Calmann-Lévy (p. 277-285).



XVII


Madame Nanteuil ne pensait qu’à sa fille. Sa liaison avec Tony Meyer, le marchand de tableaux de la rue de Clichy, lui laissait des loisirs et la liberté du cœur. Elle rencontra au théâtre un fabricant d’appareils électriques, encore jeune, au-dessus de ses affaires et d’une extrême politesse, M. Bondois. Il était d’un tempérament amoureux et d’un caractère timide, et, comme les femmes belles et jeunes lui faisaient peur, il s’était accoutumé à ne désirer que les autres. Madame Nanteuil était encore très agréable. Mais, un soir qu’elle était mal habillée et n’avait pas bonne mine, il s’offrit. Elle l’accepta pour faire aller un peu la maison et pour que sa fille ne manquât de rien. Son dévouement lui procura le bonheur. M. Bondois l’aimait et la cultivait ardemment. Étonnée d’abord, elle en fut ensuite heureuse et tranquille ; il lui parut naturel et bon d’être aimée, et elle ne devait pas croire qu’elle en eût passé la saison, quand on lui prouvait le contraire.

Elle s’était toujours montrée bienveillante, d’un caractère facile et d’une humeur égale. Mais jamais encore elle n’avait fait paraître dans sa maison un si heureux génie et de si gracieuses pensées. Douce aux autres et à elle-même, gardant au cours des heures changeantes le sourire qui découvrait ses belles dents et creusait des fossettes dans ses joues grasses, reconnaissante à la vie de ce qu’elle lui donnait, fleurie, épanouie, abondante, elle était la joie et la jeunesse de la maison.

Tandis que madame Nanteuil ne concevait et n’exprimait que des idées riantes et claires, Félicie devenait sombre, maussade et chagrine. Des plis se creusaient dans son joli visage ; sa voix grinçait. Elle avait connu tout de suite la situation qu’occupait M. Bondois dans sa famille et, soit qu’elle eût préféré que sa mère ne vécût et ne respirât que pour elle, soit qu’elle souffrît en sa piété filiale d’être forcée de l’estimer moins, soit qu’elle lui enviât un plaisir, soit qu’elle éprouvât seulement ce malaise que nous causent les choses de l’amour quand elles se font trop près de nous, Félicie, tous les jours, de préférence durant les repas, reprochait amèrement à madame Nanteuil, par allusions très claires et en termes mal voilés, le nouvel ami de la maison, et témoignait à M. Bondois lui-même, chaque fois qu’elle le rencontrait, un dégoût expansif et une abondante aversion. Madame Nanteuil n’en ressentait qu’une affliction légère et elle excusait sa fille en considérant que cette enfant n’avait encore aucune expérience de la vie. Et M. Bondois, à qui Félicie inspirait une terreur surhumaine, s’efforçait de l’apaiser par des signes respectueux et de menus présents.

Elle était violente parce qu’elle souffrait. Les lettres qu’elle recevait de La Haye irritaient son amour et le rendaient douloureux. Elle se desséchait, en proie aux images brûlantes. Quand elle voyait trop précisément son ami absent, ses tempes bourdonnaient, son cœur battait violemment, puis une ombre lourde s’épaississait dans sa tête ; toute la sensibilité de ses nerfs, toute la chaleur de son sang, toutes les forces de son être coulaient en elle et descendaient pour s’amasser en désir dans les profondeurs de sa chair. Alors elle ne songeait plus qu’à retrouver Ligny. C’est lui seul qu’elle voulait, et elle s’étonnait elle-même du dégoût qu’elle ressentait pour tout autre que lui. Car elle n’avait pas toujours eu l’instinct si exclusif. Elle se promettait d’aller tout de suite demander de l’argent à Bondois et de prendre le train pour La Haye. Et elle ne le faisait pas. Ce qui l’arrêtait, c’était moins la pensée de déplaire à son amant, qui eût trouvé ce voyage incorrect, qu’une vague peur de réveiller l’ombre endormie.

Elle ne l’avait pas revue depuis le départ de Ligny. Mais il se passait encore en elle et autour d’elle des choses troublantes. Dans la rue, un barbet la suivait qui apparaissait et s’évanouissait tout à coup. Un matin qu’elle était couchée, sa mère lui dit : « Je vais chez la modiste », et sortit. Deux ou trois minutes après, Félicie la vit, qui rentrait dans la chambre comme si elle y avait oublié quelque chose. Mais l’apparition s’avança sans regard, sans paroles, sans bruit et disparut en touchant le lit.

Elle eut des illusions plus inquiétantes. Un dimanche, elle jouait en matinée, dans Athalie, le rôle du jeune Zacharie. Comme elle avait de très jolies jambes, ce travesti lui plaisait, et elle était contente aussi de montrer qu’elle savait dire les vers. Mais elle remarqua qu’il y avait à l’orchestre un prêtre en soutane. Ce n’était pas la première fois qu’un ecclésiastique assistait à une représentation matinale de cette tragédie tirée de l’Écriture. Pourtant elle en éprouva une impression pénible. Quand elle entra en scène, elle vit distinctement Louise Dalle, coiffée du turban de Jozabeth, charger un revolver devant le trou du souffleur. Elle eut le jugement assez ferme et l’esprit assez présent pour écarter cette vision absurde, qui disparut. Mais elle dit ses premiers vers d’une voix éteinte.

Elle se sentait à l’estomac des brûlures. Elle souffrait d’étouffements ; parfois, sans cause, une angoisse indicible la prenait aux entrailles, son cœur battait d’un mouvement fou, et elle craignait de mourir.

Le docteur Trublet la soignait avec une prudence attentive. Elle le voyait souvent au théâtre et parfois elle allait le consulter dans le vieux logis de la rue de Seine. Elle ne passait pas par le salon d’attente ; le domestique la faisait entrer tout de suite dans la petite salle à manger où luisaient dans l’ombre des faïences arabes, et elle passait toujours la première. Un jour Socrate parvint à lui faire comprendre la manière dont les images se forment dans le cerveau et comment ces images ne correspondent pas toujours à des objets extérieurs, ou du moins n’y correspondent pas toujours avec exactitude.

— Les hallucinations, ajouta-t-il, ne sont le plus souvent que de fausses perceptions. On voit ce qui est, mais on le voit mal, et l’on fait d’un plumeau une tête hérissée, d’un œillet rouge la gueule d’un monstre, d’une chemise un fantôme dans son linceul. Insignifiantes erreurs.

Elle trouva dans ces raisons la force de mépriser et de dissiper ses visions de chiens, de chats ou de personnes vivantes et familières. Mais elle craignait de revoir le mort. Et les terreurs mystiques nichées dans des plis obscurs de son cerveau étaient plus fortes que les démonstrations du savant. On avait beau lui dire que les morts ne revenaient jamais, elle savait bien le contraire.

Socrate lui recommanda cette fois encore de prendre des distractions, de voir des amis, et de préférence des amis agréables, et de fuir, comme ses deux plus perfides ennemies, l’ombre et la solitude.

Et il ajouta cette prescription :

— Surtout évitez les personnes et les choses qui peuvent avoir quelque rapport avec l’objet de vos visions.

Il ne s’apercevait pas que c’était impossible. Et Nanteuil ne s’en aperçut pas non plus.

— Alors vous me guérirez, mon bon Socrate ? dit-elle en tournant vers lui ses jolis yeux gris, pleins de prières.

— Vous vous guérirez vous-même, mon enfant. Vous vous guérirez, parce que vous êtes laborieuse, raisonnable et courageuse… Mais oui, vous êtes à la fois peureuse et brave. Vous avez peur du danger, mais vous avez du cœur à vivre. Vous guérirez, parce que vous n’êtes pas en sympathie avec le mal et la souffrance. Vous guérirez, parce que vous voulez guérir.

— Vous croyez qu’on guérit quand on veut ?

— Quand on veut d’une certaine façon intime et profonde, quand ce sont nos cellules qui veulent en nous, quand c’est notre inconscient qui veut ; quand on veut avec la volonté sourde, abondante et pleine de l’arbre vigoureux qui veut reverdir au printemps.