Eugène Ardant et Cie (p. 102-108).

vii. — Delriau.


Dès le lendemain matin de bien bonne heure, les trois enfants de M. Dorigny étaient levés ; Laure et Amélie donnaient à manger à leurs colombes ; et Auguste était gravement occupé à tailler avec son couteau un petit morceau de bois qu’il avait découvert la veille dans le bûcher de la cuisine.

« Vous voilà levés de bien bonne heure, mes enfants, dit M. Dorigny en traversant la salle à manger pour se rendre à son cabinet. Et Delriau, où est-il ?

— Nous ne l’avons pas encore vu, papa : il dort sans doute.

— Je ne le pense pas ; il croit plutôt que vous dormez. Monte à sa chambre, Auguste, et fais-le descendre pour déjeuner avec nous.

Auguste ne se le fit pas dire deux fois ; en un bond il fut hors de la salle à manger, et en cinq à six enjambées dans le corridor où était la chambre de son frère de lait : il écouta, on marchait ; il frappa, Delriau ouvrit ; il était tout habillé, et tenait entre ses mains son couteau et un chien qui n’était encore que grossièrement ébauché. Il rougit en voyant Auguste, mais ses yeux brillèrent de plaisir, et il serra fortement la main que celui-ci lui tendait.

Les enfants se lient bien plus vite lorsqu’ils sont seuls, et qu’ils ne se croient pas l’objet de la curiosité ou de l’attention. En moins d’un quart d’heure, Auguste et Delriau avaient mis de côté tout cérémonial ; assis sur la même chaise et jasant sans interruption, ils oubliaient le déjeuner, chose pourtant fort importante, à leur âge surtout. Une porte de communication s’ouvrit, et Véronique entra ; elle embrassa les deux enfants, presque aussi tendrement l’un que l’autre, car une nourrice est une seconde mère : et elle leur rappela qu’il ne fallait pas faire attendre M. Dorigny, qu’elle venait de trouver découpant la fameuse galette.

À ces mots magiques, les deux enfants se culbutèrent sur l’escalier, plutôt qu’ils ne le descendirent.

On entoura gaiement la table, et la galette fut fêtée comme on devait s’y attendre, car elle était bonne ; elle disparut plus d’à moitié sous les jeunes dents qui la broyaient sans pitié.

M. Dorigny avait promis à ses enfants quinze jours de vacance ; et ces quinze jours commençaient à l’arrivée de la nourrice, et finissaient à son départ.

— Auguste donna à Delriau le Livre des petits Enfants, et reçut en échange de longues et douces leçons ; il eut tout le temps, et cela sans redouter les pensums, de s’exercer dans l’art de façonner avec un couteau un morceau de bois ; mais c’était en vain que l’enfant, élève de lui-même et devenu tout à coup maître, donnait à ses leçons toute la clarté possible, et s’y prenait avec une extrême patience de vingt façons différentes : Auguste maniait son couteau si lourdement, qu’il ne faisait que d’énormes entailles, sans jamais arriver à leur donner une forme même grossière ; il se désolait, il tapait du pied, quelquefois même il jetait son morceau de bois par terre en lui disant des injures ; puis tout honteux, il le relevait et recommençait à le sillonner de nouvelles entailles, toutes aussi maladroites les unes que les autres.

« C’est inconcevable ! avait-il coutume de dire alors : tu verras, Delriau, comme je fais bien les bonshommes de neige ; je croyais que lorsqu’on pouvait faire un bonhomme de neige, on pouvait tailler un morceau de bois ! Ah, mon Dieu, je n’en viendrai jamais à bout !

— Patience, répondait toujours Delriau,

— As tu été si long-temps que cela ? demanda Auguste, un jour où il perdait tout à fait courage.

— Non ; je ne sais pas comment ça s’est fait. Je gardais les moutons, je n’avais que huit ans, je m’ennuyais ; je coupe une baguette de bouleau et je m’en fais une canne ; puis je m’imagine de faire une tête à cette canne, et j’en fais une ; je fais les yeux, le nez, la bouche : c’était fort drôle ; je reviens bien content ; mon père me dit que c’était très-bien, et il me demanda de lui donner ma canne ; je fus bien orgueilleux de cette demande ; je donnai ma canne ; et quand je fus dans les champs, je m’en fis une autre, et je trouvai que la tête que j’y avais faite était encore mieux. Je ne fis que des cannes pendant huit ou dix jours : c’était un plaisir toujours nouveau pour moi. Enfin un jour, pour varier, je m’avisai de vouloir faire un mouton ; je donnai bien la forme de cet animal à mon morceau de bois ; mais je ne pus jamais couper les jambes, et façonner la queue et les oreilles : mon couteau ne coupait pas assez bien. Je le dis à mon père, qui fut exprès à la ville m’en acheter un ; je l’emportai au champ le lendemain, et j’achevai le mouton ; il n’était pas bien, tant s’en faut ; mais cependant c’était un mouton, et tout le monde le reconnut quand je le montrai le soir à mon père, à ma mère, et à mes frères et sœurs. « Nous en voulons, » me criaient les petites et les grandes.

Je ne fis que des moutons pour les leur donner ; et à force d’en faire, je parvins à les rendre si bien, que mon père en porta un, celui qui était le mieux de tous, à M. Dorigny, qui se trouvait en ce moment au château ; il dit que c’était bien étonnant, et qu’il voulait voir tout ce que je ferais. Il revint l’année d’après ; j’avais fait de grands progrès ; j’avais une provision de chevaux, de vaches, de chiens, et de petits hommes, et de petites femmes. Mon père porta tout cela à M. Dorigny, qui désira me voir.

« Tu as du talent, mon garçon, me dit-il en m’embrassant ; tu feras un artiste ». Je ne savais pas ce que c’était ; j’ouvris de grands yeux ; il m’expliqua alors ce que c’était qu’un artiste, et à mesure qu’il parlait, je sentais le rouge me monter à la figure ; mon cœur se gonflait et il me semblait que des ailes me poussaient et que j’allais m’envoler comme un oiseau ; il y a près d’un an de ça, je ne l’oublierai jamais ! Je ferai un artiste, pensai-je, mais je n’osais pas le dire !

— Sais-tu lire ? me demanda M. Dorigny.

— Non, dis-je je ne sais que travailler avec mon couteau.

— Voilà de quoi payer tes mois d’école jusqu’à ce que je te fasse venir à Paris, mon enfant, et M. Dorigny me remit cent francs. Je lui sautai au cou, je ne sais pas encore comment : j’y fus d’un bond sans m’en douter, et quand ce moment de joie fut passé, je fus bien honteux de ma hardiesse ; mais j’avais tort, car M. Dorigny me fit beaucoup de caresses et me parla de vous, monsieur Auguste.

— Dis donc de toi, interrompait Auguste.

— De toi, monsieur Auguste, reprit Delriau, qui n’osait pas encore tutoyer son frère de lait.

— J’appris moins vite à lire qu’à faire les cannes et les mouton ; mais enfin j’appris.

— Et tu sais lire à présent ?

— Oui ben, dit Delriau. — Oui ben, répéta Auguste. Est-ce qu’on parle comme cela chez toi.

— Qu’est-ce que j’ai donc dit ? reprit Delriau. Ah dame, cheux nous ce n’est pas comme ici.

Cheux nous ! répéta encore Auguste. Ah bien, par exemple, je veux t’apprendre à parler : dis, le veux-tu ?

— Oui, répondit Delriau, j’en serai ben content ; je ne demande pas mieux que d’apprendre.

— Laisse faire, je t’enseignerai tout ce que je sais.

Ce fut après cinq ou six conversations, toutes à peu près semblables à celle-ci, qu’Auguste changea de rôle ; il renonça à la sculpture et se mit à apprendre la grammaire à son nouvel ami.

M. Dorigny les surprit un jour dans cette grave occupation. Auguste était assis ; il tenait une grammaire sur ses genoux. Delriau, debout devant lui, répétait un verbe. À la vue de son père, Auguste se mit à rire, et Delriau s’arrêta tout court.

— Bravo, mes chers enfants ! que je ne vous dérange pas : Eh bien ! es-tu content de ton élève ?

— Oh, oui, papa cela finira par aller bien ; il conjugue déjà tout le verbe avoir.

— Il parait qu’il est meilleur élève que toi

— Ou qu’il est meilleur maître que moi, » interrompit timidement Delriau, avec un instinct de délicatesse qui ne s’apprend pas et qui vient du cœur.

Auguste lui serrais main. « Tu es trop bon de vouloir m’épargner la honte de convenir devant mon père que je n’ai pas de dispositions ; certes tu as été aussi bon maître que possible, mais c’est moi qui ne suis pas fait pour cela apparemment. »

M. Dorigny embrassa son fils avec un sentiment d’orgueil paternel bien justifié : il venait de reconnaître dans Auguste une âme noble et généreuse, sans petitesse, sans envie.

Les quinze jours s’écoulèrent ; Véronique partit ; elle pleura beaucoup en quittant son fils, sa gloire, son cher Delriau, et l’enfant eut bien de la peine à s’arracher de ses bras. Enfin la promesse bien des fois répétée de ramener Delriau passer, à la fin du printemps, un mois au château avec les enfants de M. Dorigny, rendit le courage à la bonne nourrice, et l’on se sépara.

L’hiver fut entièrement consacré au travail. M. Mauviel eut deux élèves au lieu d’un ; mais les progrès de Delriau dans les langues étaient presque nuls ; sa vive imagination l’emportait loin des Grecs et des Romains, ou, s’il les aimait ce n’était qu’en sculpture. Il passait deux heures avec M. Mauviel, et sept heures dans l’atelier de son maître : « Cet enfant ira loin, disait souvent David, il a du génie, » et il s’attachait à son élève et jouissait avec orgueil de ses rapides progrès.

Un jour Delriau rentra ivre de joie : il ne tenait plus à la terre ; il venait de créer une statue, un homme haut d’une coudée ; ce n’était plus du bois, c’était du plâtre.

« Ah mon Dieu ! s’écria Auguste, que je voudrais faire une statue. Papa, peut-être que je manierai mieux la terre glaise que le couteau ; car c’est avec de la terre glaise que tu travailles, n’est-ce pas, Delriau ? j’en ai vu dans ta chambre.

— Oui, reprit Delriau : lève-toi demain un peu avant le jour, je te montrerai comment je fais, tu verras. »

Le lendemain, Auguste grimpa chez l’enfant sculpteur ; il en reçut une longue leçon, mais la terre glaise fut aussi rebelle sous ses doigts, que le bois l’avait été sous le couteau ; la même leçon recommença plusieurs jours de suite ; enfin Auguste, à force de patience et d’efforts, parvint à modeler, tant bien que mal, une masse informe qu’il appelait fièrement une tête.

Travaille avec M. Mauviel, mon ami, lui dit son père, achève tes études : je t’enverrai chez David alors, il me dira franchement ce qu’il pense de toi ; mais d’ici là je ne veux pas que tu perdes ton temps et surtout que tu le fasses perdre à Delriau. » Auguste gémit de cet ordre qu’il appelait rigoureux, et se livra avec ardeur au travail pour achever plus vite ses études, puisqu’il ne serait vraiment libre que lorsqu’elles seraient terminées ; et, dans son désespoir, il ne fit même plus de bonshommes de neige.

L’hiver se passa ; le printemps ramena les beaux jours, et l’on prépara tout pour le voyage de la Bretagne.