Eugène Ardant et Cie (p. 29-34).

vi. — Le Départ.


Peu à peu la voix d’Émeriau s’éleva et laissa échapper le nom de Pierre ; l’enfant saisit différentes phrases sans suite, dont le vent lui apportait des mots brisés.

— On parle de moi, pensait-il en prêtant l’oreille ; puis il s’éloignait, car il savait qu’il est mal d’écouter ; et, pour se distraire, il essayait de jeter ses filets ; mais il revenait malgré lui vers la cabane, où les voix se faisaient de plus en plus entendre… Enfin elle s’ouvrit, Émeriau en sortit ; il alla droit à son fils, et, lui secourant fortement la main, il dit :

— Il faut que tu nous quittes, mon enfant.

Une larme brilla dans les yeux du père, la première que Pierre eût encore aperçue. Pierre tressaillit et le regarda.

— Nous allons nous séparer, mon fils !

Ces paroles tombèrent comme du plomb sur le cœur du jeune homme, qui répéta machinalement :

— Nous séparer, mon père !

— Oui, reprit Émeriau, Dieu et les hommes le veulent ainsi ; je dois l’élever pour eux, plus encore que pour moi. L’amour d’un père se compose de sacrifices : j’accomplirai celui-ci ; tu vas partir, mon ami ; tu vas connaitre le monde et ses plaisirs factices ; tu vas apprendre l’art difficile de t’y bien gouverner : c’est une autre manœuvre que celle de votre bateau ; mais Dieu te sera en aide et t’empêchera de te briser aux écueils. Tu verras les hommes, la société, tu apprendras les sciences : on dit que cela vaut une fortune, et que la fortune rend heureux. Je ne désire qu’une chose, mon garçon, c’est ton bonheur !…

Et comme Pierre essuyait une larme, son père ajouta :

— Il y a plus de quatorze ans que tu vis heureux avec nous ; notre bateau a vu tes premiers pas, a entendu tes premiers mots ; tous tes souvenirs sont ici ; ton cœur est pur et confiant, tu aimes Dieu et tes parents, le monde sera sans danger pour toi, tu n’y oublieras jamais le toit paternel ! Si Dieu t’appelle à être autre chose qu’un simple pêcheur, que sa volonté soit faite ! Mais si tu préférais notre humble pauvreté aux richesses que l’on va chercher dans les villes, reviens, oh ! reviens dans nos bras ! tes filets et ton fusil sont de vieux amis qui ne te feront jamais faute… J’ai eu de la peine à décider ta mère, mais ton oncle l’a emporté ; il lui a prouvé que nous étions coupables de te laisser dans l’ignorance. Et d’ailleurs, mon ami, ajouta le bon père en lui donnant une douce tape sur la joue, tu ne seras pas loin de nous ; ton oncle t’emmène aux Marais, et tu habiteras chez ce bon curé, qu’il alla consulter avec toi au sujet de ce sac d’argent. Ce vénérable vieillard se charge de t’instruire ; tu t’y attacheras.

La mobile physionomie de Pierre s’éclaircit tout à coup, son regard humide brilla d’un vif éclat, et une grande partie du chagrin qu’il éprouvait en songeant qu’il allait quitter ses parents, se perdit dans la joie de ne pas être envoyé dans une de ces grandes villes qui lui avaient toujours semblé de véritables prisons ; l’idée de revoir Loubette et sa bonne tante, qui lui était une seconde mère, adoucit les regrets qu’il donnait au bateau paternel. Il s’assit à l’avant du bateau, essuya de nouveau son fusil, réunit autour de lui son sac de plomb, sa poudrière, les mit en bon état, puis il fit avec soin un paquet de ses vêtements ; mais lorsque sa mère vint y glisser une petite bourse de cuir jaune renfermant toutes ses épargnes, il jeta ses bras autour du cou de cette bonne mère, et, le cœur gros d’émotion, il mêla ses larmes aux siennes… Qu’elle eût dit un mot alors, et il serait resté, sans que le souvenir de Loubette fût venu attrister la joie qu’il aurait éprouvée à ramener le sourire sur la douce et respectable figure de la digne femme qui l’avait mis au monde, qui l’avait nourri de son lait, et l’avait veillé tant de nuits lorsque les dents le faisaient souffrir, et qu’elle n’avait pour apaiser ses cris, que des baisers et des chansons.

— Oh ! pensait Pierre, rien n’est bon comme une mère, rien ne nous aime comme une mère ! et il serrait la sienne sur son cœur, et il pleurait sans pouvoir s’en empêcher ! Mais la pauvre femme avait promis de se résigner : elle chercha à le consoler, essuya ses larmes et les siennes, puis elle l’engagea à partir avant que la journée fût trop avancée.

— Tout est-il prêt, mon enfant ? dit l’oncle en venant à eux. Émeriau le suivait ; il avait repris courage, et lorsqu’il serra son fils dans ses bras, sa voix ne trembla pas en lui disant adieu. La pauvre mère, au contraire, sentit toutes ses forces s’évanouir, et elle ne sut que fondre en larmes en appelant sur son enfant les bénédictions du ciel.

Le bateau de l’oncle s’éloigna lentement du bateau d’Émeriau. Il est vrai que Pierre était sans forces : les larmes de sa mère, en tombant sur son cœur, l’avaient amolli de telle sorte, que la rame restait entre ses mains, sans qu’il songeât à la faire mouvoir. Ses yeux se tournèrent vers le bateau de son père tant qu’il put en distinguer la moindre partie, et ce ne fut que lorsque le mouchoir que sa mère agitait ne parut plus, même comme un petit point blanc, qu’il imprima aux rames un mouvement plus rapide, alors son oncle lui frappa sur l’épaule et lui dit :

— Tu es un brave garçon, mon ami ; je n’ai pas voulu te distraire de tes regrets, mais, il est tard et nous sommes loin : allons, de l’avant, autrement ma femme et Loubette seraient inquiètes, et nous ne trouverions même plus la fumée du souper.

Il était neuf heures du soir lorsque le bateau toucha le rivage ; Bianca sauta, joyeuse et folle, sur la grève, et, la queue en trompette, les oreilles au vent, elle se dirigea en toute hâte du côté de la hutte. Pierre aurait bien voulu la suivre ; mais son oncle, qui avait pris son bras, retardait sa marche.

La nuit était noire ; on ne voyait aucune lumière briller dans le petit village ; les habitants des huttes étaient couchés, pour la plupart, et ceux qui veillaient avaient fermé leurs portes ; il faisait froid. L’arrivée de Bianca à la hutte de l’oncle de Pierre tira Loubette et sa mère d’une grande inquiétude, car elles avaient fini par croire que les parents de Pierre, au moment de le quitter, n’avaient plus eu la force de s’en séparer, et que son oncle reviendrait sans lui, au grand chagrin de M, le curé, qui désirait beaucoup rendre Pierre aussi savant qu’il l’était lui-même. Loubette alluma vite une lanterne, et, précédée de Bianca, elle courut au-devant de son père et de son cousin. Pierre entendit sa voix avant de la voir, et ce ne fut qu’au détour d’un sentier qu’il la vit accourir, caressant et repoussant tout à la fois Bianca, dont la pétulante joie l’empêchait d’avancer, et menaçait à tout instant de faire éteindre le fanal.

— Bonsoir, mon père ; bonsoir, cousin.

— Bonsoir, petite sœur.

Et les deux enfants prenant l’oncle par le bras, l’entraînèrent vers la hutte.

— Le voila, ma femme, cria-t-il en entrant chez lui, le voilà, mais ce n’est pas sans peine. Allons, embrasse-le, et ne lui parle de rien, car son cœur est tendre comme celui d’une fille. Le souper est prêt, je suppose ; nous lui avons donné le temps de cuire, et même de brûler, ajouta-t-il en riant. Voyons, femme, à table ; sers-nous tout ce qu’il y a de meilleur dans la maison, j’ai une faim de loup !

On se mit à table ; le repas fut gai, quoique mêlé de regrets. On parla du bon curé, de tout ce qu’il savait, de tout ce qu’il apprendrait à Pierre, des fêtes du dimanche, du plaisir qu’il y aurait à se réunir le soir. Pierre écoutait en souriant, puis il soupirait ; et Loubette, ayant vu qu’au souvenir de sa mère et des soirées passées en famille une forme brillait dans les yeux de son cousin, Loubette se leva doucement de table, passa derrière lui, et d’une main caressante essuya cette larme avec le coin de son tablier.

— Chère sœur, dit Pierre en se retournant, que tu es bonne et que je t’aime !

—Tu ne pleureras donc plus ?

— Non, je ne pleurerai plus… mais pense donc, Loubette, ce que c’est que de s’éloigner de sa mère pour si longtemps, d’être des jours, des mois sans la voir, lorsqu’on était habitué à jouir de ce bonheur à tout instant, lorsqu’on ne l’avait jamais quittée !

— Ô maman, chère maman ! s’écria Loubette en se jetant au cou de sa mère, je ne le pourrais pas, j’en mourrais de chagrin, et pourtant j’aime bien mon oncle, ma tante et Pierre !

— S’il le fallait, ma fille, reprit la mère, il faudrait en avoir le courage ; il faut toujours savoir sacrifier son bonheur à son devoir, et endurer des privations, des chagrins, si ces privations et ces chagrins doivent amener un bon résultat, ou sont inévitables. C’est tout enfant qu’il faut s’habituer à agir ainsi ; on s’épargne plus tard bien des fautes, bien des malheurs, causés souvent par la crainte de souffrir et par la faiblesse que nous avons par nous-mêmes ; mais grâce au ciel ! ajoute-t-elle en embrassant Loubette, déjà toute rouge d’inquiétude, rien ne t’oblige encore à me quitter. Les hommes sont forcés d’apprendre une foule de choses inutiles aux femmes, surtout à celles qui, comme toi, ne sont destinées qu’à faire de bonnes ménagères.