Calmann-Lévy (p. 120-125).

XXX


— Mademoiselle Hellé ! s’écria Marie Lamirault, ouvrant la porte de Genesvrier… En voilà une surprise ! C’est monsieur Antoine qui sera content !

— Il est là, Marie ?

— Non, mademoiselle, mais il va rentrer… Vous savez, je viens l’après-midi faire le ménage, entrez ! Le petit Pierre est ici. Il joue dans le corridor. Viens, Pierrot, viens, mon petit homme.

Le gros bambin se pendait à ma robe : je le pris dans mes bras et je l’emportai jusque dans le cabinet d’Antoine, où la mère, riant de plaisir, me suivit.

— Mademoiselle a un peu pâli… Ah ! j’ai bien pensé à mademoiselle, à Babette, à la maison de là-bas, et à ce pauvre monsieur Sylvain, qui était si bon !

— Et votre travail, Marie ?

— Ça va, comme ci, comme ça, pas trop fort. J’en profite pour tenir un peu la maison de monsieur Antoine, à cause qu’il est mon voisin. Je viens quand il n’est pas là, parce qu’il n’aime pas que je le dérange.

Le petit Pierre, qui ne me reconnaissait plus, me regardait d’un air inquiet. Je soulevai les boucles brunes qui retombaient sur son front, et longuement je le contemplai, — non pour écarter un doute qui n’effleurait plus mon cœur, mais pour savourer la certitude. Je contemplai ce joli visage mat et rosé qui reproduisait les traits maternels, et les yeux espiègles, d’un beau vert bleu, et tout pareils, m’avait dit Marie, aux yeux de Louis Florent. Une joie délicieuse m’envahit, et j’embrassai le petit Pierre.

— N’est-ce pas, mademoiselle, il a bien grandi ? Il est beau.

— Très beau, Marie, il vous ressemblera. Cher Pierrot ! il ne me reconnaît plus. C’est que je l’ai un peu négligé cet hiver. Nous redeviendrons amis, nous reprendrons nos bonnes habitudes… puisque je ne me marie pas.

— Alors, murmura Marie, c’est vrai que…

— Oui, c’est vrai. Je reste fille, ma bonne Marie, à moins que je ne trouve un mari qui me convienne tout à fait… À propos, parlez-moi de monsieur Antoine. Comment va-t-il ?

— Assez bien, mademoiselle. Il se donne beaucoup de mal avec ses livres. Et puis il a eu de l’ennui, naturellement.

— Dites-moi la vérité, Marie, il le faut, monsieur Genesvrier vous a-t-il parlé de moi ?

— Oui… il m’a demandé si j’avais de vos nouvelles, par Babette. Il espérait tous les jours une lettre. Oh ! il était bien inquiet.

— Et madame Marboy ?

— Elle est venue voir monsieur Genesvrier. Je le sais parce que j’étais là. Je crois qu’ils sont un peu fâchés ensemble.

— Bon, nous arrangerons cela. Mais faites comme si je n’étais pas ici ; achevez votre ouvrage.

— C’est tout fini, mademoiselle, j’allais m’en aller.

— Eh bien, partez, j’attendrai monsieur Antoine.

Elle habilla son fils, me souhaita le bonjour et s’en alla.

J’étais seule chez Antoine, dans ce petit logement où j’avais passé près de lui des heures studieuses et douces, où j’avais apporté l’amour et laissé la douleur. Comme au jour lointain de ma première visite, la claire lumière de mars, par les vitres hautes, entrait largement. La bande de moineaux pépiait dans les jardins du presbytère. La grosse lampe de cuivre était toute prête sur la laide de travail ; les livres étageaient leurs reliures multicolores. Sur le marbre noir de la cheminée, l’Esclave de Michel-Ange gonflait ses muscles douloureux en face du cadre brun où le génie de la Mélancolie fermait ses ailes lasses et songeait, couronné d’ache et de verveine.

Une paix monastique régnait en ce lieu, ce silence que j’aimais, favorable à l’étude, au rêve, au chaste secret des fortes amours. Avec quelle joie intime et délicieuse je retrouvais les meubles de chêne bruni, la tenture verdâtre, la fraîcheur des nattes sur le carreau usé ! Longtemps, longtemps j’attendis. Le soleil s’abaissa. Six heures sonnèrent à Saint-Étienne.

Enfin une clef tourna dans la serrure, des pas retentirent, la porte s’ouvrit, et, sur le seuil, en face de moi, je vis Antoine.

Il restait pétrifié. Élancée à demi vers lui, je ne trouvais point de paroles. Nous étions face à face, muets dans un silence où nous aurions pu entendre le double battement rythmique de nos cœurs.

— Que se passe-t-il, Hellé ? demanda-t-il enfin d’une voix altérée… Avez-vous besoin de moi ? Parlez librement.

— Je suis à Paris depuis quatre jours… Je n’ai pas osé venir, et je ne voulais pas écrire… Aujourd’hui enfin…

L’anxiété creusait le pli de son front. Il posa son chapeau sur la table et revint s’asseoir près de moi.

— Parlez. Je suis tout à vous, malgré votre cruel, votre inexplicable silence, que je ne savais comment interpréter. Quoi que vous ayez à me dire, souvenez-vous que je suis votre ami.



J’ÉTAIS SEULE…

Le sentiment de ce qu’il avait souffert par moi oppressa mon âme, devant ce visage stoïque, mais strié de rides fines et pâli par les nuits d’angoisses muettes, par les jours de travail acharné, par le drame ignoré de la douleur.

— Hellé, reprit-il doucement, j’ai ouï dire des choses étranges… Vous avez rompu vos fiançailles avec Clairmont ? Je fis un signe affirmatif.

— Madame Marboy me l’a raconté, et je n’ai rien compris aux commentaires dont elle accompagnait son récit… Elle m’a presque accusé d’être intervenu dans vos amours, de vous avoir poussé à la révolte. Elle parlait par allusions mystérieuses et semblait ne dire les choses qu’à moitié. Je ne sais rien de plus, Hellé. Marie Lamirault m’a appris votre départ. J’ai été mille fois tenté de vous écrire ; mais vous m’aviez promis une lettre qui n’arrivait pas, et, je vous l’avoue, j’ai eu peur… Ah ! j’ai vécu trois mois de cauchemar, ma pauvre amie !

Des larmes montèrent à mes yeux. Il me considérait en silence.

— Vous pleurez ! dit-il… Qu’avez-vous fait, imprudente ? Par quel caprice avez-vous détruit un bonheur que vous regrettez sans doute ? Vous pleurez, donc vous aimez encore, et je devine…

Je secouai la tête.

— Ah ! dit-il avec un sourire navré, vous que je croyais sage et forte, l’amour vous ramène des chagrins d’enfant. Vous boudez contre votre cœur… Mais qu’avez-vous donc, Hellé ? Votre peine est donc si vive ? Vous ne pouvez parler ? Eh bien ! pleurez, si cela vous fait du bien. Je ne vous questionnerai pas davantage. Je sais seulement que vous êtes malheureuse, et que je voudrais vous consoler. N’étais-je pas, naguère, votre meilleur ami ? Comme vous êtes maigrie et pâle, mon enfant !

Bouleversée par l’émotion, la tête perdue, ne sachant plus que dire, je cachais mon front dans mes mains. Il les écarta, comme pour m’encourager aux confidences, et je vis resplendir sur son visage la beauté poignante de l’amour et de la pitié. Nous nous taisions tous deux, mais, d’un mouvement gauche et tendre que je ne calculai pas, je voulus détourner la tête, et je rencontrai l’épaule d’Antoine où j’appuyai mon front rougissant.

Il balbutiait :

— Hellé…

Je le sentis frémir tout entier… Sa main, impérieuse et apaisante, pesa doucement sur mes cheveux.

— Dites-moi tout, amie ! (Sa voix basse tremblait un peu.) Je n’ai point changé. Plus qu’autrefois, s’il est possible, je vous veux heureuse, ardemment. Votre oncle ne vous a-t-il pas confiée à ma tendresse ? Vous savez que je n’ai point de rancune… et que je vous aime toujours… Et c’est justement parce que je vous aime que je compatis à votre détresse. Je ne puis vous voir pleurer, cela me fait mal, et pourtant ! Ces larmes qui roulent pour un autre, ces larmes qui me brûlent le cœur, ah ! Hellé, c’est avec une joie amère, étrange, que je vous les vois verser près de moi. Si vous êtes accourue ici, dans le paroxysme de la tristesse, c’est que je ne suis pas devenu pour vous un étranger. Hélas ! ma pauvre petite, je suis bien impuissant et malhabile à vous consoler, Je parle mal. Les mots me trahissent… Hellé, Hellé, est-ce bien vous ? Je ne puis croire à votre présence… Demain, quand vous aurez oublié votre chagrin et ces larmes et celui qui n’osa point les essuyer, demain se refermera pour jamais le cercle de mes rêves solitaires. Je vous chercherai dans ma maison où je n’espérais plus vous revoir… où sans doute vous ne reviendrez plus… Et je souffrirai, Hélas ! je ne suis qu’un homme, et je connais ces crises qui détendent le plus mâle courage, la plus ferme volonté… Mais je vous aurai revue, amie. J’aurai touché ces petites mains, ces cheveux blonds… Ah ! pleurez longtemps, restez longtemps ainsi… si vous saviez… La vie, la vie inclémente me donne, en cette brève minute, plus que je n’osais lui demander !

Mes larmes, non plus âcres, mais délicieuses, coulaient toujours, prolongeant l’erreur de Genesvrier. Gagné peu à peu par mon trouble, il révélait sa passion en d’involontaires aveux dont l’accent inconnu me surprenait dans cette bouche. Il ne songeait plus à me demander le récit que je ne songeais plus à lui faire. La nouveauté des émotions qui nous agitaient, le langage passionné d’Antoine, sa voix, son regard, son contact me jetaient dans une sorte de vertige. « Est-ce bien l’impassible Genesvrier ? » me disais-je, oubliant qu’il pouvait me répondre : « Est-ce bien la froide Hellé ? »

Je relevai la tête, nos regards se rencontrèrent…

— Antoine ! vous m’aimez encore, vous m’aimerez toujours !



ET JE RENCONTRAI L’ÉPAULE D’ANTOINE…

Cri de joie qu’il prit pour l’explosion vaniteuse du triomphe féminin. Ce cri fouetta sa fierté. Il devint pâle ; ses lèvres se serrèrent :

— Je ne pensais point que cela dût tant vous réjouir !

Sa main s’ouvrit, libérant ma main que je ne retirai pas. Alors je me laissai glisser à genoux, sur la natte fine, et, souriant à travers mes pleurs, je murmurai :

— Que votre amour me réjouisse, Antoine, ah ! vous n’en pouvez douter. Regardez-moi bien, voyez mon trouble, ma honte, ma joie… Comment formuler ce que je voudrais dire ? Ne savez-vous plus deviner les cœurs ? Ne me demandez pas des détails vous apprendrez plus tard, demain, quand nous aurons le loisir de parler des autres… Ce qui est arrivé ?… Oh ! c’est bien simple : j’ai cru aimer un homme charmant, faible, indécis et léger. À l’épreuve de la vie, je l’ai trouvé médiocre par le caractère, lâche devant les forts, injuste, inconscient, prêt à des compromissions que je réprouvais… J’ai reconnu que j’avais aimé en lui ma propre chimère, le vain mirage de mon incertain idéal… Et voici que j’ai brisé la chaîne fragile qui me liait à l’étranger, voici que je vous reviens, Antoine, pour rattacher, si vous le voulez encore, notre passé à notre avenir. Dans la retraite où j’ai vécu depuis deux mois, chaque jour, par la pensée, je me suis rapprochée de vous. Des ignorants ont pu vous méconnaître, et des misérables vous calomnier. Par la seule force de la vérité, vous m’êtes apparu tel que vous êtes, plus grand que tous les hommes, à la hauteur de mon rêve d’amour.



ALORS JE ME LAISSAI GLISSER À SES GENOUX…

Il restait stupéfait, sans paroles, n’osant comprendre, n’osant croire au bonheur inattendu qui le foudroyait.

— Antoine, regardez-moi ! Je suis près de vous, les larmes aux yeux, les mains jointes, vous offrant en toute humilité de cœur mon âme, ma personne, ma vie, vous suppliant de m’associer à votre œuvre, de m’élever à vous, de me pardonner.

Il cria :

— Hellé ! Hellé, que je croyais perdue… Mon unique, mon éternel amour.

L’ombre se levait aux angles de la chambre. Elle effaçait les nuances, elle reculait les formes dans une vapeur cendrée et mystérieuse, comme pour isoler l’amour hors de la réalité. Tout près de nous, au-dessus du divan, je croyais distinguer encore le petit cadre, l’ange sombre d’Albert Dürer, la Mélancolie forte et grave en qui j’avais salué le génie de ce lieu. L’ombre gagna : le cadre disparut, l’ange symbolique s’évanouit dans les ténèbres où régna seul l’intrus divin, l’Amour. Et j’étais dans les bras d’Antoine. Il tenait, sur sa poitrine soulevée d’un grand souffle palpitant, la belle proie virginale enfin soumise et vaincue. Il possédait les yeux naguère impénétrables, la fleur ouverte des lèvres, la splendeur étincelante des cheveux. Lui-même rayonnait, beau de son bonheur, de sa force, de sa jeunesse ressuscitée, beau de son âme héroïque, — et dans l’ombre où nos yeux seuls brillaient encore, je reconnus celui que j’attendais.