Calmann-Lévy (p. 5-6).




I


Mon enfance apparaît dans ma mémoire comme ces paysages d’aube où quelques cimes, émergeant de la vapeur qui flotte sur les vallons et les plaines, semblent suspendues entre terre et ciel. Ainsi devant moi se lèvent confusément les images du passé, éparses, resplendissantes, à travers un brouillard d’aurore…

C’est une plaine de la France méridionale, un vaste horizon fermé par des coteaux. C’est une rivière qui roule des eaux jaunes entre des pâturages, des bruyères, des châtaigniers. C’est une ville toute en briques roses, dominée par un clocher roman. C’est la maison où j’ai vécu, orpheline, près de ma tante Angélie de Riveyrac et de son frère Sylvain.

Nous habitions, hors ville, sur la lisière des bois, un petit domaine qu’on appelait pompeusement : la Châtaigneraie.

La grille du jardin s’ouvrait pour le facteur, pour les métayers, pour les pauvres hères du grand chemin. Jamais les gens de la ville, bourgeois ou fonctionnaires, n’en franchissaient le seuil. Trois ou quatre fois l’an, mademoiselle de Riveyrac, en chapeau de dentelle noire, en châle de cachemire, louait une berline chez un voiturier des environs. Elle m’emmenait à plusieurs lieues, dans des châteaux délabrés, chez de vieilles parentes cérémonieuses que mon oncle appelait « les comtesses d’Escarbagnas ». Elles demandaient des nouvelles de M. Sylvain, citaient les alliances entre hobereaux du voisinage, et m’offraient une goutte de marasquin, des biscuits et des images religieuses que mon oncle brûlait au retour.

À Castillon, l’oncle Sylvain passait pour un original. Le clergé l’avait mis à l’index. Il n’entrait jamais dans aucune église ; il ne fréquentait aucun notable du pays, et certains disaient qu’il écrivait des ouvrages contre la sainte religion.

Par contre, les francs-maçons de la ville voyaient fort mal mademoiselle de Riveyrac, cette vieille fille noble, avare — prétendaient-ils — qui faisait bon accueil aux fermiers, tutoyait les domestiques et refusait de recevoir les commerçants enrichis, parce que, disait-elle, elle ne se commettait pas avec des espèces.

Nul écho de ces commérages ne vint jamais jusqu’à moi. Je me revois à cinq ou six ans. Mon univers est peuplé d’animaux familiers, de poupées que je berce, de fleurs naines que je cultive. Dans ma petite vie d’enfant, aussi complexe que la vie des hommes, aussi féconde en émotions, les tiroirs clos représentent le Mystère, les confitures, le Péché, la porte fermée du jardin ouvre sur l’Infini et l’Inconnu, et le disque argenté d’eau frémissante, aperçu parfois au fond du puits, sous un cercle de mousse humide, me donne la sensation du danger.

Sommes-nous riches ou pauvres ? Je l’ignore. Mes désirs d’enfant sont comblés, et les camélias rouges plantés dans la laine verte du tapis, les bonnets grecs des lampes, la gaze des rideaux brochée de chimériques fleurs, me plaisent comme des signes d’opulence. Tante Angélie se tient ordinairement au premier étage, dans sa chambre meublée d’acajou ancien où le jour pâlit, tamisé par les mousselines, où la grande commode Empire, capharnaüm mystérieux, exhale un arome de lavande, d’éther et de chocolat. Il y a de tout dans cette commode : des dentelles jaunies, des bijoux d’aïeules, des liasses de vieilles lettres, des paroissiens fanés, dont la reliure noire sent la moisissure et l’encens.

Assise auprès de la fenêtre, tante Angélie raccommode le linge entassé dans un panier. L’embonpoint, qui déforme sa taille, a respecté les lignes pures et précises de son profil. Elle a le nez droit, la bouche mince, les sourcils à peine indiqués d’une impératrice latine, mais la mélancolie lamartinienne, grâce de sa jeunesse, alanguit encore ses yeux bleus. Des boucles encore brunes glissent de ses tempes à son cou.

— Va jouer, petite, me dit-elle. Et, surtout, pas de bruit dans le corridor !

Je descends à petits pas. Il ne faut pas déranger mon oncle qui travaille dans le vaste salon du rez-de-chaussée, interdit à tous. Cinq ou six fois peut-être, j’ai entrevu, par la porte entre-bâillée, des rayons chargés de livres, une grande table, un pupitre, un harmonium et deux bustes de plâtre blanc, dont les yeux sans prunelles m’effraient par leur regard intérieur.

Le travail mystérieux de mon oncle m’inspire de l’inquiétude et du respect. Je saurai plus tard que M. Sylvain de Riveyrac est un savant, un helléniste « distingué », comme disent les dictionnaires. Méprisant les titres, les fonctions, les Académies, il réalise au fond de sa province le rêve d’une vie fière, stoïque et paisible, consacrée aux lettres qu’il aime d’un fervent amour.