Heures perdues/Le vieux Curé

Imprimerie générale A. Côté (p. 239-243).


LE VIEUX CURÉ


« Je suis depuis trente ans curé de la paroisse,
Trente ans de dur labeur ! et c’est avec angoisse
Que je songe, en voyant mes cheveux tout blanchis,
Qu’un jour je dois partir. Et plus je réfléchis
À mon humble existence, à mon travail modeste,
Plus je tiens à garder la force qui me reste.

J’aimerais vivre encor, mais ce n’est plus pour moi ;
Le rappel peut sonner sans me causer d’émoi.
Si je veux prolonger mon utile vieillesse,
— Que le ciel me pardonne, hélas ! cette faiblesse —
C’est que, je l’ai compris, toujours la même main
Apprend à mieux bénir, montre mieux le chemin ;
La même voix, malgré qu’elle soit défaillante,
Sait mieux encourager la vertu chancelante,
Et le même regard, qu’il se mouille de pleurs
Ou qu’il soit souriant, pénètre mieux les cœurs.
À la voix du berger le troupeau s’accoutume :
Il reconnaît son pas et même son costume ;
Mais qu’un pâtre nouveau succède au vieux berger,
Le bercail n’entend pas la voix de l’étranger.


Depuis, les cheveux blancs jusqu’à la tête blonde,
Intime ami de tous, je connais tout le monde,

Fier de mon rôle obscur, de ma tâche jaloux,
J’ai baptisé l’enfant, j’ai béni les époux,
J’ai, fardeau le plus lourd de ma rude carrière,
Conduit bien des défunts du chaume au cimetière,
Silencieux enclos que la mort a peuplé
Et que, les yeux en pleurs, tant de fois j’ai foulé !
Puis (la vie est ainsi) dans les jours de liesse
J’ai de mes paroissiens partagé l’allégresse
Et, l’oreille tendue à leur joie, à leurs pleurs,
J’ai ri de leur gaîté, pleuré de leurs douleurs.
Tous les ans, sans manquer, je faisais ma visite
D’un bout de la paroisse à l’autre. À chaque gîte
Je frappais. On m’ouvrait, empressés et joyeux.
L’émotion des cœurs mettait des pleurs aux yeux.
Et le père, et la mère, et toute la famille
— Et vous savez, monsieur, qu’au pays ça fourmille —
Tous de se mettre en cercle et de me souhaiter
Longue vie et bonheur, et de me raconter
Leurs chagrins, car ces cœurs si naïfs, si rustiques

Connaissent comme nous les peines domestiques.
Dans ces humbles foyers j’étais le bienvenu ;
J’y trouvais tous les ans plus d’un nouveau venu,
Et bien souvent aussi plus d’une place vide,
Car, dans son cours fatal, la mort toujours avide,
Moissonnant sans compter les jeunes et les vieux,
Semble m’épargner seul sans faire d’envieux !


Et laisser tout cela ! Laisser mon presbytère,
Ce toit qui protégea mon existence austère !
Laisser mon humble église où le ciel m’a souri,
Où du céleste pain trente ans je fus nourri !
Quitter ces braves gens confiés à ma garde
Et qui tous m’aiment tant ! Ah ! que le ciel m’en garde !
Aussi je me redresse, et, chêne encor debout,
Je me ris de la faulx qui moissonne partout.
Pourtant je sens qu’un jour il faudra que je parte.

Cette pensée, hélas ! vainement je l’écarte.
Mes forces qui s’en vont, ma voix qui s’affaiblit,
Ma taille qui se voûte et mon teint qui pâlit,
Tout me dit que bientôt Dieu pour ma récompense
Va m’appeler à lui ; je pleure quand j’y pense !
Il est si bon de vivre ainsi parmi les siens !
Tant de bien reste à faire à mes chers paroissiens,
Tant d’âmes ont besoin d’un mot qui les console
Que Dieu peut m’oublier sans que je m’en désole ! »


Et j’écoutais, ému, le modeste curé
Qui tout à sa paroisse, à son devoir sacré,
Sous le regard de Dieu vit dans l’oubli du monde
Et poursuit sa carrière en miracles féconde.
De sa main défaillante, il bénit les berceaux,
Verse la paix suprême au-dessus des tombeaux,
À tous ceux qu’il aimait s’étonne de survivre ;
Et seul le bien qu’il fait le console de vivre !