Calmann-Lévy (p. 245-250).



XIII


Elle était rentrée chez elle avec une fièvre ardente. Robert, ayant dîné en famille regagna son grenier. Dans l’état où Nanteuil l’avait laissé, il était agacé et de très mauvaise humeur.

Sa chemise et son habit, préparés sur le lit par le valet de chambre, avaient l’air de l’attendre dans une attitude domestique et servile. Il commença de s’habiller avec une vivacité un peu rageuse. Il était impatient de sortir. Il ouvrit son œil-de-bœuf, écouta la rumeur de la ville et vit au-dessus des toits la lueur que faisait Paris dans le ciel. Il aspira toute la chair amoureuse amassée, par cette nuit d’hiver, dans les théâtres et les grands cabarets, les cafés-concerts et les bars.

Irrité de ce que Félicie avait déçu son désir, il était décidé à se contenter ailleurs, et, ne se sentant point de préférence, il se croyait seulement embarrassé de choisir ; mais il s’aperçut bientôt qu’il n’avait envie d’aucune des femmes qu’il connaissait et qu’il n’avait même pas envie des inconnues. Il ferma sa fenêtre et s’assit devant le feu.

C’était un feu de coke : madame de Ligny, qui portait des manteaux de vingt-cinq mille francs, économisait sur la table et les feux. Elle ne souffrait pas qu’on brûlât du bois dans les chambres.

Il réfléchit à ses affaires dont, jusque-là, il s’était peu soucié, à la carrière où il était entré et qu’il voyait obscure devant lui. Le ministre était grand ami de sa famille. Montagnard cévenol, nourri de châtaignes, ses yeux éblouis clignaient aux tables fleuries. Trop fin pourtant et trop habile pour ne pas garder sur la vieille aristocratie qui l’accueillait l’avantage des dures volontés et des refus hautains. Ligny le connaissait et n’attendait de lui nulle faveur. En cela plus perspicace que sa mère, qui se croyait quelque pouvoir sur ce petit homme noir et velu, submergé par ses jupes impérieuses, chaque jeudi, du salon à la table. Il le jugeait désobligeant. Et puis il y avait quelque chose entre eux. Robert, par malchance, avait précédé son ministre dans l’intimité d’une personne que celui-ci aimait jusqu’à l’absurdité, madame de Neuilles, une femme galante. Et il croyait voir que le petit homme velu s’en doutait et l’en regardait de travers. Enfin il s’était fait au quai d’Orsay l’idée que les ministres ne peuvent et ne veulent jamais grand’chose. Mais il n’exagérait rien et croyait très possible de se faire attacher au cabinet. Jusqu’ici ç’avait été son désir. Il tenait beaucoup à ne pas quitter Paris. Sa mère, au contraire, eût préféré qu’il allât à La Haye, où un poste de troisième secrétaire était vacant. Maintenant il se décidait tout à coup pour La Haye. « Je partirai, se dit-il. Le plus tôt sera le meilleur. » Sa résolution prise, il en examina les motifs. D’abord, c’était excellent pour son avenir. Ensuite, le poste de La Haye était agréable. Un camarade, qui l’avait occupé, vantait l’hypocrisie délicieuse de la petite capitale endormie, où tout était machiné, truqué pour l’agrément du corps diplomatique. Il considéra même que La Haye était l’auguste berceau d’un nouveau droit international, et il alla jusqu’à décrocher cette raison qu’il ferait plaisir à sa mère. Après quoi il s’aperçut qu’il voulait partir seulement à cause de Félicie.

Il eut sur elle des pensées qui n’étaient pas bienveillantes. Il la savait menteuse et peureuse, méchante pour ses amies. Il avait la preuve qu’elle aimait les plus sales cabots ou que, tout au moins, elle s’en arrangeait. Il n’était pas certain qu’elle ne le trompât pas, non qu’il eût rien découvert de suspect dans la vie qu’elle menait, mais parce qu’il doutait raisonnablement de toutes les femmes. Il se représenta tout le mal qu’il savait d’elle et se persuada que c’était une petite rosse ; et, sentant qu’il l’aimait, il pensa qu’il l’aimait seulement parce qu’elle était très jolie. Cette raison lui parut bonne, mais, en y regardant, il s’aperçut qu’elle n’expliquait rien ; qu’il aimait cette fille, non parce qu’elle était très jolie, mais parce qu’elle était jolie d’une certaine manière, parce qu’elle l’était à sa façon, étrangement, qu’il l’aimait pour ce qu’il y avait en elle de rare et d’incomparable, parce qu’enfin c’était une merveilleuse chose d’art et de volupté, un joyau vivant d’un prix inestimable. Alors, se sentant faible, il pleura, il pleura sa liberté perdue, sa pensée captive, son âme troublée, sa chair et son sang dévoués à un petit être faible et perfide.

A regarder le coke rouge dans la grille de la cheminée, il s’était brûlé les yeux. Il les ferma de douleur et vit, sous ses paupières closes, des nègres qui s’agitaient dans un tumulte obscène et sanglant. Tandis qu’il cherchait de quel livre de voyages, lu dans des années d’adolescence, sortaient ces noirs, il les vit diminuer, se résoudre en points imperceptibles et disparaître dans une Afrique rouge, qui peu à peu représenta la blessure aperçue à la lueur d’une allumette la nuit du suicide. Il songea :

— Cet imbécile de Chevalier. Je n’y pensais guère.

Tout à coup, sur ce fond de sang et de flamme parut la forme cambrée de Félicie, et il sentit en lui se tendre un désir cruel et chaud.