Heures perdues/Hommage à Longfellow

Imprimerie générale A. Côté (p. 69-76).


HOMMAGE À LONGFELLOW


i

L’homme aux humbles projets et le puissant génie
Courbent le front devant la mort.
Comme un vil instrument le luth plein d’harmonie
Après avoir vibré s’endort.



Ainsi l’a voulu Dieu. La même loi fatale
À chacun fait égal destin.
Humble chant de bonheur ou clameur triomphale,
Qu’importe la voix qui s’éteint !


Qu’importe !…… non, la voix qui, forte et souveraine,
Chanta ce qui fut noble et beau,
Sans effort se dégage, immortelle et sereine,
De la nuit noire du tombeau.

ii

Quel est donc ce héros, quel est l’homme célèbre
Qu’un peuple entier pleure aujourd’hui ?
Pourquoi ce sombre deuil ? Pourquoi ce glas funèbre
Et ces fleurs qui pleuvent sur lui ?


Qui met dans tous les cœurs cette douleur profonde ?
Quelle est ta gloire, ô citoyen,
Pour que sur ta poussière, au deuil du Nouveau-Monde
Se mêlent les pleurs de l’ancien ?



Qu’as-tu fait de si grand ? Dis-nous quel coup d’audace
A tourné vers toi tous les yeux,
Pour que ce continent avec orgueil te place
Parmi ses enfants glorieux ?


As-tu, puissant tribun, des luttes politiques
Connu les plaisirs décevants,
Ou rallumé, penché sur des textes antiques,
La lampe obscure des savants ?


Dis-nous, illustre mort, quelle vaste carrière
Te vaut cette immortalité,
Ce spectacle inouï d’un grand peuple en prière ?…
 « Humble et pensif, moi, j’ai chanté !



» Douze lustres durant j’ai célébré la gloire,
» Sans jamais la rêver pour moi,
» Et si tout un grand peuple honore ma mémoire,
» Mon Dieu ! je ne sais pas pourquoi.


» Admirateur naïf d’une grande nature,
» Je la célébrai dans mes vers,
» Sans jamais demander si ma gloire future
» Rayonnerait dans l’univers.


» J’ai chanté nos grands lacs et nos immenses fleuves,
» Nos champs et nos vastes cités ;
» J’ai célébré surtout les sanglantes épreuves
» D’où naquirent nos libertés.



» Un jour, on m’a nommé chantre d’Évangeline,
» Parce qu’exhumant le passé
» J’ai tiré de l’oubli la charmante héroïne
» D’un petit peuple dispersé.


» Rêveur calme et serein, toujours de la mêlée
» J’ai fui les sanglants tourbillons,
» Préférant loin du bruit ma retraite isolée,
» Pleine de fleurs et de rayons.


« Pourquoi ce peuple ému penché sur ma poussière ?
» Pourquoi ce bruit sur mon cercueil ?
« J’aimais la solitude… Une modeste pierre
» Suffit au rêveur sans orgueil. »

iii

Longfellow, tu fus grand et les muses voilées
Sur ta cendre disent tes vers.
Tu ne chanteras plus, mais tes strophes ailées
Planeront sur tout l’univers.


Barde, tu n’avais pas cette note éclatante
Que jettent les clairons vainqueurs,
Mais ton luth plus serein et ta voix plus chantante
Charmaient et consolaient les cœurs.



Oui, lorsque tu chantas les preux de l’Amérique,
Que ton vers redit leurs succès,
Poète, souviens-toi que ta voix sympathique
A remué nos cœurs français.


Je ne suis pas de ceux qu’un rayon de ta gloire
Enveloppa dans sa splendeur.
Mais je viens, barde obscur, offrir à ta mémoire
L’humble tribut de ma douleur.


Ceux que le ciel a fait frères par la pensée,
Aujourd’hui le sont par le deuil…
Adieu …. c’est le seul mot que ma muse oppressée
Puisse jeter sur ton cercueil !

27 mars 1882.