Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XX

Louis-Michaud (p. 179-197).
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XX



Vers la mi-décembre, un amas de neiges croula sur le Culot : le village s’ensevelit dans une horreur de Sibérie. Elles tombaient, engloutissant les toits, les cheminées, les plates-formes, finissant par recouvrir tout le noir paysage d’un paysage blanc, prolongé jusqu’au fond des horizons. Les voies étant partout encombrées, des files de vagonnets, convoyées par de grêles et poussifs remorqueurs, à tout bout de champ stoppaient, leurs caissons ouatés de blanc brusquement entre-choqués à chaque arrêt. Puis grinçant, tamponnant, on les voyait se remettre en marche, après un coup de piston du machiniste enfoncé dans sa grosse capote, des moufles aux mains, des sabots aux pieds, un bonnet à oreillons noué sous le menton. Le roulage avait d’ailleurs presque cessé dans toute l’usine ; des dix chevaux employés au charriage, deux seulement travaillaient, enfoncés dans la neige jusqu’au boulet.

À présent la rumeur des ateliers se perdait, étouffée dans la sourdeur de l’air, s’enterrait sans échos aux épaisseurs de neige qui matelassaient le sol, ne laissant derrière elle qu’un grondement amorti, rythmé à intervalles réguliers par la retombée du gros pilon comme un coup de tonnerre lointain.

Une après-midi, à la cloche de six heures, Huriaux, de semaine pour le travail de nuit, s’engouffra avec le reste de la brigade par une des ouvertures du laminoir. Il mit veste bas, passa un bourgeron, et tout en achevant une pipe, alla surveiller le décrayonnage de son four. Il ne se sentait pas en train : le boucher de nouveau leur avait coupé les vivres ; il avait fallu payer un semestre du loyer, et par surcroît, la provision de pommes de terre s’épuisait. Puis un bruit avait couru dans le village : les salaires, assurait-on, allaient être réduits ; les contremaîtres, interrogés à ce sujet, avaient haussé les épaules, sans dire ni oui ni non. Mauvais signe. Indéniablement une crise sévissait, d’abord circonscrite aux charbonnages et petit à petit étendue à la métallurgie. Après un temps de large écoulement et d’infatigable production, la balance s’était rompue enfin entre l’offre et la demande. Paris bloqué, le reste de la France et l’Allemagne sous les armes, les forges de contrée sidérurgique avaient flambé furieusement ; mais à présent les stocks s’accumulaient, une embâcle immobilisait la fabrication. On savait par les magasiniers que plusieurs milliers de tonnes d’affinage attendaient sous les hangars la commande qui ne venait pas. On parlait aussi de séances secrètes tenues par le conseil d’administration. Et une oppression pesait sur les esprits, vague, d’autant plus énervante.

Huriaux, ce soir-là, en attendant la fournée, s’était mêlé aux camarades, en quête de nouvelles. Mais personne ne savait rien, les contremaîtres étant toujours muets, et on hochait la tête avec un haussement brusque d’épaules, la parole rencognée dans les dents. Peut-être bien qu’on se trompait, qu’on se forgeait des peurs sans cause. Les jeunes, les célibataires, Gaudot, Colonval, Miche, Bietlot entre autres, prétendaient qu’on était bête de se tourner les sangs quand il n’y avait encore que des bruits. Mais Jacques qui lisait les journaux et se tenait au courant des marchés, ne partageait pas leur sécurité.

— On ne vend pus, ça ne va pus, dit-il. Sûrement il arrivera un malheur.

Simonard grouma :

— De la canaille, les patrons ! c’est les ceusse qui travaillent qui devriont être les maîtres.

Le mot, comme une pierre dans un puits, tomba dans le silence des autres, lourdement. Alors, lui, qui n’avait pas la langue dans sa poche, s’emporta contre leur platitude à tous, déclara qu’il suffirait de s’entendre pour avoir raison du capital, répétant les phrases de Lambilotte rencontré la veille aux Fanfares. Mais l’apathie des compagnons ne fut pas ébranlée par cette sortie. Une grève c’est facile à dire, oui ! mais le ménage, la famille, les petits à nourrir, qui s’en chargerait ? Et les têtes dodelinaient, toutes vides, sans volonté, avec l’angoisse de la misère revenant invariablement au bout de leurs pensées mornes.

Huriaux se replia vers son four. On lui avait donné depuis une semaine un nouvel aide, l’autre ayant été raflé par une phtisie galopante, attrapée dans le perpétuel coup de vent des embrasures. Ce « second » tout neuf, un flandrin de vingt-deux ans, haut en fumerons, sans presque de torse, une tête de boule-dogue sur un col écharné, était le fils d’un puddleur primé l’année précédente pour sa cafarderie exemplaire. De son vrai nom Martin Culisse, on l’avait baptisé par antiphrase du sobriquet Spirou, dénomination patoise de l’écureuil, avec l’ironie de cette alacrité de la bête toujours en mouvement appliquée à son dandinement mou de lanturlu flémard et lambinant. Justement le Spirou, après avoir retiré avec la pince les grilles chargées de crahias, introduisait dans le foyer les grilles fraîches pour la fournée prochaine.

— Hue donc, sacré losse ! gourmanda Huriaux en le voyant souffler et lanterner sur la besogne.

Cependant l’équipe de nuit attaquait vigoureusement le travail. Sur toute la ligne, les fours de chauffe et de puddlage flambaient. À mi-corps engouffrés dans le brasement des houilles, les seconds tisonnaient les foyers du bout recourbé de leurs sabres. À ras des soles voltigeaient les torses et ondulantes flammes roses, de moment en moment apâlies dans l’effroyable chaleur à blanc des creusets ; et des ouvertures, comme une bouse étoilée, giclait le pétillement lent des laitiers. Chaque fois qu’une porte de four béait, un éblouissement de soleil en fusion incendiait les alentours, d’une fois embrasait un pan entier de la voûte, allumant dans l’ombre, avec un fulgurement instantané d’éclair, des enchevêtrements d’outillages, de rugueuses et noires maçonneries, un pullulement de chairs blêmes au milieu desquelles se déhanchait plus proche, presque dans la gueule de la fournaise, une silhouette flamboyante, celle du maître chauffeur ou puddleur, des pochons charbonneux aux méplats, le cuir de la face lavé de larges dégoulinées de sueur. Partout maintenant, les ringards, comme des rames à travers une mer de feux, plongeaient, raclaient, ballaient, remuant au fond de l’infernale matrice la boule de fer, à chaque instant plus compacte, ou, retirés fumants des creusets, fusaient avec un long grésillement dans l’eau des baquets. Puis les tenailles, pareilles à des forceps, entraient par l’étroite ouverture comme une vulve, fouillaient dans les rouges entrailles du four, accrochant le monstrueux fœtus qui, tout à coup roulait, crépitant, parmi les laves et les scories, ainsi que dans des fientes et du sang, jusque sur le chariot des passeurs. Et le bruit, à chacun de ces monstrueux accouchements, montait, grandissait, se compliquait du battement des portes, du grincement des leviers, du galop affolé des petits chariots, du fracas des plaques métalliques cognées par les mailloches, et là-bas du han redoublé des pilons martelant les loupes comme un sabotement de géants dansant une loure.

Huriaux achevait sa troisième fournée. Comme des araignées voraces, d’affreuses anxiétés lui rongeaient la cervelle. Il pensait à son ménage, à la dette qui, comme un engrenage, l’avait saisi et l’entraînait dans le vide, à cet éternel ennui de l’argent qui, sans trêve lui cassait les bras à travers ses autres misères. La viande s’étant faite rare à la maison, on se rabattait sur le pain et les pommes de terre ; mais cette nourriture ne lui laissait rien dans le sang ; à tout instant, il était repris de ses terribles crampes d’estomac. Et il songeait aussi aux échéances prochaines ; cette fois le notaire serait inflexible ; il fallait payer, ou laisser vendre. Cette peur de l’avenir finit par l’occuper entièrement, le poussant à des idées qu’il n’avait jamais eues. Un levain de colère fermentait enfin en lui, toujours si raisonnable, contre les iniquités d’un état social qui faisait éternellement pencher d’un même côté le plateau des douleurs et des humiliations. Après tout, ils argumentaient juste, ceux qui revendiquaient le droit et la nécessité des grèves ; une entente générale des prolétaires pouvait seule mettre fin aux vexations dont l’ouvrier était universellement victime : il fallait déserter en masse l’usine, l’atelier, le charbonnage, le bagne sous toutes ses formes. Peut-être on mourrait d’inanition, mais les maîtres à la longue seraient bien obligés de capituler. Est-ce qu’ils ne vivaient pas après tout de la mort de leurs serfs ? Et ces idées lui cognaient les angles du crâne, exaspérées à la chaleur du creuset où il brassait les flammes comme une cuvée de sang.

Brusquement, un effroyable coup de tonnerre creva. Il ne vit plus rien, sentit seulement qu’il était projeté à une grande hauteur. Autour de lui, l’atelier venait de sauter ; une trombe labourait l’espace ; lui-même, comme arraché du sol, tourbillonnait dans une roue de feu, parmi des débris, des corps humains, une pluie de houilles enflammées.

Le volant qui active le train ébaucheur, mal bloqué en ses cales, avait fait explosion, rué dans l’air comme un typhon. L’événement n’avait duré qu’une minute, un temps quasi inappréciable, mais qui avait suffi à consommer l’œuvre de la ruine et de la mort.

Le Culot, la Californie, même le Saut-du-Leu là-bas avaient entendu l’horrible fracas, comme si une montagne s’écroulait, avec une trépidation prolongée à travers l’espace. Dans le premier moment de confusion, on crut que Happe-Chair entier s’était abîmé. La demie après deux heures achevait justement de sonner aux pendules, dans la grande tranquillité muette du village dormant à poings fermés sous ses neiges. Alors, avec l’affolement de ce réveil en sursaut, on s’était jeté aux fenêtres, aux portes, sur le pavé, les femmes en chemise, les hommes sans braies, tout le monde criant, s’interpellant, plongeant des yeux mal ouverts dans l’obscurité vide de la nuit, sous les rafales blanches qui brouillaient la perspective. Les quatre réverbères de la grande rue s’étant éteints simultanément sous la dépression de l’air, il ne restait plus que le vacillement rouge de la petite lampe brûlant à la patte-d’oie, dans la reculée. Et pareillement toutes les lumières du laminoir et des cours de l’usine ayant été soufflées d’une fois au vent de l’effrayante répercussion, là-haut le gueulard, comme une énorme torche, flambait seul par-dessus le bloc de compactes ténèbres que massaient les installations.

Pendant quelques minutes, lourdes comme des siècles, on demeura dans l’attente et l’angoisse d’une seconde détonation. Comme elle n’éclatait pas, les hommes enfilèrent en hâte leurs pantalons, les femmes passèrent leurs cottes, des bandes se mirent à courir dans la direction de Happe-Chair. Toute une galopée battait la nuit, croisant en chemin des ouvriers échappés au désastre et qui, lancés à pleine volée, le torse nu, des souffles rauques aux dents, fuyaient au hasard, droit devant eux, sans conscience, talonnés par l’épouvante. Quelqu’un par moments les reconnaissait ; on criait alors après eux ; mais rien ne les arrêtait : ils poursuivaient leur course folle, et de loin, on continuait à entendre l’époumonnement furieux de leurs flancs. En quelques instants, une foule s’accumula aux grilles : des mères, des parents, des sœurs, des frères se tassaient là, les mains passées à travers les barreaux, avec des cris, des gémissements, des supplications à Luchon qui, le dos tourné à toute cette désolation, défendait l’accès des établissements, muet et froid comme un soldat accomplissant une consigne.

Au bruit de l’explosion, son premier mouvement avait été d’aller vérifier si les grilles étaient bien fermées. Puis il avait rallumé les lanternes les plus proches, et aussitôt après, les mains dans les poches de sa culotte, en bras de chemise, s’était mis à monter la garde, avec le coup de pilon sourd de son appareil dans les boues livides du pavé. Parmi l’effroi et la bagarre des cours, lui seul ne perdait pas la tête. Il avait eu à se gendarmer d’abord contre les fuyards ; ceux-là se ruaient en avant comme des forcenés, sans voir, ne cherchant qu’à mettre l’espace entre eux et le lieu de l’accident. Il en était venu un flot, les cheveux droits, courant par bonds, les bras tendus devant eux ou levés vers le ciel. D’instinct ils s’étaient emballés du côté de l’entrée, avec l’habitude de ce passage libre, et brusquement ils s’étaient trouvés en présence de la Jambe-de-bois et des portes closes. Alors les uns avaient escaladé les hautes piques, d’un tel élan qu’ils étaient retombés par delà, dans le grouillement humain de la rue ; les autres, rués dans la direction des fours à coke, avaient franchi le mur de clôture et gagné ainsi le large. Maintenant Luchon avait à contenir les poussées d’une multitude toujours grossissante. Tant qu’elle se contenterait d’implorer, aucun danger n’était à craindre ; mais son attitude pouvait changer d’un moment à l’autre ; et qu’un peu de colère s’en mêlât, on lui passerait sur le corps, à lui, Luchon.

Tout d’une fois, dans cette houle qui battait l’entrée, un remous se fit. Un des « escapés », second d’un four à puddler et qu’on appelait Jean-Bleu par abréviation de son vrai nom. Gandibleu, revenu sur ses pas, ramait à travers la cohue, s’accrochait aux grilles qu’il tâchait d’ébranler, hurlait comme une bête pour que Luchon le laissât rentrer.

— J’suis Jean-Bleu, qué j’ té dis. Faut qué j’passe. M’frère Gustaf est là qu’est p’ t’ êt’ mort.

Et comme la Jambe-de-Bois hochait la tête, toujours impassible, le pauvre diable, de l’écume aux lèvres, crispé d’angoisse, sacrait, trépignait, lui envoyait des bordées d’injures. Il s’était sauvé d’abord, comme les autres, oubliant son frère et tout, ne pensant plus qu’à sa peau ; il n’avait recouvré la raison qu’au fond d’une tranchée où il avait chu, quelque part du côté de la station, il ne savait pas bien où. Alors l’idée qu’il laissait un des siens dans la débâcle lui était revenue ; il avait voulu courir ; mais sa jambe pesait le poids de trois gueuses sous lui ; et il s’était traîné, sautant par moment à cloche-pied, pour aller à la découverte de son petit Taf, un enfant qui n’avait pas douze ans. Des pleurs pleins les larmiers, il s’arrêtait d’invectiver Luchon pour le supplier, très doux, puis de nouveau lui lâchait ses gueulées.

À la fin, cette douleur, mêlée de colère monta la foule : comme Jean-Bleu, elle avait là, dans ce noir horrible, de la chair de père, de mari, de frère et d’ami, culbutée, broyée peut-être ; mais personne dans l’usine n’avait l’air de s’en soucier ; on la faisait attendre derrière les portes, sous les lames de sabre de la neige chassant obliquement. Les clameurs, les sanglots, les gémissements redoublèrent alors, avec des imprécations contre le pandour qui leur barrait le passage. Des femmes, à travers le tumulte et la bousculade, criaient qu’il fallait foncer les grilles ; et quelques bras s’étant mis à secouer les barreaux, une pesée générale s’abattit sur la clôture qui ploya dans ses pentures. La Jambe-de-Bois allait être débordé. Rapidement il avua autour de lui, aveignit un bout de rail gisant, et très tranquille, brandit en l’air cette arme improvisée, proférant :

— L’ premier qui passe, jé l’ fous à bas !

Il y eut une courte indécision dans la masse ; puis les mains lâchèrent prise ; l’élan de fureur sombre des filles et des mères expira dans une recrudescence de lamentations et d’invectives ; et ce reste de rancœur s’étouffant à son tour peu à peu sous la passiveté morne et résignée qui est au fond des êtres fréquemment éprouvés, on n’entendit plus que des sanglots isolés, des voix aiguës de femmes qui tout à coup miaulaient dans le silence lugubre de l’attente, avec un nom de parent jeté à la nuit muette, comme un appel. Jean-Bleu, lassé d’intercéder en vain auprès du portier, était reparti, traînant sa jambe du côté des fours a coke ; et la plupart des hommes s’étaient précipités sur ses talons, espérant pénétrer à sa suite dans les cours par une brèche qu’il connaissait. Cependant, de nouveaux arrivants grossissaient constamment le blême troupeau collé contre la barrière, la plupart les pieds nus dans des sabots, des pelures de jupes aux hanches, avec des claquements de mâchoires, des trous de chair grelottante sous les frippes bées et, dans les faces livides aux paupières et aux nez rouges, que piquetaient les filtrées jaunes des lanternes, des fixités fiévreuses de prunelles distendues et dévorant l’obscur lointain des laminoirs.

Luchon, lui, venait d’être accroché par Paulot, le garde-barrière du passage à niveau. Celui-ci, désertant son block, poussait hâtivement une pointe de reconnaissance du côté de l’usine. Le dernier « marchandises » venait de passer ; il avait encore une grosse demie avant l’arrivée de l’express international. Rien ne chauffant par là, il avait pensé à Luchon, un ami, et tous deux, à mots brefs, à présent s’entretenaient de la catastrophe. Lui, Paulot, était en train de rouvrir ses barrières quand le coup était parti. Il avait levé les yeux instinctivement vers Happe-Chair et, dans le ciel noir, un ouragan de feu était passé, une grosse colonne rouge qui avait illuminé les rails, sur un grand espace. Distinctement, il avait aperçu, comme une clarté d’incendie, une éruption de madriers et de maçonneries tourbillonnant ; et il s’était rappelé un feu d’artifice qu’il avait vu tout petit. Presque en même temps, quelque chose avait ronflé au-dessus de lui ; le sol avait trépidé sous un écroulement. Muni de sa lanterne, il était allé en reconnaissance et au fond d’un trou qui avait bien deux pieds et qui était tout déchiré sur ses bords, avec de la terre, des mottes de gazons, des ramilles éparses dans tous les sens, il avait découvert un énorme éclat en fer tordu et déchiré comme une chiffe. Quant à la trombe, ça n’avait duré qu’une demi-minute, le temps de regarder, puis tout était retombé dans la nuit. Et il s’informait du nombre de blessés, s’enquérait de Simonard, de Huriaux, de Gaudot, des connaissances, tout secoué encore de l’horreur de cette grande carcasse des laminoirs sautant avec un bruit de tonnerre. Mais Luchon ne savait rien ; sitôt après l’explosion, il s’était jeté à bas de son lit, avait couru à la porte, n’avait vu, dans les cours où toutes les lumières s’étaient éteintes, qu’une énorme lézarde noire crevant le blanc des toitures, là-bas, au laminoir ; et une débandade d’ouvriers rués comme des chevaux, immédiatement s’était portée à ses grilles.

Comme il achevait de parler, un hurlement d’agonie, parti de la ligne des fours, traîna dans l’air. Les femmes y répondirent par des lamentations prolongées, toutes croyant reconnaître la voix.

— Sûrement un qui casse sa pipe ! rognonna Paulot qui justement allumait la sienne.

Il consulta son cadran, souhaita le bonsoir à Luchon et à grandes enjambées regagna son poste.

Dans l’usine, un effrayant silence avait tout d’abord succédé au fracas du chambardement et aux poussées furieuses des hommes se culbutant dans le noir et fuyant du côté des issues. Une stupeur illimitée semblait s’être appesantie sur l’immense écroulement, dans les foudroyantes ténèbres du hall d’une fois vidé de sa chair indemne et abandonné à lui-même, comme un vaisseau submergé. Puis, de dessous les décombres, des appels, des râles, d’horribles hoquets étaient montés, comme une rumeur de massacre qui brusquement avait arrêté les plus braves dans leur déroute. Ceux-là avaient alors rebroussé chemin, reprisa l’idée des camarades laissés en arrière, beuglant à l’aide, leurs entrailles remontées dans la gorge. Ils s’étaient croisés avec Minet, le cantinier, qui, lui aussi, accourait, portant une lanterne ; Gaudot, de son côté avait décroché et rallumé deux des lanternes des cours : et tous ensemble, au pas de charge, s’étaient précipités.

Mais, dès le premier pas, une épouvante les arrêta net : là-bas, dans l’horreur du cataclysme, l’autre volant continuait à tourner, tout seul, ronflant par-dessus les morts et les agonies ; et ce grondement sourd, parti du fond de l’ombre et qui ne cessait pas, leur dressa les cheveux sur la tête. L’hésitation ne dura qu’une seconde. Un cri partit : en avant ! et tête baissée, ils se lancèrent à travers la ruine.

— Nom de Dieu ! sacra tout à coup le passeur Bietlot, entré un des premiers.

Au même instant, les autres, qui couraient à sa suite, le virent s’écrouler dans une excavation profonde, un large trou béant qu’un des morceaux du volant avait creusé, défonçant les taques de pavement à une grande distance. Une voix commanda :

— Aux lampes !

C’était Panier, le contremaître, qui, à la vue des compagnons, venait de se tirer à moitié démoli, la face escarbouillée, de dessous un pan de maçonneries éboulées.

— Aux lampes !

L’ordre se répercuta de proche en proche.

Mais les deux appareils de l’entrée gisaient, tronqués ; et sans lumière, il était matériellement impossible de pousser jusqu’aux deux autres, placés à l’extrémité opposée de l’atelier. Une minute de désarroi paralysa l’élan ; à tout moment quelqu’un trébuchait, tombait dans un culbutis de poutrelles et de briques, les lanternes ne projetant que des rais insuffisants à travers l’énorme chaos. Alors, Panier donna l’ordre de renverser les fours qui presque tous avaient continué à brûler : et payant lui-même d’exemple, il s’empara d’un ringard, le plongea dans les houilles braséantes qu’il se mit à racler hors de l’embrasure, furieusement. Mais une douleur brusque lui fit tomber le ringard des mains. Livide, sentant se rompre les attaches de son bras droit, il le tint ramassé dans sa main gauche, hurlant, les yeux hors de la tête :

— Hardi, là-bas, vos autres ! Moi, j’ai le bras foutu !

Une vingtaine de puddleurs se jetèrent à leur tour sur les gueules des fourneaux, attaquant en tous sens les brasiers. Et une montagne de rouges charbons s’écacha à terre, crachant des jets de flammes qui embrasèrent l’espace. Mais soudain une clameur grandit, des bandes refluaient de l’extérieur, apportant des falots qu’on était allé chercher aux halles de coulée.

— À moi ! Han ! Heu ! clamaient des voix en détresse qui partaient on ne savait d’où.

Et une angoisse les oppressait tous ; ils regardaient, ne voyaient rien, répondaient à tout hasard :

— Patience ! Une minute ! On vient !

Les sauveteurs s’étant dispersés par brigades, chacune patrouillait sur un point différent, avec un piétinement continu, qui tantôt s’enfonçait dans toute cette nuit de la démolition, tantôt se rapprochait et toujours se mêlait à l’énorme trépidation égale du volant tournant à l’autre extrémité ses cent tours à la minute.

— Oùs qu’est Poireau ? avait demandé Panier, aussitôt que, dans ce ronflement sourd, perdu au fond de la nuit, il eut reconnu la rotation de la grande roue laissée à elle-même et manœuvrant parmi l’abandon du laminoir.

Poireau était le conducteur du volant. Mais personne ne se rappelait l’avoir vu ; peut-être avait-il lâché pied avec les hommes qu’on avait aperçus démargeant à toutes jambes ; peut-être était-il blessé, étourdi, tué, qui sait ? Et Panier, enflant ses poumons, avait crié dans le vide par deux fois :

— Hé ! Poireau ! Poireau !

Rien n’avait répondu. Alors il s’était décidé à pousser lui-même jusqu’à la sinistre machine, son bras malade porté maintenant en écharpe dans un mouchoir qu’il s’était noué au cou, pendant que les autres, par groupes, déblayaient le sol, fouillaient les tas, à la découverte des victimes dont les cris montaient toujours plus haut. Mais, comme il s’engageait à travers un labyrinthe de cylindres et de moellons culbutés sens dessus dessous, soudain le bourdonnement du volant s’émoussa, la roue cessa de tourner. Et de nouveau il appela :

— Hé Poireau ! C’es’ ti toé qui vas là ?

Une voix eut l’air de partir d’au delà de la tombe :

— Y a pus de Poireau. C’est moé.

— Qui, toé ?

— Huriaux.

— T’es sûr d’avoir ben mis l’arrêt ?

— Sûr.

— Bon ! on vient !

Mais la voix de nouveau se fit entendre, cette fois plus rapprochée :

— Pas la peine. J’suis debout. J’vas vous donner un coup de main.

Et comme la brigade, arrêtée, un frisson sur l’échine, écoutait encore cet écho vibrant dans le noir et la mort, une pâleur d’homme nu se détacha petit à petit du fond des ténèbres, grandit, finit par dessiner une silhouette chancelante, qui avançait lentement, avec de la nuit tout autour, comme un fantôme. Alors les lumières se portèrent en avant d’un élan ; une clameur monta :

— C’est vrai ! c’est Huriaux !

Des mains se tendaient ; Colonval, dans son saisissement, avala sa chique ; et tous l’auscultaient, le palpaient, le questionnaient comme doutant de la réalité de ce revenant qui inopinément ressuscitait.

Jacques, très faible, un étourdissement dans la tête, les yeux vagues, les regardait avec la stupeur d’un homme qui se réveillerait dans sa bière. Il ne se rappelait rien, si ce n’est qu’après le coup, il avait sauté en l’air avec la pensée effrayamment lucide de sa Mélie, tout ce qu’il avait de vie en lui concentré dans un dernier battement de cœur pour la petite ; puis, il s’était abattu sous une pluie de pierres quelque part, et c’avait été tout. Quand, enfin, il était revenu à lui, il avait tâté le sol, s’était retrouvé sur un lit de houille avec une douleur aiguë à l’épaule et à la nuque ; et subitement le ronflement du volant lui avait donné une frousse, il avait eu l’idée que peut-être Poireau avait sauté comme lui. Alors, il s’était mis à ramper jusqu’au mouvement. Enfin, l’appel du chef, comme un bourdonnement lointain, était venu à son oreille ; et voilà, il avait répondu, s’était dirigé au feu des lanternes.

Huriaux leur contait la chose avec son calme habituel, sans paraître avoir conscience de la camarde bousculée en chemin, dans cette trombe furieuse du laminoir projeté par l’espace, lui, qu’elle avait baisé pourtant au front de ses lèvres violettes et qui avait failli périr, broyé, écartelé, pulvérisé comme chair à pâté, sous l’épouvantable éventrement des voûtes partout craquantes. De la secousse qui l’avait envoyé tourbillonner là-haut, il ne lui restait plus maintenant qu’un grand choc sourd dans le crâne, un coup de marteau qu’il sentait retentir jusqu’en ses vertèbres ; et, la mémoire par moments comme paralysée, quelquefois il s’arrêtait, cherchait ses mots, avec un bégaiement où s’inachevait son récit et qui sur ses lèvres s’empourprait d’un peu de salive de sang montée de la poitrine.

— T’es touché là, fieu ! lui dit Panier, en lui appuyant le doigt sur le thorax. On va t’mener aux sœurs.

Mais l’idée de l’infirmerie révolta Huriaux qui se souvenait de son beau-père Lerminia ; il secoua énergiquement la tête. Pas de ça, le coffre n’était pas atteint, il leur offrait ses services, on finit par lui trouver une culotte et une veste pendillant à un clou et qu’il passa incontinent par-dessus les lambeaux de défroque restés accrochés à sa nudité.

Tout cela ne prit qu’un instant. Les lamentations montaient toujours, sans qu’on eût encore rien trouvé. Alors, au commandement de Panier, on se remit au travail, Huriaux mêlé au reste de la brigade, tous promenant les lumières à ras du sol et fouillant sous les gisements, l’ombre de leurs torses dessinée en gesticulations colossales sur l’empourprement des piliers restés debout. Tout à coup un puddleur, Tricot, qui marchait un peu a l’écart, buta contre une masse molle.

— Habi ! Habi ! v’là de la viande !

Les falots se rapprochèrent vivement. On vit alors un ventre d’homme, à demi engagé sous des ferrailles et des briques et dans lequel un éclat de bois s’était planté droit, comme un couteau dans un pain. Et presque en même temps, dans le cercle rouge de la lumière, tout un grouillement humain s’aperçut, une marmelade de chairs d’où fusait une fumée. Un même cri leur sortit à tous de la poitrine :

— L’ chaudière a brotchi !

Il y eut une poussée ; mais les pieds se prenaient dans des entrailles ; et l’un des hommes ayant glissé, se releva avec de l’éclaboussure de cervelle aux mains.

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! hurlaient les autres, penchés sur le charnier, les prunelles démesurées.

Une consternation les démoralisait, leur coupait les jarrets ; mornes, ils contemplaient l’horrible massacre, sans oser avancer. Alors Panier tonna :

— Cochons ! au lieu de groumer, vaudrait mieux les tirer de là !

Colonval fit un pas, entra résolument dans la mare d’eau rouge qui combugait le sol, tira à lui une jambe tiède encore, que Dans le cercle rouge de la lumière, tout un grouillement humain s’aperçut, une marmelade de chairs d’où fusait une fuméel’ébullition avait rongée et à laquelle la carne ne pendait plus que par filaments. Tout près gisait un cadavre entier, couché sur la face, très long, le dos en bouillie, d’où partait une odeur fade qui leur tourna le cœur. Bietlot ayant voulu soulever cette putréfaction par les épaules, le corps s’éboula comme du pain trempé ; et subitement, on s’aperçut que l’eau bouillante avait mangé le cœur et les intestins. Cependant, la face avait été épargnée : Huriaux soudain reconnut son second, le pauvre Spirou que l’explosion de la chaudière avait pris en flanc et projeté à cinq mètres de son four, les doigts crispés encore sur son sabre à attiser.

— C’ ti là est pou l’ terre à canadas, murmura Panier entre ses dents.

Et du bout des doigts, il ferma les paupières du grand Culisse, puis en catholique qu’il était, l’ensevelit spirituellement dans un lambeau de prière.

Comme il se redressait, marmottant son Requiescat in pace, un étourdissement le prit ; il vacilla sur sa base, s’abattit d’une pièce devant les camarades, lâchant son bras blessé qui roula comme une loque. Bodart, le chef d’atelier, qui cette nuit-là veillait sa femme en couches et, dès le bruit de l’explosion, l’avait plantée là pour courir à son devoir, arrivait justement avec une poignée d’hommes porteurs de brancards. Poncelet, le directeur de l’usine, Jamioul, deux autres ingénieurs, les suivaient de prés, tous les quatre très pâles, le geste saccadé. On ramassa le contremaître, on le coucha sur un des brancards qui reprit tout de suite le chemin du dehors.

L’habitation de Poncelet joignant les bureaux, il avait pu se rendre compte un des premiers de la gravité du sinistre. Tète nue, une robe de chambre sur ses caleçons, il s’était jeté dans les cours, de loin avait vu l’écroulement des toits du hall et la décampade à corps perdu des bandes d’ouvriers. Il avait immédiatement pensé à l’organisation des secours. Quelques fuyards s’étant laissé rallier, il en avait envoyé la moitié à la lampisterie, avec ordre d’allumer tout ce qu’on pourrait trouver de lanternes et de falots, et il avait dépêché les autres à l’infirmerie. Éveillées en sursaut par la détonation, et conjecturant aux clameurs éperdues qu’un grand malheur venait d’arriver, sœur Angélina et sœur Marie-Madeleine, après s’être hâtivement vêtues, avaient fait de la lumière dans les salles, toutes prêtes dès le premier moment à exercer leur douloureux ministère. Pendant qu’elles aidaient les hommes raccolés par le gérant à tirer les brancards, à préparer les matelas et les couvertures, lui, Poncelet, rentrait un instant pour rassurer sa femme qu’il avait laissée plus morte que vive, à genoux sur le parquet et priant, ses deux servantes à côté d’elle. Il avait passé un pantalon, endossé un paletot, était entré ensuite à l’infirmerie, et là avait été rejoint par Jamioul, Beru et Colet, les ingénieurs principaux, qui tous les trois venaient d’arriver, haletants, la barbe et les cheveux blancs de neige. Presque en même temps, Bodart accourait, lui aussi. Tous ensemble, alors, on s’était mis à piétiner à travers les cours, Poncelet et les ingénieurs pataugeant à la lueur des torches, Bodart et les hommes galopant en avant avec les brancards. Et maintenant, le grand cadavre du laminoir éventré, surgissait devant eux avec ses toitures défoncées, ses murs de clôture mi-écroulés, le vide et l’horreur d’un squelette dépouillé de sa charnure. La démolition et la ruine leur montaient jusqu’au ventre ; ils louvoyaient entre des amoncellements d’outillages brisés, trébuchaient contre des tronçons de machines ; et il leur semblait qu’ils foulaient sous leurs pieds de la vie, de l’or, les restes d’un immense organisme humain effondré dans un coup de foudre.

Poncelet, muet, évaluait le désastre, pensant à ses machines avant de penser aux hommes. Une fortune s’engouffrait dans le trou noir de l’explosion : et justement la catastrophe éclatait en pleine crise, au moment où l’administration faisait des sacrifices d’argent considérables pour garder tous les feux allumés et ne pas diminuer son immense personnel.

Jamioul, au contraire, songeait au désarroi que l’événement allait jeter dans la vie de l’ouvrier, à cette population terrorisée coup sur coup par l’inondation et le chômage forcé de l’atelier, à la tourbe gémissante des mères et des sœurs qui, là-bas, derrière les grilles, attendait qu’on lui permît d’entrer pour venir reconnaître les siens. Un cri de détresse lui jaillit brusquement des entrailles à la vue des restes mutilés que les brigades maintenant ramenaient de partout.

— Nos pauvres amis ! fit-il en se découvrant.

Ce fut la première parole de pitié chaude tombée sur le massacre de toute cette humanité frappée dans l’accomplissement du devoir.