Calmann-Lévy (p. 51-53).

XIV


« Cette bonne dame est parfaitement folle, pensai-je après la sortie de madame Gérard. Elle ne peut pardonner à Genesvrier de n’avoir point étalé chez elle son génie et son marquisat. Il est certain qu’il préfère la société de mon oncle… Les médisants expliquent son assiduité par l’amour, car partout où un homme et une femme sont en présence, on cherche la petite aventure sentimentale. Quelle ridicule idée ! Genesvrier amoureux !… »



POURQUOI ME CHERCHER UNE QUERELLE…

Je songeai que la colère de madame Gérard était significative, et que la « grosse pie », si odieuse à l’oncle Sylvain, avait dû s’épancher déjà dans le sein de plusieurs confidentes. Peut-être la moitié des gens que je rencontrais chez les Gérard étaient-ils informés de la prétendue passion de Genesvrier — peut-être la crainte d’être devancé par le « marquis » avait-elle précipité la déclaration de Lancelot… Je prévis de sots commérages.

Si j’avais été seule en cause et tout à fait libre, je n’y aurais attaché aucune importance, mais je savais qu’une vieille affection unissait mon oncle et M. Gérard. Je voulais empêcher la rupture. L’idée me vint de me confier à madame Marboy, qui pourrait, au besoin, prévenir les imprudences de son amie.

Il était cinq heures. Mon oncle ne devait pas rentrer avant le dîner. Je pris une voiture et je me fis conduire rue Pergolèse. Madame Marboy était seule, par bonheur. Je lui racontai la visite de madame Gérard, la proposition faite au nom de M. Lancelot, et les sentiments invraisemblables qu’on prêtait à Genesvrier.

Madame Marboy commença par rire, puis elle devint grave.

— J’imagine, me dit-elle, que vous ne croyez pas un mot des sottes calomnies qu’on vous a débitées à propos de mon neveu. J’en aurais un extrême chagrin.

— Vous pouvez vous rassurer, bonne chère amie. Je crois monsieur Genesvrier incapable d’un sentiment bas… de même que je le sais incapable d’amour.

— Mon Dieu ! dit madame Marboy avec un sourire, on ne sait jamais, ma chère enfant, si un homme supérieur est incapable d’amour. Il me parait, au contraire, beaucoup plus exposé à la passion qu’un médiocre.

— Comment ! m’écriai-je, monsieur Genesvrier aurait aimé !

— Je n’en sais rien. C’est le secret d’Antoine, et je vous affirme que personne n’a jamais pénétré ses secrets. Je ne pense point qu’il soit amoureux, et je ne lui souhaite pas de le devenir. Il a autre chose à faire que de soupirer près d’une brune ou d’une blonde, et l’immense majorité des femmes le renverrait à ses travaux. La compagne qu’il rêve — s’il rêve — n’existe nulle part. Vous-même, Hellé, dont il admire la haute intelligence, vous-même n’auriez pas le goût, ni le courage d’associer votre vie à la vie de Genesvrier. J’avoue que si j’étais une fille de vingt ans, Antoine, tout admirable qu’il est, ne me séduirait guère. Je n’en ferais pas mon fiancé, mais je serais fière et heureuse qu’il voulût bien être mon ami.

— C’est ce que j’aurais souhaité, madame. Mon oncle aime infiniment monsieur Genesvrier Pour moi, je l’estime et… c’est étrange… je dirais presque, je le crains… Oui, je redoute le sentiment défavorable que mes idées et mes paroles pourraient lui inspirer. Je suis mal à l’aise avec lui, et son regard pèse sur moi d’une manière presque insupportable.

— C’est étrange, en effet, car vous n’êtes pas nerveuse, et le regard d’Antoine n’a rien de malveillant.

— Je me suis demandé parfois si je ne lui paraissais pas ridicule, parce que je ne ressemble point aux autres jeunes filles.

— Cette dissemblance serait, au contraire, un élément de sympathie, fit madame Marboy, pensivement… Non, Hellé, Antoine ne vous trouve point ridicule. Il n’éprouve aucun sentiment qui vous soit défavorable… mais… c’est un homme singulier. Il possède un don tout spécial de pénétrer les âmes, et peut-être vous connaît-il plus profondément que vous ne vous connaissez vous-même. Je vous ai parlé de lui sur un ton plaisant ; je l’ai nommé l’ours et le sauvage… Mais, sans partager ses idées et ses opinions, sans approuver son mépris du monde et l’isolement où il se complaît, je lui rends justice. Antoine avait sous la main un bonheur tout fait, ou du moins ce qu’on appelle le bonheur. Il pouvait employer sa fortune, son intelligence, au service de ses passions… Que s’est-il passé dans son cœur ? Il a voulu, dit-il, réaliser la justice autant qu’il dépendait de lui, dans la sphère bornée de son action. Il a jugé qu’il n’avait point de droit sur son immense fortune, et il l’a partagée entre ceux qu’elle pouvait le mieux servir. Il a donné à quelques artistes inconnus le moyen de se relever par des œuvres que leur pauvreté leur défendait d’exécuter. Il a permis un repos salutaire à un écrivain pauvre et malade, qui est glorieux aujourd’hui. Il a recherché, dans le peuple, des êtres condamnés à la routine d’un travail stérile, et il leur a enseigné l’art d’utiliser leur énergie et leur initiative… Cette abnégation est peut-être folle, peut-être utile. On ne saurait la proposer comme exemple, mais elle a sa grandeur.

— Je vous remercie de m’avoir donné ces détails, répondis-je. Ils éclairent le caractère de monsieur Genesvrier.

— Remarquez bien, dit vivement madame Marboy, que je ne partage point les idées de mon neveu. Je suis, comme il le dit, une vieille aristocrate qui a peur des grands mots, du bruit, des secousses, et qui oppose au mal non pas la révolte, mais la résignation. C’est une vertu qu’on ne pratique guère aujourd’hui et que Genesvrier, dans ses écrits, semble méconnaître. C’est un grand révolté.

Elle jeta un coup d’œil machinal sur la petite table qui supportait des livres, des journaux, des papiers mêlés aux écheveaux soyeux et aux broderies.

— Quelle différence avec l’aimable, le raffiné Maurice Clairmont ! dit-elle. Celui-ci ne se révolte point. J’ai là une lettre de lui où il me raconte qu’il fait le coup de feu en Macédoine, qu’il est charmé, que des brigands l’ont pris, qu’il leur a payé rançon et qu’il a failli les enrôler contre les Turcs… Enfin il est l’homme le plus heureux du monde. Il trouve que tout est bien, que tout est beau.

— Oui, il parait être un de ces hommes que la fortune favorise. J’ai lu ses vers ; je pressens en lui un grand poète.

— Soyez sûr qu’il est de votre avis ! dit madame Marboy avec un coup d’œil malicieux. Maurice marche vers la gloire avec une superbe confiance. Il est aimé, il est gâté, il est admiré. Je m’étonne qu’il ne soit point devenu détestable. Il a seulement besoin que la vie le mûrisse et l’éprouve un peu…

— Et… il reviendra…

— Dieu sait quand ! Jamais Maurice n’a su calculer une date. Il est parti pour deux ans. Nous le reverrons au printemps prochain, à moins qu’une belle Grecque ne l’enlève.

Je soupirai malgré moi :

— Heureux les hommes ! Ils peuvent courir le monde impunément. Ah ! si j’étais monsieur Clairmont…

— Vous n’avez pas à vous plaindre, Hellé. Allons, embrassez-moi, votre retard inquiéterait votre oncle. Je verrai cette perruche de Gérard, je lui clorai le bec. À bientôt, chère enfant.