Eugène Ardant et Cie (p. 20-25).

iv. — Loubette pleure.


Il fallut se quitter, les fêtes étaient finies ; Émereau se rembarqua et longea la côte des Sables-d’Olonne, avec sa femme et son fils. Ils firent une pêche abondante, et entrèrent dans Olonne. Pierre n’avait jamais vu de ville, mais il passa bientôt de l’admiration à la compassion.

— Que je plains les habitants ! disait-il à son père ; ils ne peuvent transporter ces lourdes maisons nulle part avec eux ; il faut, ou qu’ils y restent toujours, ou qu’ils laissent derrière eux leurs amis, leurs parents : comme ils doivent souffrir de l’absence ! Je ne donnerais pas la hutte de mon oncle ou la cabane de notre bateau pour la plus belle de ces maisons.

Émeriau serra fortement la main de son fils ; un sourire plein de joie et d’orgueil anima son rude visage, et il jeta sur Pierre un regard qui semblait dire :

— Tu es digne d’être mon fils.

Lorsque le poisson fut vendu et que le bateau, mobile et seule patrie du Collibert, eut mouillé dans ses parages accoutumés, Pierre, au lieu de se livrer à la paresse, comme beaucoup d’enfants auraient cherché à le faire, sentit qu’il devait réparer le temps perdu, et, à la grande satisfaction de son père, il recommença à s’occuper de la pêche et de la chasse avec plus d’ardeur que jamais. Quelquefois il lui arrivait de tressaillir en voyant tomber à ses pieds un oiseau dont les ailes en a’agitant venaient lui rappeler la sarcelle qu’il avait tuée en se promenant avec Loubette, et ce souvenir mouillait toujours ses yeux de larmes ; ce n’était pas qu’il fût sensible à la mort d’un oiseau ou d’un poisson ; il n’était pas cruel, il ne jouait jamais avec leurs douleurs, mais il était habitué depuis sa plus jeune enfance à tuer ces animaux pour en faire sa nourriture et celle de ses parents.

Il s’attendrissait donc en se rappelant les larmes de sa cousine et les jours heureux qu’il avait passés près d’elle ; puis il se demandait si Loubette, de son côté, pensait à lui.

Trois années s’écoulèrent ainsi ; chacune d’elles ramena, aux fêtes de Pâques, un nouveau présent, et le mystérieux papier l’accompagnait. Lorsque les deux enfants étaient réunis, au grand étonnement de Pierre, il découvrait que Loubette recevait comme lui un présent sur lequel un papier était aussi attaché ; on y lisait toujours ces mots : Dieu veille sur les petits Colliberts.

— C’est la même écriture ! s’écriait Pierre en les comparant ; ô Loubette ! notre prière a été exaucée, Dieu veille sur nous !

Pierre avait quatorze ans, Loubette en avait onze ; tous deux savaient lire, mais leur science n’allait pas plus loin.

Une nuit, on était en septembre, la pêche venait d’être abondante, et Pierre, assis à l’extrémité du bateau, se laissait aller à une de ces douces rêveries où le passé, le présent et l’avenir se confondent en de vagues pensées ; son regard fixe et contemplatif suivait au ciel les milliers d’étoiles qui y apparaissaient pâles et presque imperceptibles ; un vent tiède ridait l’eau et soulevait les longs cheveux noirs du jeune pêcheur. Fatigués du travail de la journée, son père et sa mère dormaient ; le plus profond silence régnait autour de lui.

— Que le ciel est beau ! murmura-t-il en croisant ses bras ; que l’on doit être heureux derrière ces nuages d’or et que Dieu est bon de nous garder le ciel pour nous empêcher de regretter toutes les belles choses qui nous entourent ! Oh ! oui, Dieu est toute bonté ; ma mère et Loubette ont bien raison de me le répéter sans cesse.

Le bruit que fit alors une barque glissant tout près de lui, attira son attention. Bianca s’était levée ; elle aboyait. La nuit trop noire empêchait de distinguer autre chose que le ciel et la mer. Le bruit cessa.

Pierre allait se retirer dans la cabane lorsque le vent qui s’élevait lui apporta ces mots, comme venant de l’autre côté du rivage ; Loubette pleure ! et soit que la même voix répétât les mêmes mots, soit que l’esprit frappé de Pierre crût les entendre encore, il lui sembla que tout ce qui l’entourait prenait une voix pour lui crier : Loulette pleure.

Réveillant aussitôt ses parents, il leur raconte ce qu’il vient d’entendre, et les conjure de lui permettre de se rendre à la hutte de son oncle, leur promettant d’être de retour le lendemain. Il obtient enfin la permission de partir ; il saisit son fusil, appelle Bianca, s’élance dans sa petite barque, détache les rames et s’assied. Bianca se couche aux pieds de son jeune maître, et, la tête sur les deux pattes, elle s’endort. Tout à coup la lune laisse tomber un de ses rayons sur le canot que Pierre fait avancer à force de rames ; il aperçoit auprès de lui sur la banquette, un gros sac ; il veut s’en saisir, le sac échappe presque à sa main, et un bruit argentin se fait entendre. Qu’on juge de la surprise de Pierre ! Il ouvre le sac et des pièces d’argent s’offrent à ses regards. Remerciant le ciel, et animé d’un nouveau courage, il continue sa route : quatre lieues lui restent à faire ; le froid de la nuit perce ses vêtements, et engourdit ses mains ; mais il rame, il rame toujours ; le désir de secourir son oncle et sa cousine lui donne des forces, et ces mots Loubette pleure ! retentissent sans cesse à ses oreilles.

Le jour commentait à peine lorsque la barque touche le rivage ; il saute à terre et se dirige en courant du côté de la hutte. Tout était silencieux ; Pierre s’assit et fit signe à Bianca de se coucher à ses pieds. Bianca obéit en silence et en remuant sa queue pour exprimer la joie qu’elle éprouvait à revoir la hutte hospitalière, où il y avait toujours pour elle de bons os et de douces caresses. Pierre, excédé de fatigue et le cœur plein d’inquiétude, laissa tomber sa tête dans ses mains.

— Ils dorment, pensait-il, pourquoi les éveiller ? attendons un moment. On dit que l’argent console de bien des peines, j’ai là plus d’argent que mon oncle n’en a peut-être jamais vu !

Cette réflexion rendit à Pierre tout son courage, et il se laissa aller à l’espoir le plus doux qui puisse se glisser dans un bon cœur, celui d’être utile à ses semblables, et de placer son bonheur dans le bonheur des autres. À mesure que Pierre disait : « Je vais sécher leurs larmes, s’ils ont du chagrin », Pierre trouvait que l’on tardait bien à ouvrir… et que le soleil était plus lent que de coutume à se lever. Il hésitait s’il frapperait à la porte de la hutte, et, dans son impatience, il ne cherchait plus à maîtriser celle de Bianca, qui s’exprimait par des bonds et des cabrioles ! Enfin le soleil parut avec son cortège de rayons si brillants que l’œil ne pouvait en supporter la vue. Pierre se leva, et comme il allait frapper à la porte, Loubette l’ouvrit ; tous deux firent un cri de joie et de surprise.

— Ô Loubette, tu as pleuré, s’écria Pierre en remarquant les yeux rouges de sa petite cousine, et tu pleures encore, ajouta-t-il en lui voyant essuyer ses yeux avec le coin de son tablier de coton rouge.

— Je suis pourtant bien contente de te voir, mon cousin, reprit-elle en souriant ; mais j’ai du chagrin, j’ai pleuré toute la nuit avec mon père et ma mère ; je ne me suis endormie que bien tard, voilà pourquoi tu n’as pas trouvé la hutte ouverte ; mon père et ma mère ne font que de s’éveiller… Mais qu’est-ce donc que tu tiens de si lourd à la main ?

Et Loubette voulut soulever le sac

— Ô ciel ! s’écria-t-elle, on dirait que c’est de l’argent.

— Eh, oui, Loubette, c’est de l’argent, et beaucoup d’argent, répéta Pierre, se redressant avec orgueil ; il est tout pour ton père, ajouta-t-il en se baissant vers elle et en l’embrassant : c’est à la Providence que nous le devons, c’est elle qui m’a appris que tu pleurais et qui m’a donné cet argent ; je puis bien t’assurer que celui-là nous tombe du ciel.

— Ô mon père ! ma mère ! venez vite, bien vite ! cria Loubette en rentrant dans la hutte, nous sommes sauvés ; voilà Pierre, voilà mon cousin, il apporte de quoi tout payer !

— Qu’est-ce que tu dis donc là ? ma pauvre enfant, répondit le père en venant à elle les joues pâles et le front abattu… Eh ! oui, c’est Pierre ! Eh ! bonjour, mon garçon ; qui t’amène ici ! par quel hasard viens-tu nous trouver à l’époque de l’année où ton père ne te laisse jamais t’absenter ?

— Ce n’est pas le hasard, mon oncle.

Et Pierre posa le sac d’argent sur les bras du pauvre laboureur.

La joie fut si grande dans la hutte qu’on ne s’entendait plus ; les pleurs se mêlaient aux rires et aux actions de grâces, et ce ne fut que longtemps après que Pierre put apprendre le malheur dont le père de Loubette était menacé.

La récolte avait été submergée ; la grêle venait de ravager le peu qui restait, et le père de Loubette se trouvait dans l’impossibilité de rien vendre pour payer le maître de sa ferme. Cet homme dur et avare s’était refusé à tout arrangement, et il avait envoyé un huissier saisir l’humble mobilier de la hutte, il allait être vendu. Plus la douleur de cette pauvre famille avait été grande, plus sa joie devint vive. Mais lorsque ce premier moment de bonheur fut passé, et que Pierre eut raconté comment ce secours lui était tombé du ciel, le père de Loubette hocha la tête et dit :

— Il y a là-dessous quelque mystère ; allons consulter M. le curé ; je ne puis me servir de cet argent avant de savoir s’il ne sera pas un jour réclamé.