LE PARADIS Max Ernst

HANDS OFF LOVE[1]


Ce qui peut être invoqué, ce qui a force dans le monde, ce qui est valable, avant tout défendu, aux dépens de tout, ce qui entraîne infailliblement contre un homme quel qu’il soit la conviction d’un juge, et songez un instant à ce que c’est qu’un juge, combien vous dépendez à chaque instant de votre vie d’un juge auquel soudain le moindre accident vous défère, bref ce qui met en échec toute chose, le génie par exemple, voilà ce qu’un récent procès met soudain dans une lumière éclatante. La qualité du défendeur et la nature des arguments qu’on lui oppose valent qu’on s’arrête à la plainte de Madame Charlie Chaplin, telle qu’on a pu la lire dans Le Grand Guignol. Il va sans dire que ce qui suit suppose le document authentique, et bien qu’il soit du droit de Charlie Chaplin de nier les faits allégués, les phrases rapportées, tiendra pour conformes à la vérité ces faits, ces phrases. Il s’agit de voir ce qu’on trouve à opposer à un tel homme, d’apprécier les moyens qu’on emploie pour le réduire. Ces moyens reflètent étrangement la moyenne opinion morale aux États-Unis en 1927, c’est-à-dire celle d’un des plus grands groupements humains, opinion qui tendra à se répandre et à prévaloir partout, dans la mesure où l’immense réservoir qui s’engorge de marchandises dans l’Amérique du Nord est aussi un immense réservoir de sottise toujours prêt à se déverser sur nous et particulièrement à crétiniser tout à fait l’amorphe clientèle d’Europe, toujours à la merci du dernier enchérisseur.

Il est assez monstrueux à songer que s’il existe un secret professionnel pour les médecins, secret qui n’est après tout que la sauvegarde de la fausse honte et qui pourtant expose ses détenteurs à des répressions implacables, par contre il n’y a pas de secret professionnel pour les femmes mariées. Cependant l’état de femme mariée est une profession comme une autre, à partir du jour où la femme revendique comme dûe sa ration alimentaire et sexuelle. Un homme que la loi met dans l’obligation de vivre avec une seule femme, n’a d’autre alternative que de faire partager des mœurs qui sont les siennes à cette femme, de se mettre à la merci de cette femme. Si elle le livre à la malignité publique, comment se fait-il que la même loi qui a donné à l’épouse les droits les plus arbitraires ne se retourne pas contre elle avec toute la rigueur que mérite un abus de confiance aussi révoltant, une diffamation si évidemment liée à l’intérêt le plus sordide ? Et de plus comment se fait-il que les mœurs soient matière à législation ? Quelle absurdité ! Pour nous en tenir aux scrupules très épisodiques de la vertueuse et inexpérimentée Mme Chaplin, il y a du comique à considérer comme anormale, contre nature, pervertie, dégénérée et indécente l’habitude de la fellation[2]. (Tous les gens mariés font cela, dit excellemment Chaplin). Si la libre discussion des mœurs pouvait raisonnablement s’engager, il serait normal, naturel, sain, décent de débouter de sa plainte une épouse convaincue de s’être inhumainement refusée à des pratiques aussi générales et parfaitement pures et défendables. Comment une pareille stupidité n’interdit-elle pas par ailleurs de faire appel à l’amour, comme cette personne qui à 16 ans et 2 mois entre consciemment dans le mariage avec un homme riche et surveillé par l’opinion, ose aujourd’hui le faire avec ses deux bébés, nés sans doute par l’oreille puisque le défendeur n’eut jamais avec elle des rapports conjugaux comme il est d’usage entre époux, ses bébés qu’elle brandit comme les sales pièces à conviction de ses propres exigences intimes ? Toutes ces italiques sont nôtres, et le langage révoltant qu’elles soulignent nous l’empruntons à la plaignante et à ses avocats, qui avant tout cherchent à opposer à un homme vivant le plus répugnant poncif des magazines idiots, l’image de la maman qui appelle papa son amant légitime, et cela dans le seul but de prélever sur cet homme un impôt que l’état le plus exigeant n’a jamais rêvé, un impôt ! qui pèse avant tout sur son génie, qui tend même à le déposséder de ce génie, en tout cas à en discréditer la très précieuse expression.

Les griefs de Mme Chaplin relèvent de cinq chefs principaux : 1o cette dame a été séduite ; 2o le suborneur a voulu qu’elle se fasse avorter ; 3o il ne s’est résolu au mariage que contraint et forcé, et avec l’intention de divorcer ; 4o pour cela il lui a fait subir un traitement injurieux et cruel suivant un plan bien arrêté ; 5o le bien fondé de ces accusations est démontré par l’immoralité des propos coutumiers de Charlie Chaplin, par la conception théorique qu’il se fait des choses les plus sacrées.

Le crime de séduction est à l’ordinaire un concept bien difficile à définir, puisque ce qui fait le crime est une simple circonstance de la séduction à proprement parler. Cet attentat dans lequel les deux parties sont consentantes, et une seule responsable, se complique encore de fait que rien ne peut humainement prouver la part d’initiative et de provocation de la victime. Mais dans le cas présent l’innocente était bien tombée, et si le suborneur n’avait pas l’intention de lui faire faire un beau mariage, le fait est que c’est elle qui en toute naïveté a eu raison de cet être démoniaque. On peut s’étonner de tant de persévérance, d’acharnement chez une personne si jeune, si dépourvue de défense. À moins qu’elle n’ait songé que le seul moyen de devenir la femme de Charlie Chaplin était d’abord de coucher avec lui puis… mais alors ne parlons plus de séduction, il s’agit d’une affaire, avec ses divers aléas, l’abandon possible, la grossesse.

C’est alors que sollicitée de passer par une opération qu’elle qualifie de criminelle, la malheureuse enceinte au moment du mariage s’y refuse pour des raisons qui valent l’examen. Elle se plaint que son état soit public, que son fiancé ait tout fait pour le rendre tel. Contradiction évidente : qui a intérêt à cette publicité, qui se refuse au seul moyen d’empêcher ce qui est un scandale en Californie ? Mais maintenant la victime est bien armée, elle pourra répéter, publier qu’on a voulu qu’elle se fasse avorter. Voilà un argument décisif, et pas une parole du criminel ayant trait à cet acte qui est une grande faute sociale, légale et morale et par là-même répugnante, horrifiante et contraire aux instincts de mère (de la plaignante) et à son sens du devoir maternel de protection et de préservation, pas un mot de Charlie Chaplin ne sera oublié. Tout est noté, les phrases avec leur caractère familier, les circonstances, parfois la date ; à partir du jour où la future Madame Chaplin a songé pour la première fois à se prévaloir de ses instincts, à se poser en monument de normalité, la voilà, bien que tant qu’elle n’a pas été légalement mariée elle ait continué, elle le souligne, à aimer son fiancé, malgré ses horrifiques propositions, la voilà changée en un espion intime, elle a vraiment son journal de martyre, elle tient le compte exact de ses larmes. Le troisième grief qu’elle fait à son mari s’appliquerait-il à elle au premier chef ? Est-elle entrée dans le mariage avec la ferme intention d’en sortir, mais riche, et considérée ? En quatrième lieu le traitement subi pendant le mariage par Mme Chaplin, si on l’envisage dans tous ses détails, est-il le fruit d’une tentative de démoralisation de la part de Charlie Chaplin ou est-il la suite naturelle de l’attitude quotidienne d’une femme qui collectionne les griefs, les suscite et s’en réjouit ? Notons en passant une lacune : Mme Chaplin omet de nous donner la date à laquelle elle a cessé d’aimer son mari. Mais peut-être l’aime-t-elle encore.

À l’appui de ses dires elle rapporte comme autant de preuves morales de l’existence du plan exposé dans le reste de la plainte des propos de Charlie Chaplin, après lesquels un honnête juge américain n’a plus à considérer le défendeur comme un homme, mais comme un sacripant et un Vilain Monsieur. La perfidie de cette manœuvre, son efficacité n’échapperont à personne. Voilà que les idées de Charlot, comme on dit en France, sur les sujets les plus brûlants nous sont tout à coup données, et d’une façon très directe qui ne peut manquer d’éclairer d’un jour singulier la moralité de ces films auxquels nous avons pris plus d’un plaisir, un intérêt presque sans égal. Un rapport tendancieux, et surtout dans l’état d’étroite surveillance où le public américain entend tenir ses favoris, peut, nous l’avons vu avec l’exemple de Fatty Arbuckle, ruiner un homme du jour au lendemain. Notre bonne épouse a joué cette carte : il arrive que ses révélations ont ailleurs un prix qu’elle ne soupçonnait pas. Elle croyait dénoncer son mari, la stupide, la vache. Elle nous apporte simplement le témoignage de la grandeur humaine d’un esprit, qui pensant avec clarté, avec justesse, tant de choses mortelles dans la société où tout, sa vie et jusqu’à son génie le confinent, a trouvé le moyen de donner à sa pensée une expression parfaite, et vivante, sans trahison à cette pensée, une expression dont l’humour et la force, dont la poésie en un mot prend tout à coup sous nos yeux un immense recul à la lueur de la petite lampe bourgeoise qu’agite au-dessus de lui une de ces garces dont on fait dans tous les pays les bonnes mères, les bonnes sœurs, les bonnes femmes, ces pestes, ces parasites de tous les sentiments et tous les amours.

Attendu que pendant la cohabitation de la plaignante et du défendeur, le défendeur a déclaré à la plaignante en des occasions trop nombreuses pour qu’on puisse les spécifier avec plus de détails minutieux et de certitude, qu’il n’était pas partisan de la coutume du mariage, qu’il ne pourrait pas tolérer la contrainte conventionnelle que les relations du mariage imposent et qu’il croyait qu’une femme peut honnêtement faire des enfants à un homme en dehors du mariage ; attendu qu’il a également ridiculisé et bafoué l’attachement de la plaignante et sa fidélité aux conventions morales et sociales qui sont de règle sous le rapport du mariage, les relations des sexes et la mise au monde des enfants, et qu’il fait peu de cas des lois morales et des statuts y relatifs (sous ce rapport, le défendeur dit un jour à la plaignante qu’un certain couple avait eu cinq enfants sans être marié et il ajouta : « C’est bien la façon idéale pour un homme et une femme de vivre ensemble. » ), nous voilà édifiés sur le point essentiel de la fameuse immoralité de Charlot. Il est à remarquer que certaines vérités très simples passent encore pour des monstruosités. Il est à souhaiter que la notion s’en répande, notion purement humaine et qui n’emprunte ici à celui qui la manifeste que son prestige personnel. Tout le monde, c’est-à-dire tout ce qui n’est ni cafard ni punaise, pense ainsi. Nous voudrions bien voir qui oserait soutenir par ailleurs qu’un mariage contracté sous menace lie en quoi que ce soit un homme à une femme, même si celle-ci lui a fait un enfant. Qu’elle vienne alors se plaindre que le mari rentre directement dans sa chambre, qu’elle rapporte horrifiée qu’une fois il est rentré ivre, qu’il ne dînait pas avec elle, qu’il ne la menait pas dans le monde, il y a tout juste là de quoi hausser les épaules.

Cependant il semble qu’après tout Charlie Chaplin songe de bonne foi à rendre possible la vie conjugale. Pas de chance, il se heurte à un mur de sottise. Tout est criminel à cette femme qui croit ou feint de croire que la fabrication des mioches est sa raison d’être, des mioches qui pourront à leur tour procréer. Belle idée de la vie. « Que désirez-vous faire ? Repeupler Los Angeles ? » lui demande-t-il excédé. Elle aura donc un second enfant, puisqu’elle l’exige, mais qu’elle lui fiche la paix : il n’a pas plus voulu de la paternité que du mariage. Cependant il faudrait qu’il vienne bêtifier avec les bébés pour plaire à Madame. Ça n’est pas dans son genre. On le verra de moins en moins à la maison. Il a sa conception de l’existence, c’est à elle qu’on s’attaque, c’est elle qu’on veut réduire. Qu’est-ce qui l’attacherait ici, auprès d’une femme qui se refuse à tout ce qu’il aime, et qui l’accuse de miner et de dénaturer (ses) impulsions normales… de démoraliser ses règles de décence, de dégrader sa conception des choses morales parce qu’il a essayé de lui faire lire des livres où les choses sexuelles étaient clairement traitées, parce qu’il a voulu qu’elle rencontre des personnes qui apportaient dans les mœurs un peu de cette liberté dont elle était l’ennemie obstinée. Eh bien, quelle complaisance encore de sa part quatre mois avant leur séparation, quand il lui propose d’inviter chez eux une jeune fille qui a la réputation de se livrer à des actes de perversité sexuelle et qu’il dit à la plaignante qu’ils pourraient avoir de la rigolade. C’est le dernier essai d’acclimatation de la couveuse mécanique au comportement naturel de l’amour conjugal. La lecture, l’exemple, il a fait appel à tout pour faire entendre à la buse ce qu’elle n’arrivait pas à saisir d’elle-même. Après cela elle s’étonne des inégalités d’humeur d’un homme à qui elle fait cette vie d’enfer. « Attendez que je sois subitement fou, un jour, et je vous tuerai » , cette menace elle ne l’a pas oubliée pour le cahier des charges, mais sur qui donc en retombe la responsabilité ? Pour qu’un homme prenne ainsi conscience d’une possibilité telle, la folie, l’assassinat, ne faut-il pas qu’on l’ait soumis à un traitement qui peut déterminer la folie, entraîner l’assassinat ? Et pendant ces mois où la méchanceté d’une femme et le danger de l’opinion publique le forcent à jouer une comédie intolérable, il n’en reste pas moins dans sa cage un homme vivant, dont le cœur n’est pas mort.

« Oui c’est vrai » , dit-il un jour, « je suis un amoureux et il m’est indifférent qu’on le sache, j’irai la voir quand je voudrai, que cela vous plaise ou ne vous plaise pas ; je ne vous aime pas et je vis seulement avec vous parce que j’ai dû vous épouser » . Voilà le fondement moral de cette vie, voilà ce qu’elle défend : l’amour. Il arrive que dans toute cette histoire Charlot est véritablement le défendeur de l’amour, et uniquement, et purement. Il dira à sa femme que celle qu’il aime est merveilleuse, il voudra la lui voir fréquenter, etc. Cette franchise, cette honnêteté, tout ce qu’il y a d’admirable au monde, tout est maintenant argument contre lui. Mais l’argument suprême est cette paire d’enfants nés contre son gré.

Ici encore l’attitude de Charlie Chaplin est nette. Les deux fois il a prié sa femme de se faire avorter. Il lui a dit la vérité : cela se pratique, d’autres femmes le font, l’ont fait pour moi. Pour moi cela veut dire non par intérêt mondain, par commodité, mais par amour. Il était bien inutile de faire appel à l’amour avec Madame Chaplin. Celle-ci n’a eu ses enfants que pour mettre en valeur que : « le défendeur n’a jamais manifesté un intérêt vraiment normal et paternel ni aucune affection » nous tenons à signaler cette jolie distinction « pour les deux enfants mineurs de la plaignante et du défendeur ». Les bébés ! ils ne sont sans doute pour lui qu’un concept lié à son esclavage, mais pour la mère ils sont une base de revendications perpétuelles. Elle veut leur faire construire un attenant à la maison conjugale. Charlot refuse : « C’est ma maison et je ne veux pas l’abîmer ». Cette réponse éminemment raisonnable, les notes de lait, les coups de téléphone donnés et ceux qui ne l’ont pas été, les entrées, les sorties de l’époux, qu’il ne voit pas sa femme, qu’il arrive la voir quand elle reçoit des idiots et que ça lui déplaise, qu’il ait des gens à dîner, qu’il emmène sa femme, qu’il la laisse, tout cela constitue pour Mme Chaplin un traitement cruel et inhumain, mais pour nous cela signifie hautement la volonté d’un homme de déjouer tout ce qui n’est pas l’amour, tout ce qui en est la féroce, la hideuse caricature. Mieux qu’un livre, que tous les livres, les traités, la conduite de cet homme fait le procès du mariage, de la codification imbécile de l’amour.

Nous songeons à cet admirable moment dans Charlot et le Comte quand soudain pendant une fête Charlot voit passer une très belle femme, aguichante au possible, et soudain abandonne son aventure pour la suivre de pièce en pièce, sur la terrasse, jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Aux ordres de l’amour, il a toujours été aux ordres de l’amour, et voilà ce que très unanimement proclament et sa vie et tous ses films. De l’amour soudain, qui est avant tout un grand appel irrésistible. Il faut alors laisser toute chose, et par exemple, au minimum, un foyer. Le monde avec ses biens légaux, la ménagère et les gosses appuyés par le gendarme, la caisse d’épargne, c’est bien de cela qu’il s’évade sans cesse, l’homme riche de Los Angeles comme le pauvre type des quartiers suburbains, de Charlot garçon de banque à la Ruée vers l’Or. Tout ce qu’il a dans sa poche, moralement, c’est justement ce dollar de séduction qu’un rien lui fait perdre, et que dans le café de l’Emigrant on voit sans cesse tomber du pantalon percé sur les dalles, ce dollar qui n’est peut être qu’une apparence, facile à tordre d’un coup de dents, simple monnaie de singe qui sera refusé, mais qui permet que pendant un instant l’on invite à sa table la femme comme un trait de feu, la femme « merveilleuse » dont les traits purs seront à jamais tout le ciel. C’est ainsi que l’œuvre de Charlie Chaplin trouve dans son existence même la moralité qu’elle portait sans cesse exprimée, mais avec tous les détours que les conditions sociales imposent. Enfin si Madame Chaplin nous apprend, et elle sait le genre d’argument qu’elle invoque, que son mari songeait, mauvais américain, à exporter ses capitaux, nous nous rappellerons le spectacle tragique des passagers de troisième classe étiquetés comme des animaux sur le pont du navire qui amène Charlot en Amérique, les brutalités des représentants de l’autorité, l’examen cynique des émigrants, les mains sales frôlant les femmes, à l’entrée de ce pays de prohibition, sous le regard classique de la Liberté éclairant le monde. Ce que cette liberté-là projette de sa lanterne à travers tous les films de Charlot c’est l’ombre menaçante des flics, traqueurs de pauvres, des flics qui surgissent à tous les coins de rue et qui suspectent d’abord le misérable complet du vagabond, sa canne, Charlie Chaplin dans un singulier article la nommait sa contenance, la canne qui tombe sans cesse, le chapeau, la moustache, et jusqu’à ce sourire effrayé. Malgré quelques fins heureuses, ne nous y trompons pas, la prochaine fois nous le retrouverons dans la misère, ce terrible pessimiste qui de nos jours en anglais comme en français a redonné force à cette expression courante dog’s life, une vie de chien.

UNE VIE DE CHIEN : à l’heure actuelle c’est celle de l’homme dont le génie ne sauvera pas la partie, de l’homme à qui tout le monde va tourner le dos, qu’on ruinera impunément, à qui l’on enlèvera tout moyen d’expression, qu’on démoralise de la façon la plus scandaleuse au profit d’une sale petite bourgeoise haineuse et de la plus grande hypocrisie publique qu’il soit possible d’imaginer. Une vie de chien. Le génie pour la loi n’est de rien quand le mariage est en jeu, le sacré mariage. Le génie d’ailleurs n’est de rien à la loi, jamais. Mais l’aventure de Charlot manifeste, au delà de la curiosité publique et des avocasseries malpropres, de tout ce déballage honteux de la vie intime qui toujours se ternit à cette clarté sinistre, l’aventure de Charlot manifeste aujourd’hui sa destinée, la destinée du génie. Elle en marque plus que n’importe quelle œuvre le rôle et la valeur. Ce mystérieux ascendant qu’un pouvoir d’expression sans égal confère soudain à un homme nous en comprenons soudain le sens. Nous comprenons soudain quelle place en ce monde est celle du génie. Il s’empare d’un homme, il en fait un symbole intelligible et la proie des brutes sombres. Le génie sert à signifier au monde la vérité morale, que la bêtise universelle obscurcit et tente d’anéantir. Merci donc à celui qui sur l’immense écran occidental, là-bas, sur l’horizon où les soleils un à un déclinent, fait aujourd’hui passer vos ombres, grandes réalités de l’homme, réalités peut-être uniques, morales, dont le prix est plus haut que celui de toute la terre. La terre à vos pieds s’enfonce. Merci à vous par delà la victime. Nous vous crions merci, nous sommes vos serviteurs.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Arp, Jacques Baron, Jacques-André Boiffard, André Breton, Jean Carrive, Robert Desnos, Marcel Duhamel, Paul Eluard, Max Ernst, Jean Genbach, Camille Goemans, Paul Hooreman, Eugène Jolas, Michel Leiris, Georges Limbour, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Pierre Naville, Marcel Noll, Paul Nougé, Elliot Paul, Benjamin Péret, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Man Ray, Georges Sadoul, Yves Tanguy, Roland Tual, Pierre Unik.


(illustration : LE RÊVE TRANSFORMÉ. de Giorgio de Chirico)

  1. Contrairement à notre intention première, nous publions ci-dessous la version française du texte : « Hands off Love », paru en anglais dans la revue Transition, où les conditions de sa présentation n’ont pas été celles que nous avions envisagées.
  2. Par exemple.