Heures d’Italie - Au pays des peintres vénitiens

Heures d’Italie - Au pays des peintres vénitiens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 188-204).
HEURES D’ITALIE

AU PAYS DES PEINTRES VÉNITIENS


I. — UDINE

« Udine est une belle ville, » déclare Chateaubriand, qui y remarqua surtout le Municipe et son portique imité du Palais des Doges. L’auteur des Mémoires d’Outre-tombe a raison ; et je m’étonne qu’elle soit si peu connue, cette délicieuse cité, perle du Frioul, qui offre généreusement tant de merveilles à ses hôtes : un aspect infiniment séduisant, une des plus jolies places d’Italie, une situation incomparable au centre de la plaine vénitienne, de bons peintres locaux et l’une des plus complètes collections de Tiepolo qui soient. Les touristes allemands et autrichiens, qui descendent à Venise par la ligne de Pontebba, s’arrêtent parfois à Udine, entre deux trains ou pour y passer la nuit ; mais qu’ils sont rares les Français qui prirent la peine d’aller jusqu’à elle ! Chateaubriand ne la vit que parce qu’il dut se rendre à Prague pour y rejoindre Charles X. D’ordinaire, nos compatriotes, retenus par les charmes de Venise, ne la quittent qu’au dernier moment, quand sonne l’heure du retour. Moi-même, si curieux pourtant des moindres coins d’Italie, qui, tant et tant de fois, ai parcouru cet adorable Veneto qu’empourpre l’automne, jamais encore je ne m’étais résolu à dépasser Conegliano et à prendre les quelques journées nécessaires pour visiter le Frioul et sa capitale.

Cette année, je me suis décidé. Débarqué à Udine un soir de septembre, j’ai éprouvé le lendemain cette joie, si douce aux vrais voyageurs, de l’éveil dans une ville que l’on ne connaît pas, mais que l’on sait pleine de promesses. La veille, un omnibus aux vitres tremblotantes a suivi des rues mal pavées et à peine éclairées ; on a aperçu les vagues silhouettes de monumens qu’on essaie d’identifier d’après le plan du Bœdeker ; mais, en somme, toutes les surprises de la découverte restent encore. Certes, celles-ci ne sont pas toujours agréables, et, souvent, le premier contact avec la ville nouvelle déçoit ; ce n’est que peu à peu qu’on en goûte les séductions discrètes. Ici, la révélation fut immédiate. L’arrivée sur la petite place baignant dans la lumière matinale, la montée au Castello, et, du haut de l’esplanade, la vue circulaire sur l’immense cercle de la plaine frioulienne déployée autour d’Udine comme un double éventail, compteront à jamais dans mes souvenirs pourtant si riches en impressions de ce genre.

Au sortir de l’hôtel, je n’avais trouvé qu’une ville sans grand caractère, propre et animée, avec de larges voies bordées d’arcades et de maisons où s’affirme le style vénitien ; mais, brusquement, au tournant d’une rue, j’ai débouché sur la place que je cherchais. Je la savais belle : je ne l’imaginais point si magnifique. Entourée de palais et de portiques, ornée de statues et de colonnes, dominée par la haute masse du château, d’où qu’on la regarde, son aspect est des plus pittoresques. Tout s’arrange à merveille ; rien ne fait surcharge. Et pourtant, sur un espace des plus réduits, il y a : d’un côté, une galerie du XVIe siècle, dite Loggia di San Giovanni, et une Tour de l’horloge dans le goût de celle de Venise ; au milieu, une jolie fontaine dessinée par Jean d’Udine, deux colonnes dont l’une porte le lion de saint Marc, deux figures de géans, une statue de la Paix donnée par Napoléon Ier, en souvenir du traité de Campo-Formio, et, bien entendu, un monument équestre de Victor-Emmanuel II ; enfin, sur l’autre flanc de la place, la délicieuse Loggia del Lionello, du nom de l’architecte local qui construisit cet hôtel de ville, au XVe siècle, en s’inspirant très habilement du Palais Ducal. Vraiment, cet ensemble, au-dessus duquel s’élèvent le campanile de l’église Sainte-Marie et les imposantes murailles du château, constitue l’une des plus séduisantes visions que réservent aux touristes les petites cités d’Italie. Il est seulement dommage que le Municipe ait été presque entièrement détruit par l’incendie de 1876 ; seuls les murs restèrent debout, et nous pouvons encore admirer, dans leur état primitif, les couches alternées de marbre blanc et rouge, les fines colonnes aux chapiteaux variés, la petite balustrade qui donne tant d’élégance à la loggia, et, dans une niche à l’angle du monument, la jolie Vierge sculptée en 1448 par Buono, l’auteur de la Porte della Carta.

Pour monter au Castello, il faut passer sous une arcade que dessina, dit-on, Palladio ; elle était autrefois surmontée du lion vénitien, ainsi qu’on le voit au Musée dans une vue de la ville par Palma le jeune. Pour toute la région, la République sérénissime fut bien la « planteuse de lions » dont parle Chateaubriand, dans les pages qu’il écrivit à la louange de Venise, le 10 septembre 1833, et qui comptent parmi les plus belles des Mémoires d’Outre-tombe. Le tremblement de terre de 1511 a renversé l’antique château qui se dressait au sommet de la colline ; on le remplaça par le bâtiment actuel, qui fut successivement affecté aux usages les plus divers : forteresse, résidence des patriarches ou prison ; en ce moment, il abrite les services municipaux et le musée. Un double escalier donne accès à la salle d’honneur que ses vastes proportions, ainsi que les restes de fresques qui décorent ses murs, firent classer comme monument national. Malheureusement, ces vieilles peintures sont en fort mauvais état, depuis l’époque où le château servit de caserne. Les soldats — qu’ils soient italiens ou français — sont des locataires bien dangereux pour les œuvres d’art : Udine, comme Avignon, en fit la rude expérience.

Dans le musée, je note au passage un amusant panorama de la cité dressé par Callot en 1600, un Canaletto d’un gris délicat, une petite étude de Véronèse pour son Martyre des SS. Marc et Marcellin, et trois Tiepolo. Mais la ville est trop riche en œuvres de cet artiste pour m’arrêter à celles-ci et j’aurais préféré que les peintres locaux fussent mieux représentés. C’est à peine si j’ai trouvé un assez beau Couronnement de la Vierge de Girolamo da Udine. Pour étudier le créateur de l’école, Martino, plus connu sous le nom de Pellegrino da San Daniele, il faut sortir d’Udine et aller soit à Aquilée voir le tableau d’autel du Dôme, soit à San Daniele, sa ville natale, soit à Cividale, la vieille capitale lombarde qui garde jalousement, à côté de précieux trésors archéologiques, le chef-d’œuvre du peintre, la Vierge de S. Maria dei Battuti, Ici, au musée d’Udine, il n’y a que Quatre Evangélistes, si noirs et si abîmés qu’il est à peu près impossible de les distinguer.

D’ailleurs, comment rester enfermé dans ces salles obscures lorsqu’on entrevoit, par les fenêtres, le superbe panorama dont on jouit de l’esplanade qui s’étend derrière le château ? Je connais peu de vues aussi vastes et aussi belles. Si, comme le raconte la légende, cette colline fut élevée sur l’ordre d’Attila qui voulait contempler de loin l’incendie d’Aquilée, il faut avouer que le barbare, tout autant que Néron, était un prodigieux metteur en scène. Dans toute l’Italie où l’on eut, dès les temps les plus reculés, le génie de ces perspectives qui mettent l’infini à la portée d’une ville, il est peu de position aussi splendide. Au milieu d’une plaine immense et à quelques mètres seulement d’altitude, on a l’illusion d’être suspendu haut dans l’espace. Situation privilégiée pour une capitale qui peut, au centre même du pays, apercevoir celui-ci tout entier et le surveiller ! En une courbe presque régulière, le Frioul se déroule autour d’Udine, gigantesque amphithéâtre qui va, se dégradant peu à peu, des Alpes neigeuses aux Préalpes vertes, de celles-ci aux collines couvertes de vignes et de bois, des collines à la plaine doucement inclinée et de la plaine aux lagunes. Vu d’ici, le cercle des Alpes Carniques forme une haute et rude barrière que dominent le Canin, à l’Est, et, à l’Ouest, très en arrière, dans la direction de Gemona, le Coglians, qui est la cime la plus élevée de la contrée. Bien que ces sommets n’atteignent pas 3 000 mètres, comme on les regarde presque du niveau de la mer, ils ont très fière allure. Déjà les premières fraîcheurs de septembre les ont couverts de neige. Deux jeunes gens, qui doivent en être descendus depuis peu, les contemplent avec ces yeux pleins de tristesse nostalgique qu’ont les montagnards en pays plat. Ils sont bien de cette race frioulienne, forte et laborieuse, plus rude et plus sérieuse que la vénitienne ; ils me rappellent leurs voisins du Cadore, ces robustes paysans d’où sortit Titien qui, presque centenaire, peignait encore d’une main assurée. Sur ma demande, ils me nomment les cimes lointaines et m’indiquent les villes les plus importantes que l’on distingue, le long des rivières ou dans les replis des coteaux : Cividale, San Daniele, Palmanova avec sa forteresse étoiléc, San Vito, Pordenone. Tout à fait au Sud, on aperçoit les lagunes où dorment Aquilée et Grado, et, parfois même, par les temps clairs, la ligne de l’Adriatique jusqu’à Venise… Admirable spectacle que je ne me lasse point de regarder jusqu’à la chute du jour, lorsque le soleil déclinant met sur les choses cette « lumière titienne » dont parle Chateaubriand, quand Venise, pareille à une belle femme dont le vent du soir soulève les cheveux embaumés, meurt saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature… Admirable spectacle, peut-être plus exaltant encore le lendemain, dans la joie ensoleillée du matin nouveau, mais auquel pourtant je dois m’arracher. Comment quitter Udine sans avoir vu ses Tiepolo ? Nulle part, on ne peut mieux connaître le peintre auquel, chaque année, on rend davantage justice, et qui n’est plus seulement, à nos yeux mieux avertis, le charmant improvisateur, le virtuose en qui s’incarna toute la folie du XVIIIe siècle vénitien. Je me rappelle le chapitre où Maurice Barrès s’écrie : « Mon camarade, mon vrai moi, c’est Tiepolo ! » L’auteur d’Un homme libre, qui d’ailleurs ne signerait sans doute plus cet aveu de dilettantisme, a exagéré le côté factice de Tiepolo. Devant ses grandes compositions, éparses en Vénétie, on se fait une autre idée du peintre qui, loin d’être un artiste de décadence, une sorte de Bernin de la peinture, est un maître non seulement de grâce, mais encore de puissance et de santé. Ce soi-disant improvisateur fut un travailleur acharné ; qu’on regarde les très nombreuses esquisses qu’il fit pour les œuvres qui semblent, tant l’exécution en est habile, jaillies d’un seul jet. Les artistes qui ont vraiment le don ne font pas sentir l’effort. M. Camille Mauclair a raison de comparer Tiepolo à Mozart qui paraît également facile, alors que nulle langue musicale n’est plus savante et plus complexe. Montrer qu’on a vaincu une difficulté est bien ; la vaincre sans le montrer est mieux, le propre du génie étant de nous mettre « devant le merveilleux résultat du savoir et de l’effort comme devant la nature elle-même. » Certes, Tiepolo reste bien le peintre de cette ville et de cette époque où la joie de vivre fut poussée à ses extrêmes limites ; mais il est aussi un arrière-petit-fils du XVIe siècle, un héritier imprévu de la race des grands maîtres vénitiens qui s’était éteinte, plus de cent ans avant, avec Tintoret.

Les œuvres d’Udine sont fort intéressantes parce qu’elles permettent d’étudier le peintre dans la fleur de sa jeunesse, dans sa maturité et presque dans sa vieillesse, puisqu’il les exécuta en 1726, 1734 et 1759. Les fresques du Dôme, gâtées par de maladroites restaurations, n’ont pas grande valeur.. Au musée, à côté d’un Saint François de Sales médiocre et d’une Séance du Conseil de l’Ordre de Malte plus documentaire qu’artistique, il y a un assez bel Ange de l’Apocalypse planant au-dessus d’un joli paysage. Mais pour retrouver le vrai génie de Tiepolo, il faut aller à l’évêché et à l’oratoire de la Pureté.

Le palais archiépiscopal, élevé au début du XVIIe siècle pour les patriarches d’Aquilée, qui s’arrogèrent longtemps le même rang que les papes, abrite aujourd’hui leurs successeurs, les évêques d’Udine. C’est l’un des derniers patriarches, Denys Dolfino, qui commanda à Tiepolo la décoration des salons. Prises en détail, ces fresques ne sont pas parmi les meilleures de l’artiste ; mais leur ensemble lumineux et gai est tout à fait délicieux à l’œil. Quant à la peinture qui rayonne à la voûte du grand escalier, une Chute des anges rebelles, c’est une page vigoureuse et dramatique, d’une incroyable hardiesse de mouvement. Les groupes suspendus dans le vide semblent prêts à tomber. Pour Tiepolo, peindre un plafond fut toujours un jeu ; nulle part, il ne déployait plus à son aise les ressources savantes de son imagination et de sa fantaisie.

La décoration de l’oratoire de la Pureté est de vingt-cinq années postérieure. Tiepolo, moins actif, abandonna à son fils les murs latéraux et peignit seulement l’Immaculée Conception de l’autel et la magnifique Assomption du plafond. Celle-ci compte parmi ses chefs-d’œuvre : noblesse de l’invention, habileté de l’exécution, éclat du coloris, tout y est porté au plus haut degré ; et j’admire, ainsi que son éminent biographe, M. Pompeo Molmenti, avec quel art, « dans ce déploiement de couleurs éclatantes et d’idées saisissantes, Tiepolo sut garder un air de douceur et de grâce qui est inoubliable. » Ici, comme à Este, je suis frappé de voir combien il s’adapta facilement à la grandeur du sujet et combien, sans être vraiment croyant, — du moins on peut le supposer, — il se disciplina vite à la gravité des lieux où il peignait. Ainsi qu’avant lui Tintoret, et qu’après lui Delacroix, — pour ne citer que ces deux noms, — Tiepolo est la preuve que le génie d’un artiste peut parfois s’élever, sans le secours de la foi, à la beauté de la poésie religieuse.)


II. — PORDENONE

D’Udine à Pordenone, la route presque droite n’offre rien de très pittoresque. Elle suit en quelque sorte le diamètre de la demi-circonférence que tracent les Alpes Carniques autour du Frioul. Mais la course est charmante, dans la joie du matin, au milieu des prés miroitant de rosée. Une brume estompe les lointains. La chaussée humide est aveuglante comme un ruban d’acier étalé au soleil.

On avance au milieu des souvenirs de l’Empire et de la prodigieuse épopée du jeune Bonaparte. Frioul et Haute-Vénétie sont semés de villes qui ont donné leurs titres aux maréchaux et aux généraux de la glorieuse armée. Après un siècle, les anciens exploits sont restés vivans et il n’est guère d’osteria dont les murs ne soient encore ornés de vieilles gravures relatant les épisodes d’Arcole ou de Rivoli. Jamais sur cette terre italienne, — malgré les nuages passagers, — le Français ne sera l’ennemi. Et je ne sais de plus bel éloge pour un vainqueur.

Après Campo-Formio, où expira la république de Venise, la route monte légèrement pour atteindre les rives du Tagliamento que l’on franchit sur un interminable pont qui doit avoir près d’un kilomètre. Le torrent a tellement arraché de cailloux aux Alpes proches que, peu à peu, son lit s’est exhaussé au-dessus de la plaine et que les villages voisins de Codroipo et de Casarsa sont, sur chaque rive, à une dizaine de mètres plus bas que le niveau de la rivière.

Le haut campanile de Pordenone émerge des abondantes verdures qui égaient la ville. Places et avenues sont plantées de marronniers et de platanes énormes. A l’horizon, le Monte Cavallo, déjà couvert de neige, dresse son dos puissant. Si les étrangers sont rares à Udine, ici, ils doivent être presque inconnus, à en juger par la curiosité que j’éveille. Peu de choses à voir d’ailleurs dans la ville natale de Pordenone, où je croyais que le peintre était mieux et plus abondamment représenté. Dans la salle des séances du municipe, où est installé le petit musée local, je n’ai trouvé qu’un Groupe de saints, assez remarquable de facture et de coloris, et une étroite fresque qui, au dire du gardien, aurait été enlevée de la maison habitée par l’artiste ; c’est une sorte de ballet champêtre, très différent de tout ce que je connais de lui. Au Dôme, presque même pénurie : dans le chœur, une Gloire de saint Marc, abîmée et inachevée ; sur un pilier, deux figures en assez mauvais état, un Saint Érasme et un Saint Roch auquel Pordenone aurait donné ses traits ; enfin, à l’autel Saint-Joseph, un beau panneau, exécuté en 1515, la Vierge trônant entre saint Christophe et saint Joseph ; la Vierge, qui couvre de son manteau quatre dévots donateurs, a un visage délicieusement enfantin et le paysage, où l’on reconnaît Pordenone, est d’une grâce exquise. Mais enfin, tout cela ne suffit pas pour bien juger l’artiste ; si je n’avais vu ses fresques de Crémone et de Plaisance, je me ferais une très fausse idée de celui qui eut l’ambition d’égaler Titien, et dont la peinture brutale, violente, dramatique, désordonnée, prouve la vérité, pour les artistes comme pour les écrivains, du mot de Buffon : « Le style, c’est l’homme. » Pordenone, en effet, batailla toute.sa vie avec les uns et les autres, même avec son frère, et il est probable qu’il mourut empoisonné par un ennemi. Chez lui, la puissance et le mouvement font parfois penser à Rubens ou à Michel-Ange qui, paraît-il, appréciait beaucoup son talent. Nul, en tout cas, n’eut de son temps plus de virtuosité ; sans accepter à la lettre le récit de Vasari qui nous parle d’une enseigne de magasin peinte en quelques minutes, pendant que le commerçant était allé à la messe, il est certain qu’il eut une extraordinaire facilité et cette bravura du pinceau, si nécessaire aux peintres de fresques. Mais ne cherchez, dans l’œuvre de Pordenone, ni grâce, ni mesure, ni pensée surtout. Tantôt il imite Giorgione, tantôt Palma, tantôt Titien ; suivant la juste remarque de Burckhardt, il est tou- jours superficiel et, dans ses meilleures créations, il n’y a pas cette absorption par le sujet, ce renoncement de soi qui est l’art des grands maîtres. Il cherche et parvient à étonner ; il n’arrive pas à séduire. Celui qui rêva d’éclipser Titien reste surtout pour nous le désastreux prédécesseur des Bolonais.


III. — TRÉVISE

Au sortir de Pordenone, la route se rapproche rapidement des montagnes que l’on rejoint à Sacile, petite ville sur la Livenza, encore entourée de ses murs et de ses fossés. ; Les Alpes de Vénétie, dont la haute barrière se dresse abrupte et presque nue, semblent continuer la rude ligne des monts friouliens. A leur pied, une série de jolies collines vertes sont pareilles à des falaises, à des dunes boisées que les flots recouvrant jadis la plaine auraient rejetées sur leurs rives. Ces derniers contreforts des grandes Alpes, qui expirent au bord des champs vénètes, sont ravissans, et l’on comprend que les riches marchands de la République soient venus y fixer leur villégiature. Une suite presque ininterrompue de bourgades dominées par de clairs campaniles, de villas aux murs rouge vif, de jardins luxurians les animent et font de la région une sorte de vaste et joyeux parc. Le ciel est si bleu que son éclat insoutenable blesse le regard.

Voici la belle Conegliano, enfouie dans ses verdures, où je suis venu si souvent admirer le chef-d’œuvre du vieux Cima. Autour de son château, des cyprès se détachent nets sur l’azur, alignés comme dans les tableaux des primitifs. Puis, la route franchit la Piave, sur un pont presque aussi long que celui du Tagliamento ; et l’on entre dans la molle campagne trévisane, sillonnée de ruisseaux et de canaux qui mettent comme une brume sur tous les objets. Par cette calme et déjà chaude matinée, je songe à certains paysages de Corot, qui eux-mêmes évoquent des vers de Lucrèce :


Exhalantque lacus nebulam fluviique perennes,
Ipsaque ut interdum tellus fumare videtur.


Emile Michel, dans un article paru jadis dans la Revue, avait bien senti la grâce accueillante de ce paysage où la lumière est caressante, où l’atmosphère, grâce à l’abri des Alpes, est toujours d’une grande douceur. « Tout semble heureux, proportionné à l’homme et une population forte, à la fois élégante et calme dans ses allures, paraît en intime accord avec cette nature privilégiée. Le nom d’amorosa qu’on a souvent employé pour qualifier cette contrée revient de lui-même à l’esprit de ceux qui la parcourent. » Je retrouve cette même population, alerte et joyeuse ; les femmes surtout sont charmantes ; elles vont à la fontaine avec de grandes cruches de cuivre et leur démarche est en même temps souple et noble ; quelquefois, enroulées dans des voiles, leur silhouette archaïque rappelle les madones des vieux maîtres locaux.

La route est bordée de platanes et d’ormes puissans dont les feuillages se penchent sur les canaux d’eau vive qui longent la chaussée. De chaque côté s’étendent les champs dorés des maïs d’où surgissent, à l’horizon, les flèches des campaniles. De lourds pampres s’enroulent aux mûriers et aux arbres fruitiers. Cette abondance aimable a frappé tous les voyageurs. Quand Maurice Barrès parcourut ce Veneto agricole que l’automne charge de fruits, il le trouva « sociable et voluptueux comme un Concert de Giorgione. »

Trévise est située sur la Sile qui reçoit, au milieu même de la ville, un petit ruisseau, le Botteniga, qui jadis s’appelait le Cagnan, ainsi que l’indique un vers du Paradis, où Dante désigne ainsi Trévise :


E dove Sile e Cagnan s’accompagna.


Les deux rivières se divisent en plusieurs bras qui alimentent une série de canaux et de fossés. De nombreux jardins laissent pendre leurs verdures sur l’eau ; certaines perspectives rappellent des coins de Venise et même de Bruges.

Si souvent je suis venu à Trévise que j’y puis, cette année, goûter tout à mon aise le charme des retours et de ces heures délicieuses où, débarrassé du souci de connaître et d’apprendre, on savoure seulement la joie de regarder. Que de fois j’ai flâné sous les arcades de ses rues tortueuses, sur sa Piazza dei Signori bordée de palais crénelés, et surtout le long des vieux remparts transformés en larges promenades, ombragées d’arbres immenses que l’humidité a fait croître magnifiquement, et d’où la vue est si belle, au début du printemps, sur les Alpes neigeuses ! Et qu’il est doux d’entendre déjà parler autour de soi le dialecte vénitien, avec son zézaiement, ses souplesses et ses fluidités ; c’est à lui que devait penser lord Byron, plus qu’à l’italien en général, lorsqu’il célèbre, dans son petit poème de Beppo, cette langue « suave comme un baiser de femme, qui paraît liquide et semble écrite sur du satin. »

Trévise s’enorgueillit ajuste titre de quelques bons tableaux, et, tout d’abord, au Dôme, de l’Annonciation qui fut commandée à Titien par le chanoine Malchiostro et qui, depuis, n’a pas bougé du superbe cadre à colonnes où elle fut placée. Certes, elle ne vaut pas l’Annonciation de la Scuola di San Rocco. exécutée huit années après ; mais elle a une sorte d’ardeur juvénile qui m’a toujours séduit. La Vierge, vêtue d’une robe rouge et d’un superbe manteau bleu sombre, agenouillée et respectueuse, est une des plus simples et des plus nobles figures de Titien. L’ange n’a pas l’attitude doucereuse que lui donnèrent tant de peintres ; il arrive en coup de vent, et derrière lui, l’atmosphère tourmentée est chargée de gros nuages blancs qu’illuminent des rayons fulgurans. Dans cette même chapelle Malchiostro, il y a des fresques de Pordenone que je n’aime guère ; je crois que l’artiste ne fut jamais plus déclamatoire que lorsqu’il voulut imiter le Michel-Ange de la Sixtine ; je me rappelle, au premier plan de l’Adoration des mages, un homme dont les muscles énormes sont d’un déplorable effet et, à la coupole, un enlacement de jambes et de bras qui évoque plus un combat de lutteurs qu’une scène religieuse. — Dans le petit musée, dont le nom pompeux de Pinacoteca ne fait que mieux ressortir la pauvreté, il n’y a guère à citer qu’un joli portrait de Lotto, lequel, d’après les derniers travaux d’érudition, ne serait pas né à Trévise, mais à Venise. C’est une figure de dominicain, prieur ou économe ; ses clés sont devant lui, avec des pièces d’argent ; il va faire une addition et, la tête relevée, cherche s’il n’a pas oublié de noter une dépense. Dans son visage grave et triste, on retrouve bien la manière de Lotto.

Parmi les innombrables peintres locaux, j’avoue que je ne suis pas arrivé à me débrouiller entre Dario da Treviso, Pier Maria Pennacchi, Girolamo da Treviso, Girolamo Pennacchi, Vincenzo da Treviso, etc. Seul, un critique d’art pourrait se reconnaître entre tant de noms voisins et d’œuvres presque semblables. J’ai revu avec plaisir les deux petits tableaux de Girolamo da Treviso, dans la petite galerie qui précède la chapelle Malchiostro, et je me souviens qu’une année, en revenant de Brescia, leur teinte argentée m’avait rappelé le coloris du Moretto.

Des deux peintres trévisans plus célèbres, si l’un, Rocco Marconi, ne figure même pas dans sa ville natale, l’autre, Paris Bordone, y est au contraire représenté par l’un de ses chefs d’œuvre, l’Adoration des bergers de la cathédrale. Bien qu’abîmé par des restaurations, insuffisamment éclairé et mal mis en valeur dans un cadre rectangulaire qui ne s’adapte pas à l’ovale de la partie supérieure, on peut se rendre compte encore de l’éclatant coloris et de l’habile groupement des personnages. C’est un des meilleurs tableaux de ce peintre inégal qui imita un peu tous les maîtres de Venise et acquit, de son temps, une grande réputation. « Je ne crois pas, lui écrivait l’Arétin, que Raphaël ait jamais donné à ses figures divines une expression plus angélique, tant de grâce, d’allure et de nouveauté, vaghezza, aria e novitade... » Certes, l’Arétin ne fut jamais un modèle de modération, pas plus dans le blâme que dans l’éloge, et ce n’est pas d’aujourd’hui que les critiques accablent parfois les artistes de louanges exagérées ; mais cela nous explique pourquoi Titien n’aimait guère cet élève qui prenait des allures de rival. Le temps a remis chacun à sa place. Paris Bordone serait sans doute bien oublié s’il n’était l’auteur du Pêcheur remettant au Loge l’anneau de saint Marc, cette charmante page anecdotique d’histoire locale que Burckhardt considère comme le meilleur tableau de cérémonie qui ait été peint. Paris Bordone est un excellent artiste de second ordre parmi cette pléiade de peintres qui brillèrent presque en même temps au ciel de la République.


IV. — CASTELFRANCO

Entre toutes les cités de la riche plaine vénitienne, je n’en connais pas qui aient un aspect plus pittoresque que les deux voisines, jadis rivales, de Cittadella et de Castelfranco. Encore enfermées dans leur enceinte du Moyen âge, elles sont pareilles à des corbeilles de pierre tapissées de lierre que fleurissent, au printemps, les premières glycines, puis, en juin, les grappes parfumées des acacias, puis de nouveau, à l’automne, les glycines tardives.

Les Italiens ont conservé de la Renaissance le sens exquis de la beauté et, sauf quelques fautes de goût, d’ailleurs presque toujours récentes, l’ont appliqué d’instinct à leurs cités. Ils aménagèrent, au mieux de l’aspect décoratif, les castelli des villes déchues, les citadelles, les murailles et les fossés. Souvent déjà, j’ai noté leur habile appropriation de ces antiques constructions qui ne tiendraient pas une heure devant l’artillerie moderne. Au lieu de détruire, déblayer et niveler, comme nous le fîmes trop souvent, ils respectèrent les remparts inutiles et les transformèrent en superbes promenades ombragées d’où l’œil ne se lasse pas d’admirer les perspectives et les horizons. Ici, ce fut mieux encore. Ils laissèrent intactes les enceintes fortifiées des XIIe et XIIIe siècles ; puis, au pied des murs et sur les berges des fossés, ils tracèrent des jardins, plantèrent des arbres, semèrent des gazons et des fleurs ; si bien que les deux petites villes ont maintenant une triple ceinture de pierre, de verdure et d’eau. Elles sont comme ces momies cerclées de bandelettes qui, après trois mille ans, gardent encore la forme vivante qu’elles eurent.

Une visite à Castelfranco est, pour moi, le type même de ces journées d’Italie, si pleines et si joyeuses à la fois, où, dans un exquis décor et loin des importuns, on peut contempler tout à son aise un chef-d’œuvre de l’art. Rien ne trouble les flâneries sous les hauts platanes qui se mirent dans le Musone, où de longues herbes d’eau ondulent comme des serpens. Certes, le château et les murs du XIIe siècle sont à moitié démolis ; mais un épais rideau de lierre, de mousse et de vigne vierge, met sur eux un manteau coloré. Suivant les jeux de la lumière, les briques prennent toutes les teintes, depuis le rose clair jusqu’au rouge sombre du sang coagulé. Les fleurs mêlées aux verdures achèvent de donner à ces ruines un aspect romantique. Je sais un côté où les pelouses sont plantées d’olea fragrans dont l’odeur embaume, quand les nuages au couchant se frangent de pourpre et d’or...

La porte, sous la tour carrée devant laquelle était jeté jadis un pont-levis, donne encore accès dans la vieille ville. On passe sous un porche bas et noir que domine le lion de saint Marc, et, après quelques pas, on arrive sur une étroite place au fond de laquelle est la cathédrale qui renferme l’une des plus belles, sinon la plus belle des peintures de Giorgione et en tout cas la plus authentique. La première vision que j’en eus, il y a je ne sais déjà plus combien d’années, à la fin d’un après-midi où le soleil déclinant enveloppait la toile d’une douce clarté, fut, je crois bien, l’une de mes plus fortes sensations d’art. Et, chaque fois, elle se renouvelle, presque aussi violente. Est-ce la composition de l’œuvre, si curieuse dans son aspect géométrique ? Sont-ce les trois admirables figures qui s’y dressent dans leur rigide sérénité ? Est-ce le délicieux paysage ? Est-ce l’harmonieux éclat du coloris ? Je ne sais ; mais il s’en dégage une poésie à la fois tendre et sévère qui émeut profondément. Sur un trône de structure massive, la Vierge, drapée dans une robe bleue et dans un ample manteau rouge, se dresse tout à fait au haut de la toile, comme pour obliger nos regards à monter jusqu’à elle et d’elle à Dieu. A ses pieds, se tiennent debout saint François et saint Libérale. Si le premier est peut-être inspiré d’une figure de Bellini, le saint Libérale est entièrement nouveau de conception et d’exécution ; je ne vois guère que le Saint-Georges de Mantegna qui pourrait lui être comparé. Couvert d’une armure d’acier bruni, coiffé du heaume, tenant un haut fanion à croix blanche sur fond rouge, pareil aux lances de nos dragons, le guerrier a superbe allure. Les deux saints, placés de chaque côté du trône, forment avec la Vierge un triangle régulier, et aucune des trois figures, tournées de face vers le spectateur, ne se relie aux autres. J’ai trop souvent reproché cette froide symétrie à des artistes comme le Pérugin pour l’approuver ici ; mais vraiment l’ensemble est d’une telle beauté qu’on oublie vite la gaucherie enfantine de cet arrangement. La Vierge surtout est inoubliable. La légende veut que, lors d’une restauration, des témoins aient lu, sur le revers de la toile, un appel écrit de la main même de Giorgione :


Cara Cecilia
Vieni, t’affretta,
Il tuo t’aspetta
Giorgio !


Pardonnons ce retard à Cecilia, si c’est elle qui permit au peintre de tracer les traits immortels de sa Vierge. Mais Giorgione dut l’idéaliser, n’imitant pas sur ce point la plupart de ses contemporains, qui se bornaient à reproduire, pour leurs madones et leurs saintes, les belles femmes rencontrées dans la campagne ou dans la rue ; il lui donna une expression de noblesse incomparable et fit de l’humble fille de Castelfranco l’une des plus parfaites créations de l’art italien.

Lorsqu’on a passé plusieurs jours à étudier les peintres de l’école vénitienne, on comprend mieux l’importance de la révolution qu’opéra Giorgione. Certes, les Bellini avaient déjà rompu en partie avec les pratiques du Moyen âge ; mais, malgré tout, ils restent du XVe siècle, par leur éducation artistique, par le choix des sujets, par leur précision un peu sèche. Ils sentent confusément qu’il y a d’autres horizons ; mais, pour les découvrir, il fallait un génie plus spontané, un initiateur, une sorte de porteur de feu, comme d’Annunzio appelle Giorgione, dans les pages où il le montre apparaissant moins comme un homme que comme un mythe. « Sur la terre, nul destin de poète n’est comparable au sien. De lui, tout reste ignoré ; quelques-uns même sont allés jusqu’à nier son existence. Son nom n’est inscrit sur aucune œuvre certaine. Cependant, tout l’art vénitien est enflammé par sa révélation ; c’est de lui que Titien a reçu le secret d’infuser un sang lumineux dans les veines de ses créatures. En vérité, ce que Giorgione représente dans l’art, c’est l’Epiphanie du Feu. Il mérite qu’on l’appelle porteur de feu à l’égal de Prométhée. » Cette comparaison avec le feu revient d’ailleurs tout naturellement sous la plume de ceux qui parlent de lui. « Lo spirito di Bellini, déclare Venturi, ma scaldato da un’ anima di fuoco. » Et quand les Italiens parlent d’ « il fuoco giorgionesco, ils entendent non seulement cette chaleur de coloris qui lui est propre, mais encore cette flamme intérieure, ce lyrisme qui brûle et dévore. Ainsi s’explique la séduction exercée par Giorgione sur les poètes, séduction qui ne vient pas seulement du mystère de sa vie et de sa mort, mais de son œuvre même. C’est une copie du Concert champêtre que Musset achetait à crédit, malgré les observations de sa gouvernante, lui disant qu’elle n’aurait qu’à mettre son couvert en face du tableau et à retrancher un plat à son menu de chaque jour.

Un autre mérite de Giorgione est d’avoir orienté définitivement la peinture vénitienne vers le paysage. Certes, il est loin encore de la conception moderne où l’artiste peint la nature pour elle-même, cherchant seulement à rendre son impression devant elle ; mais il est tout aussi loin de l’antique conception. Pendant des siècles, nul ne songea à s’élever contre la règle que Platon avait posée dans le Critias : « Si un artiste doit peindre la terre, des montagnes, des fleuves, une forêt ou le ciel... il n’a qu’à représenter les choses d’une manière à peu près vraisemblable... une ébauche vague et trompeuse nous satisfait. » N’est-ce pas, en somme, la théorie de Botticelli qui prétendait, au dire de Léonard, qu’il suffit de lancer contre un mur une éponge imbibée de couleurs différentes pour obtenir un effet comparable à celui des plus beaux paysages ? Je sais telles écoles ultra-modernes qui ne s’inspirent guère d’autres principes. Mais, au fond, dans la déclaration de Platon, comme dans la boutade de Botticelli, il faut voir surtout cette affirmation que l’artiste doit se borner à étudier l’homme et à rendre la complexité des âmes. Même chez Botticelli, — comme chez la plupart des Toscans et des Ombriens, — il y a de jolis paysages qui ne sont pas faits « avec une éponge imbibée de couleurs, » mais avec un pinceau singulièrement habile et précis ; seulement, surtout imaginaires, ils ne comportent aucun souci de réalité et de vérité ; ils servent uniquement à remplir l’arrière-plan d’un tableau. Les Vénitiens, au contraire, cherchèrent à peindre des paysages réels et véridiques. C’est ce qu’a fort bien noté Stendhal. « L’école de Venise paraît être née tout simplement de la contemplation attentive des effets de la nature et de l’imitation presque mécanique et non raisonnée des tableaux dont elle enchante nos yeux. » Plus que tous ses confrères, Giorgione eut l’âme d’un paysagiste, fut curieux des problèmes de la lumière et du clair-obscur. Nous savons par une lettre d’Isabelle d’Este qu’il avait peint un effet de nuit que la princesse voulait acquérir. Certes, il ne copia jamais un arbre, une colline, un ruisseau comme le feront les Hollandais ou nos peintres modernes ; il s’inspira de son pays pour y situer l’action de ses tableaux et il l’idéalisa, comme il avait idéalisé Cecilia. Il nous transporte ainsi dans une région qui est à la fois la Vénétie et les Champs-Elysées, sorte de patrie de l’idéal, comme l’écrivait justement Yriarte à propos de Giorgione, « beau monde rêvé qui n’appartient qu’aux poètes, qu’aux peintres, qu’aux musiciens, qu’aux artistes inspirés, à ceux que le ciel a marqués au front d’un rayon divin, et qu’il a donnés à l’homme pour endormir ses douleurs et charmer son rapide passage sur la terre. »

C’est ce même mélange de réel et d’idéal que j’aime dans le Giorgione du Séminaire patriarcal de Venise, où je suis venu passer mon dernier après-midi. La Daphné poursuivie par Apollon est un petit tableau sur bois qui fut jadis le panneau d’un coffre de mariage. Figures et paysages se fondent en une suave harmonie : une chaude tonalité rouge fait mieux ressortir la chair ambrée et la tunique blanche de Daphné. C’est la perle de ce minuscule musée, si calme et si reposant, quoique à côté du bassin de Saint-Marc, et dont j’adore le délicieux jardin, grand comme la main, tout encombré d’arbres et de fleurs. Des pins découpent leur feuillage léger sur le ciel bleu. De hauts cyprès, des cèdres, des magnolias aux feuilles vernies, des massifs de lauriers-roses, des lierres et des glycines grimpant partout, aux balustrades, aux rampes d’escalier, aux troncs d’arbres, forment un véritable fouillis de verdures. Par-dessus les murs, on aperçoit les clochetons de la Salute et, du côté du port, les mâts des vaisseaux, doucement balancés. Pareilles à ces musiques invisibles des anciens palais du Grand Canal, où les exécutans jouaient dissimulés derrière des tentures, les rares rumeurs de la ville arrivent, si précises et si assourdies pourtant, qu’elles semblent à la fois très lointaines et très proches. Ici, point de ces touristes pressés et trop exubérans qui finissent par gâter les plus belles choses. Et comme ce décor s’adapte bien à ma mélancolie ! Demain, je serai loin. « Il faut partir, hélas : écrivait Gebhart quittant Athènes. Je vais encore tourner une page de jeunesse et le dos à l’Orient. Si c’était pour toujours ! » Mais à quoi bon ressasser les plaintes que traîne toujours après elle la tristesse des adieux ? A la fin de ces heures d’Italie, je serais ingrat d’oublier qu’aucune d’elles ne me laisse un souvenir qui ne soit pas de bonheur. ; Toutes peuvent se compter au vieux cadran vénitien où je lus jadis, à mon premier voyage : Horas non numero nisi serenas.


GABRIEL FAURE.