sont beaux, Madame.

Après, il remarqua beaucoup de choses : qu’en marchant sous les arbres, Impéria sautait après les branches, pas autrement que ne l’eût fait sa petite fille ; qu’elle portait un manteau avec des franges et aussi qu’en sortant du Bois, pour que cela devînt papillon, elle déposa la chenille sur une feuille.

— Et maintenant, dit-elle, laissez-moi partir seule.

— Oui, Madame, mais avant, votre manteau, j’en voudrais une frange.

— Prenez-la.

Mais si fort qu’il tirât avec sa patte d’homme, il avait si peur qu’il ne parvint pas à briser cette frange, tandis qu’elle, simplement, d’une secousse, avec ses mains d’Impéria, brisait cela :

— Voilà.

Alors, le lendemain, après qu’il eût dit à Marie : « … et pourtant oui… je t’aime », quand il fut retourné au Bois, qu’à défaut de la chenille il eut retrouvé la feuille, qu’il eut mis dans une lettre la signification qu’il avait comprise à certain geste, on lui répondit ce qu’on répond lorsque vraiment ce qui arrivera est contre la volonté, mais que décidément cette volonté n’a plus rien à faire : « Comme vous êtes fou… Enfin ! »

Et à cause de cet « enfin » : il y avait eu combien de jours : « Je ne puis rien pour vous » ; il y avait eu trois cent quarante-cinq jours : « Germaine Lévine, où peut-elle se cacher ? » ; il y avait eu beaucoup de jours : « En copain, Madame » ; jour par jour, tous ces jours se suivaient en lourds colliers d’année, et voici, tout à coup, il n’y eut plus, isolées, que des perles de jour.

Un jour : et à trois heures, au 4040, le numéro du journal, un coup de téléphone : « M. Boulant est-il là ? — Oui !! Madame ! c’est moi !! »

Un jour : et près d’un sachet, deux gosses qui se disputent : « C’est vrai — C’est pas vrai », parce que les vers de ces caramels disaient : « Il faut vous aimer… »

Un jour : et devant son piano, une Germaine Lévine qui se recueillait à jouer comme on joue devant une foule, mais c’était pour un seul.

Un jour : et près de cette Germaine Lévine un Henry qui pleurait : « Madame, je vous en prie, que ça finisse… je deviens fou ! »

Et ce jour-là, très absorbée à compter les perles d’un collier, une Germaine Lévine : « Que faudrait-il pour que ça finisse ? »

Et lui : « Germaine », avec ses lèvres, près de l’épaule, sur quelque chose de doux…