Håre èt hote/No 11/Le courage


Imprimerie Bénard (No 11p. 21-24).

LXVI.

LE COURAGE


LE PETIT GARÇON. — Dis don, grand-papa, c’était tout l’ même des fameux, hein, Bonnot èt tous ces anarchisses-là, qu’ont tuwé tant des hommes èt tant des agents.

LE GRAND-PÈRE. — Va-rz-en, va, p’tit sot. C’était peut-ète tous des capons.

LE PETIT GARÇON. — Awè ! C’est eusses qui doguaient tous les aûtes.

LE GRAND-PÈRE. — Pasqu’is n’ poulaient pas faire autrement. S’is n’avaient pas eu des lignes sur leurs cornes, hein, is s’auraient peut-ète sauvés les premiers. Mais dans la situwâtion qu’is étaient, is n’ poulaient plus travailler pour vîfe, is n’ poulaient pas toujours rester cachés sans manger… fallait bien qu’is frappent les premiers, pour voler des cennes ou pour ne pas ète pris.

LE PETIT GARÇON. — Ça fait que c’ n’est pas des yanes, ainsi ?

LE GRAND-PÈRE. — C’est des yanes, pasque l’affaire a tourné comme ça. Ecoute bien, je t’ vais raconter l’histoire comment qu’ mon grand-père a-t-attrapé la croix d’honneur, pasqu’il avait eu peur d’un rat… I m’ l’a raconté bien des fois lui-même, vu qu’il a mouru à nonante-deux ans, quand j’avais déjà fait mes pâques… Ça fait don qu’ mon grand-père était soldat du grand Napolèyon, èt c’ètait un jeune conscrit qui n’ s’avait encore jamais battu… Sé-tu bien qu’est-ce qu’is font, les conscrits, la première fois qu’is vont à la bataille ? Et bin, chaque coup d’ canon qu’on entend pèter, is abaissent leur cabu comme pour jouer à ’n’ pochtêye, si fort èt si vite qu’is s’ font du mal à leur menton sur leur estomac… Et is ont si tell’ment peur qu’is s’ doifent aller mette à cropiou déconte de toutes les haies… Ça fait qu’ mon grand-père était comme les autes, il abaissait son cabu tant qu’i poulait, èt i n’ faisait que s’ déboutonner èt s’ raboutonner. Et voilà qu’ tout d’un coup, on les fait charger à la baïonnette sur des grands gros canons qui tiraient pire que pour enrager. Mon grand-père courait comme les autes, pasqu’i n’avait pas moyen d’ faire autrement, quand voilà qu’i pète sur son chose en s’ trébuchant sur des soldats qu’ètaient morts par terre. Et il avait si tell’ment peur, hein, qu’à la place de s’ rel’ver pour courir après ses camèrâtes, il a resté là, étalé comme une raine, à faire semblant qu’il était mort aussi. Ça fait qu’ les aûtes courent en voye se batte aute part, èt voilà mon grand-père qui resse tout seul, pendant des heures, à trembler les margamottes, pasqu’i n’ savait pas même d’ quel coté qu’i s’ poulait bien sauver. Mais tout d’un coup, voilà qu’i sent quéque chôsse qui courait sur sa jampe, èt i voit qu’ c’était un grand gros rat qui m’nait pour manger les morts. Il attrape une si fameûsse pèpette, qu’il empoigne son fusil, èt qu’i court en voye comme un sot sans savoir où est-ce qu’il allait.

Il arrife dans un bois, èt tout d’un coup, i s’ troûfe barpe à barpe avec trois Cosaques qu’avaient descendu bas d’leur cheval, èt qui r’gardaient sur des cartes de jographîye. Voilà qu’is veulent tous les trois prente leur sâpe, comme de jusse. Alors, mon grand-père se dit comme ça, sur le temps d’une allumière : « Si je n’ les tuwe pas, c’est eusses qui m’ vont tuwer ! » Il attrape son fusil par le canon, èt avant qu’is aient poulu prente leurs sâpes, i roufèle dedans, malgré qu’i tremblait d’ tous ses mempes, èt i vous les maque tous les trois par terre comme des cochons ahorés. N-avait un qu’était mort, n-a un qui s’ relèfe et qui court en voye, èt l’ troisième, que c’était un officier, s’ met à ch’noux en criant, avec sa tête qui saignait : « Grâce ! monsieur le soldat ! » Ça fait qu’ mon grand-père lui attache ses mains avec la cinque de son sâpe, èt puis i s’ remet à avoir aussi peur que d’avance, pasqu’i s’ demandait qu’est-ce qu’il allait faire tout seul, avec un prîsonnier èt trois ch’faux, lui qui n’avait jamais èté à cavaye que sur le caroussel da Marèye. Là-d’ssus, voilà qu’il entend des autes chevaux qui m’naient au galop : badabouf, badabouf ! « Ce coup-ci, dist-i mon grand-père, je suis rosti ! »

I r’garte quî qui m’nait… Et sé-tu bien quî était-ce ? Le grand Napolèyon lui-même, avec tout son ètat-major èt tout plein des cavaliers à ch’fal. Et voilà l’empèreur qui vient tout près d’ mon grand-père, èt qui dit comme ça :

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? dist-i.

— Moi, je fais des prîsonniers, dist-i mon grand-père.

— Toi tout seul ? T’es bien un hardi, dist-i Napolèyon. Combien est-ce que t’en as fait ?

— N’a un qu’est mort, dist-i mon grand-père, n’a un qu’a vanné en voye, èt les aûtes c’est trois ch’faux èt un officier.

— T’es-t-un brafe, dist-i Napolyèon. De quel pays est-ce que tu es ?

— De Liéche, sîre empèreur, dist-i mon grand-père.

— Je m’en avais bien douté, dist-i Napolyèon, que t’étais encore une tête de houille ! Tchins, voilà ma prope croix d’honneur pour toi tous les jours. À c’tte heure, monte sur un des ch’fals que t’as pris, èt bizons tertous en voye pour achèver dè remporter la victoire !

Et voilà comment qu’ mon grand-père a-t-attrapé la croix d’honneur, pasqu’il avait eu peur d’un rat. Mais l’ plus drolle, comme i l’ racontait toujours après, c’est qu’il a eu peur bien des fois c’ jour-là, mais jamais tant qu’ quand il a dû galoper derrière Napolèyon, avec sa croix d’honneur sur son estomac, tell’ment qu’i croyait bien qu’il allait pèter sa gueule en bas du ch’fal.