Gustave III et la Cour de France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 419-446).
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GUSTAVE III
ET
LA COUR DE FRANCE

IX.
LES RÉGICIDES.


I.

L’acte sanglant qui a mis fin au règne et à la vie de Gustave III n’a pas été un fait isolé. Des rapports étroits et secrets, mais qu’il est curieux et instructif de découvrir, relient cet épisode au désordre moral de ce temps, et en ont fait le prélude immédiat des plus sinistres journées de 1793. Les fautes commises par Gustave III, on a pu s’en assurer par nos précédentes études[1], n’eussent pas suffi pour armer le bras des assassins. La vraie source où Anckarström et ses complices ont puisé leur inspiration première a été ce vertige causé pendant les dernières années du siècle par l’anéantissement de toute foi religieuse ou philosophique. De l’abîme ainsi creusé se sont élevées les nuées malsaines qui ont chassé toute lumière et enfanté le crime avec l’aveuglement.

Nul moment de l’histoire moderne n’a présenté une anarchie intellectuelle et morale comparable à celle qui accompagna en Europe la période révolutionnaire, si ce n’est peut-être quelqu’une des plus mauvaises années de la fin du premier siècle après Jésus Christ, alors que la Rome impériale vit se conjurer contre le christianisme naissant les religions orientales et les anciennes philosophies de la Grèce, toutes également décrépites, comme s’il y avait une rançon d’affranchissement qui se dût acquitter à la veille des grandes époques pendant lesquelles les vérités religieuses ou sociales se révèlent ou s’épurent. Le dernier tiers du XVIIIe siècle fut une période toute de réactions violentes dans l’ordre des idées comme dans l’ordre politique. Un mysticisme aveugle, fait d’illusions enthousiastes et d’ardeur intempérante, répondit alors à l’ironie de Voltaire comme au scepticisme de l’Encyclopédie. Il y a deux sortes de mysticisme. Il y celui des époques jeunes et naïves, qui s’élance d’un essor vers Dieu même et redescend enivré de sa vision céleste jusqu’à prendre en entier dédain la liberté humaine dangereuse confusion, où brillent du moins le désintéressement et la pureté native des âmes; mais il y a aussi le mysticisme des sociétés vieillies. Celui-là n’a pas assez de force intérieure pour s’élever sans le secours de la superstition où tendent ses désirs, et il n’a pas assez de naïveté pour oublier les intérêts temporels. Il peut bien, avec un Svedenborg, un Lavater, un Saint-Martin, avoir encore des lueurs sublimes[2]; mais il côtoie le désespoir, et il risque d’enfanter les folies théurgiques trop impatient pour ne pas vouloir interroger, même en restant religieux, jusqu’au dernier ciel, et trop confiant dans sa force pour ne pas s’irriter de son insuccès.

Cette seconde sorte de mysticisme se répandit en Europe à la fin du XVIIIe siècle par l’effet d’une réaction inévitable contre l’abus de l’esprit philosophique. Svedenborg était mort en 1772, après avoir étonné ses contemporains par ses visions et ses communications avec le monde surnaturel. Plusieurs écoles se formèrent, d’après les rites qu’il avait enseignés, en Angleterre, en Allemagne, puis dans le Nord et en France. Le bénédictin Pernetty son traducteur, un certain Mérinval et un comte polonais nommé Grabianka, réunis à Berlin, y fondèrent une petite secte théurgique dont le dogme bizarre unissait le culte de la Vierge avec de mystérieuses combinaisons de nombres et des élucubrations cabalistiques. Ce fut sur un ordre imprévu du ciel, assuraient-ils, que les membres de cette église se transportèrent, peu de temps avant la révolution française, dans la ville d’Avignon; ils prirent de là un grand essor, puisque leurs adhérens s’étendirent jusque dans Rome, où l’inquisition crut devoir fulminer contre eux.

Ceux-là n’avaient pas abdiqué la pratique des idées religieuses: mais venaient à leur suite les esprits emportés qui, rejetant toute discipline et infatués de curiosité scientifique, prétendaient ne devoir qu’aux seules forces de l’esprit humain ces relations avec le monde invisible, visions, voix du ciel ou de l’enfer, évocations des morts, que d’autres attendaient d’une faveur divine. En vain la science, en présence de faits inattendus et peu remarqués jusqu’alors, s’appliquait-elle à marquer les limites de son propre domaine le magnétisme avec Mesmer et le somnambulisme avec Puységur enivraient de nombreux adeptes; incrédules en face de la religion ou de la science se limitant elle-même, mais crédules à l’excès lorsqu’il s’agissait des convoitises infinies auxquelles tant de leurres factices, magie et sorcellerie, grand œuvre, pierre philosophale, fabrication de l’or, science de l’absolu, ont de tout temps promis une satisfaction.

Promptement transporté du domaine des pures théories dans celui des calculs pratiques, le mysticisme, dangereux sous toutes ses formes, le devint bien davantage encore. Sur un sol miné, comme l’était alors celui de la vieille Europe, par le scepticisme, par les appétits révolutionnaires, par l’insurrection et la révolte, sa propagande institua un réseau de sociétés sécrètes ayant pour but avoué la destruction du vieux monde. Les nicolaïtes de Berlin prétendirent extirper tout reste de superstition, c’est-à-dire, dans leur pensée, tout vestige de christianisme,. afin de mieux préparer l’établissement de la Jérusalem nouvelle, église de l’avenir. Les illuminés de Bavière s’en prirent, eux, aux institutions politiques et civiles. Weisshaupt, fondateur de la secte, enseigna que, l’égalité et la liberté étant des droits essentiellement inhérens à la perfection originelle que l’homme avait reçue de la nature, une première atteinte à l’égalité avait été l’institution factice de la propriété, une première atteinte à la liberté l’institution non moins arbitraire des sociétés politiques. Les seuls appuis de la propriété et des gouvernemens étant les lois religieuses et civiles, il fallait, pour rétablir l’homme dans la possession de ses droits primitifs, commencer par détruire toute religion, toute société civile, et finir par l’bolition de toute propriété. Si le programme de la franc-maçonnerie n’était pas aussi déclaré, sa prétention à l’établissement d’une égalité parfaite et à la révélation de certaines vérités surnaturelles la rendait aussi alors irréconciliable avec le christianisme et avec les conditions essentielles des sociétés civiles. Les souverains ne tardèrent pas à sentir le nouveau péril dont ces associations secrètes les menaçaient. Si quelques-uns d’entre eux comme le grand Frédéric jusqu’après la guerre de Silésie, ou comme le duc d’Orléans en France, avaient accepté un des grades suprêmes que décernait la franc-maçonnerie, leurs seuls mobiles avaient été ou de pénétrer dans le camp ennemi pour s’en rendre maîtres, ou de conquérir de la sorte à tout prix une popularité fort périlleuse. Les illuminés de Bavière, dont le baron Knigge propagea chez nous les sauvages doctrines, ne se prêtèrent pas à ces compromis le duc de Bavière les poursuivit sans relâche, et on a vu cependant, par le rapport de M. d’Escars, qu’en 1789 ils comptaient dans leurs rangs la plupart des diplomates germaniques, tant le désordre était à son comble. Sur cette trame, il faut jeter, pour avoir une idée de l’anarchie morale dont nous n’avons fait qu’indiquer les principaux traits, cette multitude d’épisodes bizarres qu’enfantaient l’ébranlement des intelligences, le déchaînement du sens particulier en l’absence de toute discipline, et les faciles triomphes des fourbes, des aventuriers, des intrigans de toute sorte dans un temps où du reste la réalité s’apprêtait à dépasser la fiction pour défier tous les étonnemens.

Le Nord, — particulièrement la Suède, — était un champ désigné pour un facile accueil à toutes les manifestations, apparentes ou réelles, du merveilleux. Le commerce d’une nature sévère et grandiose et le spectacle d’un ciel aux phénomènes quelquefois étranges ont disposé dans tous les temps l’imagination septentrionale à de vives et profondes impressions, ainsi qu’à une contemplation méditative. L’esprit scientifique et le mysticisme, qui sembleraient s’exclure, se sont rapprochés en Suède et presque unis Svedenborg y a été le contemporain de Linné, et chacun d’eux, en des mesures inégales, a su allier l’observation patiente des faits naturels à la recherche inquiète d’un autre ordre de phénomènes; on sait combien Linné se préoccupait des songes, des présages, signes infaillibles, à ses yeux, de l’action d’une providence divine incessamment mêlée, pour le triomphe de la justice, aux affaires des hommes[3].

Gustave III en particulier était trop l’homme de son temps pour ne pas courir de lui-même, en donnant toute prise, vers les périls que de telles circonstances lui préparaient. Il se vantait d’être un esprit fort il n’empruntait en effet de nulle croyance dogmatique un solide appui; mais en revanche il était superstitieux. Se laissant entraîner par une curiosité vaine, il se commit plus d’une fois, sans aucun souci de sa dignité ni de sa sûreté même, au milieu d’imposteurs derrière lesquels se devaient cacher plus tard ses ennemis. On prend en pitié ce malheureux prince, qui s’est montré en plusieurs momens de sa vie intelligent et bien doué, quand on le voit se livrer ainsi sans défense. Pendant tout son règne, il visita une célèbre devineresse, Mlle Arfvedsson, qui lui montrait l’avenir dans le marc de café. Il la consultait pour tous ses actes politiques, lorsqu’il convoquait une diète ou bien qu’il méditait une guerre. Il racontait souvent, et sans aucune expression de doute, la légende connue dès lors en Suède sous le nom de vision de Charles XI, et qui est devenue célèbre chez nous aussi grâce au talent d’un incomparable conteur c’était, on le sait maintenant, un haineux pamphlet contre les rois, une vague menace de punition sanglante, une saisissante fiction, tout imprégnée de l’âpreté des discordes civiles, et qu’il eût été de l’intérêt de Gustave III de faire oublier. La franc-maçonnerie s’était fermement établie en Suède dès le milieu du XVIIIe siècle, et Gustave, ainsi que les princes ses frères, s’y était de bonne heure affilié. Il en accepta tout d’abord les prétendus mystères avec une ferveur qui parut dépasser celle des plus sincères croyans. On le vit se présenter avec humilité aux divers degrés d’initiation, admettre dans sa correspondance, au moins à l’égard des francs-maçons, certains signes mystérieux dont sa loge était convenue, et porter au cou, dans une boîte d’or, un sachet contenant une poudre précieuse qui devait éloigner les malins esprits. Quelques hommes crédules et un plus grand nombre de fourbes lui inspirèrent bientôt l’ardente convoitise du grand œuvre, de la pierre philosophale et des évocations surnaturelles. Un de ses confidens, qui a laissé d’intéressans mémoires, le secrétaire d’état Elis Schröderheim, nous a transmis l’entière description d’une de ces bizarres scènes où le roi de Suède apportait une trop visible émotion.

C’était un vendredi saint, jour choisi de préférence pour les grandes opérations magiques. Le rendez-vous était chez Plommenfelt, un voyant renommé qui demeurait dans une rue de Stockholm assez voisine du château, à un second étage. A onze heures du soir, Gustave III arriva avec ses deux frères, le duc Charles et le duc Frédéric. Le roi et les princes avaient jeûné tout le jour et se sentaient travaillés; dit naïvement Schröderheim, par toute sorte d’inquiétudes. Plommenfelt ne parut qu’à minuit; ses cheveux étaient rejetés en arrière, et il avait l’air égaré. Prenant dans ses bras un crucifix, il disposa les assistans autour d’un cercle tracé sur le plancher avec du charbon, puis se plaça lui-même devant une table au milieu de ce cercle. Pendant près de trois quarts d’heure, il traça des lignes avec de la craie, consulta son miroir, se recueillit, prononça avec de grands soupirs des formules et des prières. Après un long silence, des coups se firent entendre dans les murailles c’étaient, dit Plommenfelt, les annonces des esprits; s’ils ne se montraient pas, les péchés de quelqu’une des personnes présentes, non effacés, en pouvaient seuls être cause. C’est après une si grave déclaration que le voyant se mit à interpréter le texte sacré désigné à l’avance, et au sujet duquel on avait dû faire déjà la veille de pieuses méditations. A peine avait-il commencé son homélie que le jeune prince Frédéric, tout en larmes, se jeta dans les bras du roi, et jura d’observer envers lui cette amitié fraternelle que des circonstances regrettables avaient déjà trop souvent troublée. Le duc Charles, se mettant bientôt de la partie, exprima les mêmes sentimens. Gustave III à son tour montra une pareille effusion, et la joie de cette triple embrassade termina fort avant dans la nuit la prétendue opération magique.

Gustave prétendait cependant obtenir des résultats plus effectifs; il se mit donc à opérer lui-même. Il avait disposé dans une chambre isolée de son palais un petit sanctuaire, une armoire avec un crucifix, un encensoir et une paire de flambeaux. Ses travaux ne furent pas heureux. Voici une lettre datée du 25 mai 1781 et signée d’une croix avec ces mots : frater a corona vindiccta (nulle occasion ne paraissait mauvaise pour rappeler le coup d’état qui avait revendiqué ou vengé la couronne suédoise), dans laquelle Gustave III rend compte lui-même de ses pitoyables et vains efforts[4]. Il a commencé l’opération à minuit, dit-il, dans le château de Drottningholm. La chambre était extrêmement froide, bien qu’il y eût fait lui-même du feu trois jours auparavant. Toutefois, à peine la première prière dite et le feu allumé, bien qu’il n’eût conservé d’autre vêtement que sa chemise, il lui survint une sueur abondante. Paroles consacrées, encens, ablutions, pendant plus d’une heure il avait tout accompli et n’avait cependant rien vu ni entendu, si ce n’est une forte annonce dans la cheminée. En revanche, le serviteur qui l’accompagnait souffrait le lendemain d’un violent mal de gorge, conséquence bizarre aux yeux du roi, et sur laquelle il se proposait de méditer. Nous ne donnons pas tout le récit, car ces vulgaires niaiseries répugnent Gustave III en chemise, se livrant à une opération cabalistique, présente à l’histoire un triste spectacle. Nous n’avons pas ici, comme pour les sorcières de Macbeth et les incantations du moyen âge, l’éloignement du temps et des mœurs pour nous faire illusion. Il était cependant utile de montrer jusqu’où s’égaraient alors les intelligences, chez ceux-là mêmes qui étaient appelés à jouer un grand rôle.

Si les maîtres qui l’entouraient n’étaient pas suffisamment habiles, Gustave espérait trouver au dehors de meilleures sources d’instruction. Pendant un de ses voyages en Allemagne, il invoqua les enseignemens d’un franc-maçon renommé, Zinnendorf. Celui-ci commença par exiger une confession entière, et Gustave s’accusa d’avoir partagé les doctrines des encyclopédistes il s’en repentait maintenant, et attendait de la science nouvelle toute lumière. Ayant entendu parler d’un certain Reuschenberg qui passait pour faire merveille, il envoya à sa recherche sur les bords du Rhin. le colonel Toll remplit à cette occasion, pour le service de Gustave III, une mission maçonnique dont le récit, dans ses dépêches au roi, est fort instructif. Après avoir atteint, non sans peine, ce voyant, plus renommé au loin que dans son propre pays, Toll vint à Paris et y rencontra Cagliostro qui lui dit d’un ton d’inspiré « Je sais que vous cherchez la vérité et la lumière, et vous la trouverez. La Suède est en grâce particulière auprès des maîtres de la science. Écrivez à votre roi que je promets de lui donner ce dont il a soif, et bien davantage encore. Avant que vous ne soyez de retour dans votre patrie, vous serez édifié sur le sens de mes paroles. Je n’ai pas besoin de savoir par où vous allez je vous atteindrai, quelque part que vous vous trouviez. Ne révélez à personne, si ce n’est au roi votre maître, cet entretien. Je ne suis pas comte, je ne m’appelle pas Cagliostro; qui je suis, cela se révélera quelque jour. » Cela dit, joignant les mains, et les yeux baignés de larmes, il se mit à prier, bénit son interlocuteur, et demanda pour lui-même à Dieu que sa transformation fût prochaine; le monde saurait alors qui avait été Cagliostro. Tout cela n’empêchait pas l’autre illuminé, Reuschenberg, d’affirmer, à quelques jours de là, devant Toll, et sans attendre une décision d’en haut, que Cagliostro n’était qu’un charlatan. Toll, en appuyant ce jugement sommaire, proposait au roi de l’étendre, après l’examen qu’il venait de faire, aux deux adeptes à la fois.

Détrompé ou non, il est certain que Gustave III voulut, en certaines occasions, faire servir la franc-maçonnerie à sa politique. Quand on le vit par exemple, lors de son voyage de 1784 en Italie, rechercher le prétendant Charles- Édouard, solliciter en faveur de ce malheureux prince le pape, le roi d’Espagne, le roi de France, et disposer même en faveur de son protégé d’une somme importante, c’est qu’il avait en tête d’étranges desseins. On lui assurait que le prince était reconnu secrètement encore comme l’unique chef de l’ancien ordre des templiers et de l’ancien ordre teutonique, qui subsistaient, disait-on réunis. Gustave recherchait toujours des événemens extraordinaires qui lui pussent procurer à la fois de la gloire et beaucoup d’argent. D’ailleurs, son frère Charles, duc de Sudermanie, d’un caractère faible et inquiet, n’avait pas vu sans un vif mécontentement la naissance d’un prince royal déjouer ses espérances, et le roi désirait trouver un moyen de flatter et d’occuper cet ambitieux. Dans ces circonstances, Charles-Édouard lui parut se trouver fort à propos sur sa route. Gustave crut obtenir de Charles-Édouard, pour lui-même d’abord, d’être adjoint, avec le titre de coadjuteur, à la grand’maîtrise des deux ordres, qui lui serait dévolue après la mort du prétendant; il comptait ensuite faire placer le duc Charles à la tête de la neuvième province maçonnique, qui comprenait la Suède et une partie de l’Allemagne du nord. Il espérait en outre qu’en faisant valoir les anciens droits de l’ordre teutonique, il pourrait revendiquer toute une province que la Russie avait gagnée sur la Suède. La Livonie n’avait pas oublié ses liens d’origine, et la noblesse suédoise était encore attachée à ce pays par de nombreuses relations de parenté. Que Frédéric II et Catherine II mourussent, et, quelques vieux parchemins aidant, on ramènerait facilement à soi cette ancienne possession, dont on ferait pour le prince Charles un beau duché.

Malheureusement la franc-maçonnerie ne devait pas plus satisfaire le roi de Suède dans ses intérêts temporels que dans ses espérances spirituelles. Loin de là, elle avait le grand tort de grouper autour de lui, encouragés par sa confiance, les dupes, les fourbes et les conspirateurs politiques. Tout cet appareil d’évocations, de sortilèges, d’opérations mystiques, allait multiplier autour de Gustave les embûches et servir de masque à ses ennemis. C’est précisément autour du prince Charles, frère de Gustave III, que se tramèrent de viles et redoutables intrigues. Le duc de Sudermanie, le même qui devint régent pendant la minorité du malheureux Gustave IV, puis roi, après la révolution de 1809, sous le nom de Charles XIII, avait eu, comme grand-amiral de la flotte suédoise, quelques belles journées dans la guerre de 1789 et 1790 contre les Pusses. Hors cela, son caractère était misérable défiant et sournois, toujours la larme à l’œil et l’oreille au soupçon, d’une ambition intraitable autant que puérile, esprit obtus, la faiblesse morale personnifiée, c’était l’homme qu’il fallait aux magnétiseurs et aux nécromanciens excellent medium, comme on dirait aujourd’hui, et de plus en position de bien récompenser quiconque flatterait sa manie. Nommé maître d’une province maçonnique, il s’habillait en vicaire de Salomon, avec un uniforme bleu et rouge qui manquait absolument de couleur locale, et paraissait ainsi, se pavanant en ville et au théâtre. Auprès de lui se rencontraient les voyans les plus habiles. Il se rendait la nuit avec eux dans quelque maison déserte, dans quelque église abandonnée, au milieu de la campagne. Là, après les invocations magiques, on respirait des senteurs étranges, on apercevait des lueurs et des formes inattendues, des feux errans, des flammes sur les pierres sépulcrales, pendant que les inspirés prononçaient des oracles et prédisaient l’avenir. Dans le palais même, le duc Charles multipliait les épreuves qu’invoquait sa curiosité insatiable. De telles scènes n’étaient que ridicules quand un adroit opérateur se contentait, comme le racontent les mémoires contemporains, de soulever un chapeau ou d’agiter des meubles; mais il n’en était pas de même en certains épisodes comme les suivans, Ici encore ce sont des témoins oculaires qui nous transmettent leurs descriptions; mais cela ne veut pas dire que le détail, quelquefois subtil, en soit toujours facilement intelligible il faudrait avoir été soi-même au nombre des initiés. Un jour par exemple la divination se fait à l’aide d’un crible. Quelqu’un va balançant ce crible tout autour de l’assistance, et d’après les mouvemens qu’il accomplit on obtient diverses réponses : « Le roi fera un voyage pendant cette année. — Le prince royal réunira un jour sur sa tête les trois couronnes scandinaves. Le duc Charles régnera un jour sur la Suède. — Il prendra la Norvège. — La reine n’aura plus d’enfans. — Le roi n’atteindra pas un grand âge. Il aura une mort inattendue et prématurée. » Voilà ce qui se disait, dès le commencement de l’année 1783, en présence du frère même de Gustave.

Une autre fois c’est Ulfvenklou, un lieutenant finlandais fort bien accueilli pour ses connaissances surnaturelles, qui va jusqu’à parodier la cérémonie d’un sacre, accompagnée de prédictions factieuses. Pendant qu’il verse sur le front du duc Charles la prétendue huile sainte, il entre en extase


« Et j’entendis la parole du Seigneur lorsque j’étais dans le repos, et elle troubla le silence Lève-toi, ceins tes reins, va dans la maison que je t’ai montrée. Tu y trouveras Charles Adolphsson; je l’ai élu pour prince de mon peuple. Tu lui diras Le Seigneur m’a envoyé pour t’avertir que ta conduite lui a été agréable et que tes soupirs sont montés jusqu’à lui. Les douleurs et les souffrances t’ont suivi depuis que tu as commencé de penser, mais tu ne t’es pas écarté de lui, et il veut te récompenser.

« Et le Seigneur dit encore Ne te soucie pas plus longtemps de Gustave présentement roi, car je l’ai rejeté, lui et sa postérité, parce qu’il s’est attaché à ce qui est du monde et m’a rejeté moi-même. Aussi je me vengerai. Je suis un Dieu sévère, qui recherche les fautes des pères sur les enfans de trois et même de quatre générations; mais, pour ceux qui me craignent, je fais longtemps miséricorde. Trois fois le pardon lui a été offert en secret, et trois fois il l’a rejeté maintenant cela est irrévocable.

« Il s’est fait d’autres dieux qui ne lui seront d’aucun secours. Je n’ai plus à me soucier de lui, et par la main d’un homme il disparaîtra de ce monde, car il s’est appuyé sur la ruse, l’artifice et le mensonge, qui sont les œuvres des hommes. La ruse et le mensonge ne sont rien devant moi. Je ne veux que des cœurs purs.

« Et le Seigneur me dit ensuite Dis à Charles Ceins tes reins, car tu seras un homme puissant. Tu deviendras un grand roi sur la terre de Suède; la Norvège sera sous tes pieds, et jusqu’à la pierre blanche de Russie s’étendra ton pouvoir jusque là, mais pas plus loin. La Russie reprendra plus tard sa puissance; mais réjouis-toi ce ne sera que lorsque tu auras été reçu dans un monde meilleur. La Suède retournera ensuite a son ancienne faiblesse; les divisions seront plus grandes que jamais. Le frère combattra le frère; mais alors un homme de ta race s’élèvera qui fera revivre ton nom, sans t’égaler toutefois en science ni en puissance. Le sang et la guerre viendront, mais après ta mort. Et tu dois vivre encore cinquante ans et plus, car tu es mon élu; en toi, j’ai mis la sagesse. Tu seras un autre Salomon sur la terre. Les esprits te serviront, et tu seras leur seigneur, et les anges seront prêts à t’assister<ref> Voyez les Souvenirs du colonel Schinkel, t. III, p. 329. </<ref> »


Telles étaient les inepties coupables que le duc de Sudermanie écoutait avec une maligne béatitude. Il en faisait dresser procès-verbal, et c’est ainsi que tous ces incroyables témoignages nous sont arrivés. On a le procès-verbal, dûment paraphé, d’un rêve qui survint à l’heureux prince dans la nuit du 23 au 24 octobre 1786. Son fidèle ami, Reuterholm, très puissant plus tard sous la régence, entrait dans sa chambre vêtu de noir. « Tout est fini, » disait-il, — c’est-à-dire Gustave n’existe plus. Et derrière lui les grands du royaume entraient pour supplier le duc Charles de prendre la régence afin de sauver le pays, et le duc se dévouait!... Le réveil ramenait la réalité présente; mais Charles dictait son rêve et conservait le secret sentiment de sa gloire anticipée.

On pense bien qu’un tel prince avait salué avec reconnaissance les grâces nouvelles que le magnétisme, récemment importé en Suède, lui offrait. Voici, pour n’en pas citer un plus grand nombre, deux de ces séances prophétiques où se montrait à découvert l’esprit de dénigrement et de révolte qui couvait autour de Gustave III. Ce ne sont plus les voyans qui rendent des oracles suspects, c’est le duc lui-même qui parle et qui dévoile ses préoccupations de chaque jour, ses basses menées, ses perfides espérances. La première séance est du 28 février 1789. On se trouvait alors en présence de la diète pendant laquelle le roi, enivré de quelques succès au dehors, exaspéré des dispositions factieuses de l’armée et de la noblesse, allait accomplir un nouveau coup d’état. Profitant des fautes de son frère, le prince Charles, dont la conduite avait été déjà suspecte en plusieurs circonstances, s’efforça encore ici d’isoler lâchement le roi et de le précipiter plus vite vers le danger qu’il se créait à lui-même. Ne se bornant plus à de vaines prédictions, mais empruntant le voile hypocrite d’une vaine extase, il donnait en réalité le mot d’ordre à ses créatures, avec des prescriptions très précises. Il procédait en vrai chef de parti. Dans la soirée du 28 février 1789, en présence de la duchesse de Sudermanie et des barons de Geer, Charles Bonde et Reuterholm, un certain colonel Silfverhielm, disciple de Mesmer, dont il avait suivi en France les enseignemens, se mit en devoir de magnétiser le duc. Reuterholm tenait la plume et notait par écrit les demandes et les réponses.


« Votre altesse royale est-elle endormie? dit l’opérateur après quelques minutes. — Oui. — Comment le baron Reuterholm doit-il se conduire pendant la diète? — Je vais consulter. — Après un moment de silence, le duc reprit J’ai consulté. Il faut que son attitude soit entièrement passive, et, s’il s’abstenait d’y paraître, ce serait le mieux. — Votre altesse peut-elle nous dire comment nous pourrions être le plus utiles à notre patrie? — Est-ce comme citoyens ou comme membres de notre confrérie que vous parlez? — C’est comme citoyens, — Il faut que la destinée s’accomplisse, ce qui est marqué s’accomplira; on ne l’évitera pas. Il faut que la terre soit purifiée. Et dans ce temps-là tous les royaumes seront transformés; ce qui arrive d’une façon en Suède arrivera d’autre manière avant peu en Russie. Les événemens de l’avenir sont longtemps à l’avance prévus et fixés. Ceux qui cherchent à s’y opposer ne font que courir à leur ruine. Votre altesse nous dira-t-elle quelque chose de plus à ce sujet? — J’en ai déjà dit peut-être plus que je ne devais. — De quelle manière pouvons-nous mettre à profit les informations que nous avons reçues? — Vous devez les garder pour vous-mêmes jusqu’à ce que le repos soit rendu à l’état; tout alors se révélera. Ce que je dis maintenant, pendant ce sommeil, est destiné à préserver mes amis, que les esprits malins ont voulu entraîner en de mauvais sentiers, mais qui doivent un jour aider avec moi à rétablir la paix du royaume et à éclairer le monde. Voici une chose qu’il faut que je vous dise pour mon propre usage. Je ne dois pas me mêler aux affaires de la diète; je dois rester passif. Si l’on en vient à des violences, je dois faire des représentations, et puis ne -plus prendre aucune part à ce qui suivra. Il vous faut écrire mot pour mot toutes ces réponses, afin qu’elles servent à mon instruction quand je m’éveillerai. Lisez-moi ce que je viens de prononcer, afin que je voie si ce que vous écrivez est exact, » Reuterholm commença de lire; mais le duc n’entendait rien il fallut que l’opérateur le remplaçât. Quand il eut fini « C’est bien, dit le prince, tout cela est fort régulier et me sera d’un grand secours quand je serai réveillé. » Silfverhielm lui demanda encore « Votre altesse a-t-elle quelques autres conseils à donner à ses amis? — Oui. Reuterholm doit se garder de tout orgueil, afin de ne pas tomber dans les mêmes fautes que les réprouvés. De Geer doit mettre de l’ordre dans ses affaires privées l’ordre enfante le salut. Quant au baron Bonde, il ne doit pas quitter le prince royal, car il est le seul honnête homme autour de cet enfant, Le sort du jeune prince et le mien sont étroitement unis. — Le baron Reuterholm peut-il être en quelque chose utile à son pays? — Certes; le temps approche où il sera nécessaire, et mon sort est entièrement lié au sien. Je vous dirai maintenant comment il faudra procéder lors de mon réveil. Il est possible que j’aie la curiosité de voir tout ce que j’ai dit vous ne devez pas me le montrer. A ma seconde demande sur ce sujet, vous me lirez les passages qui me concernent personnellement, rien de plus; vous emporterez ce procès-verbal et vous le conserverez avec soin sans me le montrer avant six ans d’ici. Et maintenant éveillez-moi. Ledit certificat certifié conforme par les témoins, qui ont signé Charlotte, duchesse de Sudermanie, baron Bonde, baron de Geer, Reuterholm, secrétaire, et Silfverhielm, magnétiseur[5]. »


La seconde séance, qui eut lieu le 24 novembre 1790, ne produisit qu’une sorte de vision extatique, mais dont le fâcheux exemple et le mystérieux retentissement contribuaient encore, au milieu des grands événemens politiques dont l’Europe était alors agitée, à troubler les esprits.


« J’aperçois un obélisque de granit sur un rocher; au sommet, il y a une couronne royale enrichie de pierreries. L’obélisque grandit j’aperçois un bouclier. Il grandit, et voici un autre bouclier, puis un autre encore. Enfin il touche la voûte des cieux. Là un œil est ouvert d’où sortent des rayons; sous leur influence, le roc se change en terre féconde, et de grandes villes se forment tout alentour. Un nouveau soleil éclaire la contrée, et les peuples adressent des bénédictions à cet œil puissant dont les rayons ont inondé la terre. »


Ces vagues et cauteleuses promesses de régénération, qui supposaient une grande catastrophe destinée à châtier quelque illustre coupable au nom de la Providence, dissimulaient mal en réalité d’hypocrites convoitises. Tant de viles intrigues qui s’ourdissaient autour de Gustave III ne restaient pas enfermées dans le palais; elles se répandaient au dehors, jusque dans les pays étrangers, jusque dans cette France où le roi de Suède comptait des serviteurs ou des amis qu’il avait le droit de croire fidèles. Son ambassadeur lui-même avait le très grave tort de se faire l’organe de cette redoutable propagande. Nous rencontrons ici un nouveau trait de la physionomie de M. de Staël qui n’est pas à négliger il était devenu mystique, lui qui avait dû à son génie tout pratique sa brillante fortune. Il avait attaché à son ambassade un certain Halldin, svedenborgien exalté, qui faisait apparaître Jean le Précurseur dans un miroir et qui lisait l’avenir dans des livres tachés de sang! M. de Staël lia surtout amitié avec ce Reuterholm, ambitieux brillant et habile, qui avait pris un si grand ascendant sur l’esprit du duc Charles. Reuterholm vint à Paris à la fin de 1789. Dans un journal très détaillé de son voyage, il raconte sa visite aux ruines de la Bastille, la journée du 6 octobre, le lever du roi, le cercle de la reine. Ce qui l’occupait bien plus que la révolution, c’était la franc-maçonnerie, au sujet de laquelle il avait promis de rapporter au duc Charles des révélations nouvelles. Aussi s’empressait-il, toujours accompagné de M. de Staël, auprès des adeptes les plus célèbres de Paris. Ils visitèrent ensemble les prophètes de la capitale, et n’oublièrent pas cette demoiselle Labrousse, qui prédisait « une grande saignée, » — c’était son expression, — pour l’année 1792. Ils avaient surtout des assemblées mystiques chez les correspondans de la secte des illuminés d’Avignon, dont plusieurs étaient membres de la constituante. Reuterholm se rendit à Avignon même, où il se fit initier. Le 1er décembre 1789, assisté par le comte Grabianka et l’abbé Pernetty, il sortit de la ville par la porte Saint-Michel, et gravit une colline ait haut de laquelle se trouvait, dit-il, son autel, l’autel qui devait lui rester consacré jusqu’à la fin des siècles, et au pied duquel il contracta le plus solennel engagement avec le Très-Haut. D’Avignon il partit pour Rome, où des révélations définitives l’attendaient. Or, pendant tout ce voyage, c’est avec le duc Charles en Suède et avec le baron de Staël en France qu’il correspondait. Il faut voir de quel ton étaient les réponses de ce dernier.


« Mon tendre ami, s’écrie M. de Staël, j’ai subi depuis votre départ des heures bien amères. Mon sort serait plus tolérable, si je savais porter ma croix, si le vieil homme n’était pas chez moi si vivace, si je m’abandonnais franchement dans la main de Dieu, dont la puissance et la bonté sont infinies. Quand je pense à tout le mal que j’ai fait et à tout le bien que j’ai négligé de faire, je sens que j’ai mérité mille fois plus de traverses. Priez pour moi, mon ami, afin que ma faible foi soit fortifiée. Mon tendre ami, mon cœur est oppressé ; je suis abreuvé de larmes. Priez, ah ! priez afin que mon trouble m’instruise, et que j’entre dans la voie où la miséricorde divine m’appelle. Quelle joie si je puis conquérir une foi ardente qui me précipite dans les bras de celui qui console toutes les âmes affligées Que Dieu vous conserve et vous bénisse ! Priez pour ma femme! Puisse-t-elle ne jamais connaître les. angoisses que je subis ! Mille tendres souvenirs à Silfverhielm ! J’espère qu’il nous comprend, ma femme et moi, dans ses prières. »


M. de Staël pouvait, sans nul inconvénient politique, gémir de la sorte, et recommander, si cela lui paraissait urgent, le salut de Mme de Staël aux prières des magnétiseurs et des illuminés cette heureuse confiance ne compromettait rien. Il n’en était pas de même quand il prêtait une foi trop complaisante aux prophéties que les amis du prince Charles répandaient jusqu’en France, et lorsque, par exemple, en septembre 1790, dans une de ses lettres à Reuterholm de retour en Suède, il rendait compte d’une de ces ténébreuses scènes où de coupables flatteries se mêlaient à de perfides insinuations.


« Le duc Charles (avaient dit les oracles) est en possession de la vérité même ; s’il ne s’enorgueillit pas de la grâce suprême qui lui est faite, il deviendra le sauveur de la Suède. Quant au baron Reuterholm, sa mission est de rester à côté du prince, de prier pour lui, afin qu’il ne s’éloigne pas de la lumière, et de veiller à ce que personne de son entourage ne prétende interpréter les révélations de ses heures d’extase. Le baron seul doit lui servir d’organe. Il a été aussi question du roi; ce qui a été dit concernant sa majesté est d’un grand intérêt, mais de telle nature que je n’ose le confier à la plume. »


Quand on pense aux devoirs qui obligeaient encore M. de Staël envers Gustave III, quand on se rappelle qu’il devait tout au roi de Suède et à la reine de France, on le blâme de s’être engagé dans ces témérités, qui servaient de prétextes soit aux ennemis personnels du roi son maître, soit aux ennemis déclarés de toute royauté. Ce qu’il a pu faire de concessions sincères au mysticisme aveugle de son temps fait d’ailleurs un étrange contraste avec la fermeté d’esprit que Mme de Staël opposait à ces aberrations, comme sa connivence à l’égard de la convention nationale contraste avec la noble conduite de sa femme envers la reine en 1793.

Que l’illuminisme eût fait d’ailleurs cause commune avec la démocratie, nous l’avons déjà montré. De ces sociétés secrètes qui s’étaient répandues dans les divers états de l’Europe, quelques-unes dépassaient le but en déclarant la guerre à toutes les institutions politiques et civiles, d’autres poursuivaient obstinément l’établissement des institutions républicaines; toutes s’inspiraient d’un esprit de libéralisme très opposé aux entreprises nouvelles que la royauté ou la contre-révolution pouvait rêver. En Suède particulièrement, l’ébranlement général des esprits avait profité à la propagande démocratique. C’est un étrange spectacle de voir comment la prédication révolutionnaire s’accommodait aux conditions spéciales que lui offrait le caractère des peuples du nord de l’Europe. Tandis que l’essor de la France affectait les formes d’un terrible développement logique ne s’arrêtant devant aucune crainte ni aucun souvenir, la Suède mêlait ses rêveries mystiques aux nouveaux principes qui l’envahissaient. Nulle part peut-être les doctrines nouvelles ne furent vantées avec une plus vive exaltation. La vaste Finlande, qui avait entendu au milieu de ses forêts et de ses lacs les échos de Jean-Jacques, de Raynal et d’Helvétius, eut bientôt ses clubs et ses sociétés secrètes. En Suède même, le mélange bizarre du mysticisme et de la politique se répandit jusque dans les déclamations de la presse quotidienne, pour leur donner trop souvent un caractère de sauvage violence.


« L’édifice de la république universelle qu’il s’agit de construire (s’écrie un célèbre publiciste suédois, Thorild, directeur d’un journal hebdomadaire) a pour but final le bonheur de l’humanité, L’intelligence et l’énergie vertueuse doivent lui servir de bases. A ceux qui excellent par l’intelligence, il appartient de gouverner le monde, à ceux qui ont l’énergie vertueuse de prendre en main le pouvoir exécutif. Si quelque imposteur en possession de la puissance n’obéit pas, voici la sentence fériendus. Il faut mettre le feu aux villes et les détruire, car ce sont des écoles de tyrannie, de corruption et de misère, où se transforment en pierres et en boue toutes les magnificences et toutes les bénédictions de la terre. Par un retour spontané vers la nature, de libres sociétés se formeront ensuite sur le modèle de l’âge d’or, dans les lies des fleuves, dans les vallées au pied des montagnes, sous l’uniforme protection d’une tolérance religieuse universelle, au seul nom du vrai. Dieu, être des êtres, tout vivifiant et tout aimant. C’est la révolution française qui montrera l’accomplissement de toutes ces merveilles. Elle est par excellence l’acte divin, l’acte le plus solennel dont la terre ait été témoin depuis le déluge ; elle n’est rien de moins que l’aurore du jugement dernier pour les tyrans. L’ancien monde n’a rien vu et nos arrière-neveux ne verront rien de comparable à cette. émanation de la vérité divine qu’il nous a été donné de contempler. »


Voilà en face de quels dangers de toute sorte Gustave III multipliait ses imprudences. Obsédé par de vains fantômes, il n’apercevait pas les pièges qui lui étaient tendus, ou bien il se précipitait, pour échapper, vers d’autres abîmes. Cette démocratie enthousiaste qu’on a vue naître et grandir en Suède, il l’irritait par son défi éclatant envers la révolution française, comme il avait jadis irrité la noblesse en lui arrachant son ancienne puissance. Aussi devenait-il l’ennemi commun. On se rappelle quelles sourdes menées son frère Charles avait encouragées l’audace des sectaires qui entouraient le futur régent ne connut bientôt plus de bornes. Dans leurs pamphlets et dans leurs allocations mystiques, ils s’armèrent publiquement des prédictions que leurs voyans inventaient contre le roi. Ils l’abordaient lui-même pour lui reprocher son luxe, ses fêtes, ses spectacles, ou bien ils lui adressaient des avertissemens anonymes qui, dans un langage apocalyptique, le déclaraient réprouvé et rejeté du Seigneur. La croisade sur le Rhin à la tête de la coalition européenne apparaissait d’autant plus à Gustave III comme la seule issue par où il pût échapper à de telles obsessions. Cependant l’argent lui manquait encore au moment où il pensait qu’il suffirait peut-être d’aller une fois en avant pour entraîner les autres cours et s’assurer une gloire immortelle. En vain rappelait-on autour de lui que la Suède, épuisée, touchait à la banqueroute, que la nation tout entière, noblesse, bourgeoisie, peuple, se séparait de lui c’étaient autant de raisons à ses yeux pour précipiter l’accomplissement de ses desseins, devenu son unique ressource. Malgré les souvenirs de l’orageuse session de 1789, il convoqua une nouvelle diète, et on le vit à cette occasion accumuler, comme par bravade, toutes les fautes, pendant que la noblesse, coalisée avec la démocratie, invoquait jusqu’au péril d’une révolution intérieure plutôt que de ne pas obtenir enfin contre lui sa vengeance. On a dit que, de son côté, le roi songeait à prévenir la noblesse en faisant cette révolution lui-même par l’introduction du suffrage universel et du système des deux chambres; ce serait une nouvelle preuve de l’embarras où il se trouvait et de l’incroyable situation qu’il s’était faite. La correspondance de notre chargé d’affaires à Stockholm en donne un curieux tableau avec des traits qu’on ne trouve pas ailleurs


« Il n’y a plus d’argent ici, écrit M. de Gaussen en décembre 1791[6]. Les maisons des princes ne sont pas payées; celle du roi même n’a plus de crédit. La dette de la Suède est énorme. Aussi chacun craint pour son petit avoir plusieurs le réalisent, et font des placemens moins lucratifs, mais plus sûrs; cet état violent ne peut durer. Il faut à Gustave III une diète pour ses finances.

« 23 décembre. — La diète est convoquée, non pas dans Stockholm, mais dans la petite ville de Gefle, afin de rendre difficile aux membres nobles d’y assister. La noblesse s’attend à être maltraitée. Le comte de Brahé a émis l’avis de proposer dès le commencement de la diète l’abolition de toute distinction entre les ordres de l’état, en offrant aux autres de n’en recevoir aucune que sous le seul et glorieux titre de citoyen suédois. Alors se formerait la coalition de tous ceux qui, dans les différens ordres, désapprouvent intérieurement certaines spéculations de Gustave III.

« 6 janvier 1792, Le roi mécontente ici tout le monde. On ne peut sortir de Stockholm sans un passeport. Personne ne doit se rendre à Gefle sans en avoir demandé et obtenu la permission. Des maisons entières étaient déjà louées à Gefle; Gustave III a cassé tous les baux pour prendre les emplacemens à son compte, et se charger lui-même de la distribution. Il a déclaré qu’il avait choisi cette petite ville pour garantir les membres de la diète de ce genre de séductions qu’offre dans la capitale le cercle des femmes, où ils ont trouvé trop de conseils, à son gré, pendant la diète de 1789. Des régimens sont disposés de manière à couper toute communication d’ici à Gefle. La bourgeoisie de Stockholm est furieuse de n’avoir pas la diète; celle de Gefle est irritée parce que le roi lui a ôté son gouverneur, dont il se défie, pour le remplacer pendant la session par un vice-gouverneur à lui. Il espère empêcher beaucoup de nobles de venir au moins à temps, le délai légal entre les lettres de convocation et la réunion même n’ayant pas été observé. Il voudrait faire passer de la sorte ses premières propositions. Il veut que les billets de tout genre qu’il a répandus en Finlande et en Suède soient assimilés aux billets de banque, et que l’état les garantisse et les paie comme les siens propres. On dit de plus qu’il se propose de mettre à contribution les biens de la noblesse, libres jusqu’à ce jour. »


Ainsi préparée, la diète se réunit le 25 janvier 1792, mais pour durer un mois à peine. Le roi n’y dit pas un mot de ses projets contre la France ni des subsides qu’il aurait tant souhaités. Il dut retirer ses autres propositions financières et n’obtint que la reconnaissance de la dette publique. Il fallut qu’il renonçât aussi à l’espoir de voir créer un comité permanent qui le dispensât du concours de la représentation nationale. Enfin il ne parvint pas faire reconnaître par la noblesse le fameux acte de sûreté contre lequel cet ordre continuait à protester énergiquement depuis 1789. En revanche, il est vrai, la noblesse ni la bourgeoisie, ne portèrent aucune atteinte à ce qu’il avait usurpé de puissance lors de la dernière diète; mais la concorde n’était point pour cela rétablie. Au contraire chacune des parties n’avait craint d’attaquer que parce qu’elle redoutait un adversaire très animé et très redoutable. La diète avait avorté, mais après avoir attisé les haines politiques dont Gustave III était l’objet. M. d’Escars, qui se trouvait encore à Stockholm, raconte dans ses mémoires qu’un gentilhomme français au service de Suède, M. de Bury, vint l’avertir quelques jours avant l’ouverture de la session d’un complot prêt à éclater contre la vie du roi. L’agitation causée par la diète ne fit que multiplier de pareilles menaces, et hâta la criminelle entreprise sous laquelle Gustave devait finalement succomber.


II.

On a déjà pu prévoir, soit par le récit des fautes de Gustave III, soit par le tableau de l’anarchie morale qui régnait autour de lui comme dans l’Europe entière, à quelles sources les ennemis du roi de Suède puiseraient une passion capable de les conduire jusqu’au crime. Les traits principaux de cette situation générale se reflètent dans la physionomie particulière qu’offre chacun des régicides.

Anckarström n’a que trente ans; après avoir servi dans la garde, il a quitté le service en 1783 et s’est retiré dans ses terres, qu’il s’est occupé de faire valoir. C’était le moment où s’achevait la période heureuse et brillante du règne Anckarström fut du nombre de ces nobles qui fuyant la cour, recueillirent avec un ressentiment chaque jour aigri au fond de leur retraite les griefs auxquels donnait lieu la conduite de Gustave III. D’un caractère âpre et farouche, qu’il portait dans ses affaires privées, à travers cent procès, comme dans son attitude politique, il compromit sa fortune et revint habiter la capitale pendant ses deux dernières années. Désormais irrévocablement ennemi, il était de ceux qui de l’intérieur répondaient par une sourde conspiration à l’esprit de révolte devenu manifeste en Finlande, au camp d’Anjala. Le second coup d’état de Gustave III pendant la diète de 1789 l’avait exaspéré; presque en même temps des poursuites exercées contre lui pour des propos factieux transformaient en rancune amère et personnelle son mécontentement politique. Quelques desseins égoïstes, comme le vil espoir de quelque agiotage, paraissent bien figurer parmi ses résolutions dernières ; son acte sera toutefois évidemment inspiré par le fanatisme. Anckarström croira préserver son pays d’un redoutable fléau ; la pensée d’une mission supérieure consistant à délivrer la Suède d’un tyran occupera tout son esprit. Peu lui importe ce qui suivra il ne s’inquiète ni d’une meilleure constitution ni des mesures qui préviendraient le retour de semblables maux ; cela n’est pas son affaire, et il n’écoute même pas ceux de ses complices qui délibèrent et prévoient. Ce caractère de fanatisme étroit, mais probablement sincère, est bien marqué dans sa déposition écrite, qu’on a textuellement conservée.


« En 1789 (dit-il), quand les pamphlets insultans contre la noblesse circulaient sans aucun obstacle, la violence exercée par le roi contre les membres de la diète ne devait-elle pas soulever toute âme non glacée par l’égoïsme ? Vint ensuite ce qu’on appela un acte de sûreté, en vertu duquel tout ce qui pouvait gêner la toute-puissance royale fut modifié à son profit. Bien qu’à chaque diète le roi se fît donner de grosses sommes sous divers prétextes en dehors des revenus ordinaires de la couronne, la dette publique s’accrut indéfiniment. Le roi en personne vint à l’assemblée des nobles pour leur arracher le consentement à une durée illimitée des subsides qu’ils avaient votés ; il vint en personne contre sa noblesse, entouré d’une populace qu’il avait enivrée. On l’entendit, cette populace, remplir la place et les rues adjacentes de cris factieux ; on la vit se précipiter, en même temps qu’entrait le roi, dans le palais de l’assemblée, envahir, peu s’en fallut, la salle où siégeait la noblesse. Malgré tout ce menaçant appareil, la majorité répondit par son refus, et cependant le roi soutint que sa proposition avait été acceptée. Plusieurs membres furent emprisonnés sans qu’on sût leur crime. Tout cela avait été précédé d’un acte plus grave encore, c’est-à-dire d’une déclaration de guerre faite sans l’assentiment des états, exigé par la constitution. De tels faits pouvaient-ils ne pas éveiller les plus amers sentimens contre leur auteur chez quiconque gardait en son âme le moindre souvenir de liberté ? Les rois, qui sont de malheureux pécheurs comme les autres hommes, n’ont d’autorité que par la confiance de la nation, et cette confiance n’est à eux qu’aussi longtemps qu’ils en restent dignes par leur respect de la loi et de la liberté.

« Voilà les réflexions qui ont fermé mon cœur. Il s’est endurci quand j’ai vu se multiplier exils et supplices, et toute sorte d’impôts et de subsides, pour subvenir aux dépenses du luxe et des voyages à l’étranger. Ce n’était pas tout une diète fut annoncée trois semaines seulement à l’avance, de telle sorte qu’on eut à peine le temps de faire les élections nécessaires ; elle fut convoquée dans une petite ville éloignée de la capitale, afin qu’il fût difficile d’y venir et d’y rester…

« En présence d’un tel spectacle, je me suis demandé peut-il rester notre roi, l’homme capable de violer le serment qu’il a fait au peuple d’observer, de maintenir, de léguer à ses successeurs la constitution de 1772, constitution rédigée par lui-même et acceptée sans amendement par la nation suédoise? D’après ma conviction, cet homme est devenu un parjure il a cessé d’être roi. Entre la nation et lui, le pacte est rompu. Bien plus, il est écrit dans la loi : Celui qui s’efforcera de changer ou de détruire cette loi fondamentale sera regardé comme ennemi du royaume. Or, par son acte de sûreté, le roi Gustave est devenu ennemi public, et comme dans une société organisée il faut se défendre et se protéger mutuellement, il a dû être permis à la main qui voulait s’armer de repousser par la force la force qui menaçait la communauté. J’avais donc résolu immédiatement après Noël de tuer le roi le plus court chemin me paraissait être de donner ma vie pour le bien public. Vivre malheureux dix ans de plus ou dix ans de moins n’était rien, à mon gré, devant l’espoir de rendre le bonheur à mon pays… »


Patriotisme étroit et aveugle fanatisme, telle est, comme on voit, la double inspiration qui anime Anckarström. C’est le ressentiment de sa caste qui l’éclaire seul sur les fautes de Gustave III envers le reste de la nation, et il se croit chargé de punir le tyran. Sa déposition nous intéresse à un double point de vue elle nous montre ce qu’était devenue cette partie de la noblesse suédoise qui, après avoir tant abusé elle-même du pouvoir, ne trouvait plus d’autre issue que le régicide à l’oppression qu’elle subissait à son tour, et elle nous rappelle en même temps, sous la forme d’un témoignage irrécusable, par quelle série d’inégalités Gustave courut vers sa perte.

Nous avons le droit de mettre sur le compte de la noblesse l’acte d’Anckarström, car tous ses complices furent des nobles que les griefs particuliers de leur ordre avaient excités tout d’abord. À ces griefs venaient se joindre pour chacun d’eux des haines personnelles et quelques suggestions de nature à nous éclairer sur la situation générale.

Si le capitaine Anckarström tenait l’arme dans la soirée du 16 mars, c’était le comte de Ribbing qui dirigeait la main mal assurée du principal assassin. Celui-là avait puisé ses premiers sentimens contre Gustave III dans le détestable entourage de la reine-mère. On se rappelle que la médisante et sceptique Louise-Ulrique, sœur du grand Frédéric et mère de Gustave, encourageait elle-même contre son propre fils les plus cruelles médisances. Ribbing, dont le père occupait auprès de cette princesse une charge de cour, y entendit de sanglans sarcasmes et s’y habitua au mépris. Il en vint à ce degré d’audace de vouloir édifier son crédit sur la crainte qu’il inspirerait au roi, dont il connaissait la crédulité superstitieuse. Dans les fréquentes visites que Gustave III rendait à la devineresse, Mlle Arfvedsson, celle-ci lui prodiguait des menaces dont quelques-unes se trouvaient suivies d’effets. Un soir par exemple, elle lui avait dit de se défier d’un homme qu’il ne tarderait pas à rencontrer sur son passage avec l’épée à la main, et une heure après, en rentrant, Gustave, accompagné cette fois du jeune comte Jacques de La Gardie, avait trouvé en effet, sortant du château, un gentilhomme qui, après avoir subi quelque temps auparavant, dans une ville de province, une attaque personnelle, ne sortait plus la nuit sans avoir son épée nue à la main. C’était encore par suite de pareilles prédictions que Gustave III redoutait le mois de mars : en mars était survenue sa première rupture avec sa mère, et c’est aussi en mars qu’il fut assassiné. Ribbing apprit un jour que Mlle Arfvedsson avait conseillé à Gustave de prendre garde, s’il rencontrait un homme habillé de rouge. Elle croyait dire une parole inoffensive, puisqu’il n’y avait d’ordinaire dans Stockholm nul costume ni vêtement de cette couleur. Ribbing osa cependant se faire faire un habit rouge, et s’offrir ainsi vêtu aux regards du roi dans une de ses promenades favorites. Le roi en fut fort frappé et garda toujours à l’égard de Ribbing un secret sentiment de terreur. On a dit que ce jeune comte avait conçu contre Gustave une haine violente parce que, demandant en mariage une riche héritière, il avait rencontré pour rival heureux un des favoris que soutenait le roi. Il mêlait du moins à sa passion quelque ardeur politique il rêvait une révolution et se trouvait à la tête d’un parti.

Le pistolet d’Anckarström, que dirigea Ribbing, avait été chargé par un troisième conjuré, le comte de Horn. Celui-ci avait vingt-neuf ans à peine. C’était un enfant gâté. Sa belle figure, son élégance et quelque talent de poète l’avaient fait briller dans le monde et lui avaient même concilié l’amitié du roi; mais il était faible de caractère, et sa vive imagination s’ébranlait aisément. Il fut du nombre de ceux que les illégalités commises par Gustave III en 1789 révoltèrent en leur inspirant une sorte de terreur. Il avait ajouté foi à tous les bruits sinistres inventés par la vengeance ou par la peur. Au moment où son père, avec plusieurs membres de la noblesse, était prisonnier du roi, on avait dit, sans aucune apparence de raison, qu’une émeute excitée et payée par le gouvernement devait soulever contre les nobles l’écume de la populace et organiser un massacre dans les prisons. Le jeune comte de Horn, éperdu, avait inutilement demandé à partager la captivité de son père. Il était resté depuis convaincu que la courageuse attitude d’une partie de l’armée et de la jeune noblesse avait seule empêché l’émeute d’éclater, et il croyait avoir à venger désormais son pays et son père contre un despote impuissant, mais cruel : c’est ainsi qu’il se jeta dans les plus coupables intrigues, prêtant sa maison de campagne aux conjurés pour leurs dernières délibérations. Le meurtre une fois commis, il montra un profond repentir et déplora avec beaucoup de larmes un entraînement dont il accusait « les esprits malins. »

Un repentir trop tardif aussi détermina un quatrième conjuré; Liliehorn, à faire remettre au roi, le soir même du 16 mars, un billet anonyme le pressant de ne pas s’offrir au coup qui l’attendait. Liliehorn était pour les conspirateurs un allié d’importance. Capitaine des gardes du corps, il avait sur l’esprit des soldats un grand crédit; il possédait en outre la confiance du roi au moment même où il le trahissait.

Plus inflexible en même temps que plus caché, le vieux baron Pechlin était, à vrai dire, l’âme du complot, dont ses jeunes complices devaient être les instrumens. Il avait soixante-douze ans c’était un vieux débris de l’époque des guerres civiles, pendant lesquelles il s’était distingué comme un redoutable chef à la tête de l’un et de l’autre parti tour à tour. Gustave, alors prince royal, l’appelait le premier républicain de la Suède et le croyait capable de recourir à la violence et au poison : instinctivement il le détestait, mais en le ménageant. Lors du premier coup d’état, comme il était parvenu à sortir de la capitale, Gustave fit courir après lui; on le trouva muni d’une proclamation destinée à soulever les provinces. Amnistié après être resté cinq mois captif, il quitta le service militaire sous prétexte de gérer ses biens, mais ce fut en réalité pour souffler partout l’esprit de révolte contre Gustave III, comme lorsqu’il profita pour ameuter les paysans de l’agitation qu’avaient causée parmi eux les nouveaux règlemens sur l’eau-de-vie. C’était un esprit chagrin, un caractère turbulent et inquiet. Dans la journée même du 16 mars, il reçut à dîner chez lui les conspirateurs avec d’autres nobles qui avaient certainement connaissance d’une partie au moins du complot. Pechlin préparait dès longtemps pour cette occasion un plan de nouvelle constitution.

Tels étaient les cinq principaux conjurés; mais il y avait dans les rangs de la noblesse beaucoup d’autres complices, ne fût-ce que ce bar on Bielke, admirateur de Brutus et de Cassius, et qui voulait (cela en 1792) qu’on modelât toute la révolution suédoise sur le patron de la révolution française. Il s’empoisonna aussitôt après le 16 mars. « Il y a deux classes de complices, écrit le chargé d’affaires de France à Stockholm les conjurés, admis jusque dans la confidence de l’assassinat, et les confédérés, fort nombreux dans le militaire, dans la noblesse de la capitale ou des provinces, et très désireux de coopérer à une révolution imminente sans toutefois en connaître les moyens. » Les soupçons s’étendirent jusque sur la famille du roi, parce qu’on se rappelait combien chacun des membres de la maison royale s’était éloigné de lui. On a dit que le page envoyé dans la nuit du 16 mars vers le duc Charles pour lui annoncer le meurtre avait trouvé ce prince habillé en grand costume, l’épée au côté, tout prêt à monter à cheval. Ce qui est certain, c’est que le duc de Sudermanie, complice ou non, — ce point n’a jamais été tout à fait éclairci, — avait singulièrement encouragé les mécontens et les conspirateurs en habituant son entourage et lui-même, par ses vaines expériences de magnétisme et de magie, à l’idée d’une prochaine régence et d’une mort violente dont les décrets d’en haut auraient menacé le roi.

Ainsi tout se réunissait pour que la perte de Gustave III devînt inévitable ressentiment d’une noblesse que le roi de Suède avait cru réduire et qui s’était seulement avilie, passions démagogiques auxquelles cette noblesse même faisait appel craintes superstitieuses enfantées par le renversement de toute doctrine religieuse ou morale, et faiblesse d’un règne qui avait détruit tous les bons effets de sa première inspiration, toute libérale, par l’excès d’un absolutisme imprudent et irréfléchi, par un dangereux oubli de toute sagesse politique, par une ambition de gloire insensée, réduite à n’être plus que le visible expédient d’une politique aux abois.

Lequel des conjurés a invoqué le premier la nécessité du meurtre ? Il serait difficile de le décider. Il semble assuré du moins que l’un d’eux, le jeune comte de Horn, hésita d’abord devant un assassinat et chercha un autre moyen d’accomplir la révolution qu’on souhaitait en se rendant maître pour un temps de la personne du roi. Un soir du mois de janvier 1792, deux hommes erraient mystérieusement dans le parc désert de Haga : c’était le comte de Horn et Anckarström; ils étudiaient les entrées et les issues du château, les sentiers du parc, la direction des routes. Il s’agissait de préparer l’enlèvement du roi, qu’on tiendrait caché jusqu’à ce qu’une révolution fût accomplie. Tout à coup les deux conspirateurs s’arrêtèrent étonnés. A une fenêtre éclairée du château, le roi lui-même se montrait, pâle et soucieux il semblait s’offrir au malheur. Les préparatifs n’étaient pas achevés Horn et Anckarström se retirèrent, puis abandonnèrent ce premier dessein. Deux fois pendant le reste de l’hiver, Anckarström, excité par ses complices, crut pouvoir profiter des bals masqués, pendant lesquels Gustave se mêlait imprudemment à une foule suspecte; deux fois la victime échappa.

La journée du vendredi 16 mars parut offrir enfin toutes les circonstances favorables. Le dernier bal de la saison devait avoir lieu au grand théâtre, et Gustave, qui ne s’était pas rendu aux autres fêtes, viendrait certainement à celle-là. Le voir succomber dans une de ces folles soirées que la vieille noblesse maudissait comme des mascarades ruineuses et impies, empruntées par le roi de Suède à la corruption étrangère, serait quelque chose de providentiel. Le temps pressait d’ailleurs, et le secret, déjà soupçonné, ne pouvait plus être gardé. Après avoir dîné chez Pechlin, Anckarström, Horn et Ribbing se rendirent quelques heures après au théâtre ils devaient se reconnaître à leurs dominos, d’une couleur noire uniforme. Le roi, de son côté, avait soupé seul avec le baron Essen dans un petit appartement qui lui était réservé à l’intérieur même du théâtre. Pendant le souper, à dix heures du soir, on lui apporta une lettre anonyme, écrite au crayon et en français. L’auteur révélait le complot, qu’il venait d’apprendre, disait-il, seulement depuis quelques heures. Il suppliait le roi de ne pas se rendre au bal, puis, s’il voulait échapper aux assassins, de changer de conduite. On devait croire à son témoignage il était de ceux qu’avaient indignés les désordres et les coups d’état. Lors de la diète de Gefle, il n’aurait pas hésité à mettre l’épée à la main contre le roi et ses mercenaires, si le gouvernement avait employé, comme on avait pu le croire un moment, les mesures illégales et violentes. Il ne s’en cachait pas; mais il était homme d’honneur et ne voulait pas charger sa conscience d’un crime de régicide.

Gustave, après avoir lu deux fois ce billet du comte Liliehorn, resta silencieux, acheva le souper, puis se rendit avec Essen sans un moment d’hésitation, vers sa loge, d’où il était pour tout le monde fort en vue. Alors seulement il montra le billet anonyme à son compagnon, qui le supplia de ne point descendre sur la scène; Gustave lui répondit qu’une autre fois il prendrait une cotte de mailles, et c’est tout ce que le baron obtint. Tous deux passèrent alors dans le salon qui précédait la loge et revêtirent des dominos. En traversant les coulisses, Gustave, qui donnait le bras à Essen, lui dit: « Voyons s’ils oseront bien me tuer! Les danses étaient dans tout leur éclat quand il fit son entrée. Bien qu’il fût masqué, ces mots « voici le roi, circulèrent parmi tous les groupes. Gustave fit lentement le tour de la salle, entra dans le foyer, et s’y promena un instant. Lorsqu’il voulut revenir, il se trouva tout à coup entouré et pressé par un groupe de dominos noirs. L’un d’eux, — c’était le comte de Horn, — lui posant la main sur l’épaule, lui dit « Bonjour, beau masque! C’était le signal. Au même instant, le pistolet d’Anckarström, qu’on avait eu soin d’entourer de laine, fit retentir. un bruit étouffé. Le roi s’écria: « Je suis blessé; arrêtez-le » mais des cris « au feu sauvez-vous! » partis de divers points de la salle, jetèrent partout la confusion. On se précipitait, et à la faveur de ce tumulte les conjurés allaient tous échapper, si le baron d’Armfelt n’avait donné ordre de fermer les portes et de faire démasquer tout le monde. Malgré cette mesure, ils sortirent en payant d’audace, mais non sans laisser derrière eux de graves soupçons et des indices. Anckarström, se présentant à son tour, avait dit au lieutenant de police d’un ton dégagé « J’espère, quant à moi, monsieur, que vous ne me soupçonnerez pas. — Vous vous trompez, répondit l’officier; je crois que c’est vous. » Cet homme avait dit cela légèrement et sans avoir de réel soupçon il ne remarqua le trouble subit de son interlocuteur qu’après l’avoir laissé passer; mais on se rappela ces circonstances, et, d’autres signes s’y joignant, Anckarström fut arrêté le lendemain ainsi que Liliehorn; les comtes de Horn et de Ribbing ne le furent que le 18, et Pechlin plus tard encore.

Gustave lui seul avait conservé une réelle présence d’esprit. Essen, tout couvert de son sang, l’avait aidé à gagner une petite loge voisine appelée l’Œil-de-bœuf, et de là un salon où on avait pu l’étendre sur un sofa. C’était le roi qui avait rendu quelque courage à ceux qui l’entouraient, lui qui avait prescrit les premières mesures, comme de fermer les barrières de la ville et d’envoyer chercher le duc de Sudermanie. Une fois le premier appareil posé par les chirurgiens, on put le transporter dans ses appartemens au château. Après avoir pourvu aux premiers soins du gouvernement, qu’il confiait jusqu’à son rétablissement à son frère, il y reçut les ministres étrangers et les personnes de la cour. Quand il vit approcher le fidèle et chevaleresque d’Escars, qui était, comme on sait, le représentant de l’émigration française à Stockholm[7] « Voilà un coup, dit-il, qui va réjouir vos jacobins de Paris; mais écrivez aux princes que, si j’en reviens, cela ne changera rien à mes sentimens et à mon zèle pour leur juste cause. » A vrai dire, c’était une pensée qu’on entendait partout exprimer, dans ces premiers momens d’étonnement et de terreur, que ce coup devait venir des clubs parisiens. Les meurtriers, pour donner le change, s’étaient emparés de cette préoccupation commune, et répandaient eux-mêmes ce bruit. M. d’Escars raconte dans ses mémoires inédits que, se trouvant dans cette même journée du 17, avec le comte de Ribbing, dans une salle du château où l’on était réuni, il l’entendit proférer ces propres paroles « On se donne bien de la peine pour chercher l’assassin parmi les gentilshommes suédois, tandis que c’est vraisemblablement quelque coquin de Français. — Monsieur le comte de Ribbing; répondit Armfelt, — que j’avais connu, dit d’Escars, capitaine de grenadiers dans le Royal-Suédois au siège de Gibraltar, et qui parlait français comme un riverain de la Garonne, — je crains bien, moi, que ce ne soit plutôt quelque coquin de gentilhomme suédois. » Au même instant, les portes s’ouvrent, et le chef de la police annonce que l’assassin est découvert, qu’il s’appelle Anckarström. Ribbing n’ajouta rien et continua de se chauffer adossé à la cheminée. »

Tout souvenir des fautes par lesquelles Gustave III s’était attiré le mécontentement général partit effacé dans l’esprit de la nation durant les treize jours qu’il vécut encore. Il fallut protéger contre l’indignation populaire les familles des régicides. La bourgeoisie envoya l’expression de son dévouement, et plusieurs des principaux nobles, repoussant toute solidarité avec les assassins,. vinrent protester contre eux aux pieds du roi. Quand se présenta le vieux et respectable comte de Brahé, l’un des chefs de cette noblesse restée loyale, Gustave l’attira dans ses bras en disant : « Je bénis ma blessure, puisqu’elle me fait retrouver un vieil ami qui s’était éloigné de moi. Embrassez-moi, mon cher comte, et que tout soit oublié entre nous ! » Toutes les bonnes qualités de Gustave reparaissaient dans le malheur : l’enquête ouverte contre les coupables découvrant chaque jour, même après l’arrestation des régicides, des complicités nouvelles; il refusa de connaître les noms, puis confia le soin de les tenir secrets à une commission spéciale chargée d’instruire l’affaire et présidée par le duc de Sudermanie. Il exprima même le vœu formel que, si l’assassin devait périr, on fît du moins grâce de la vie à tous ses complices. Une politique prudente pouvait lui dicter cette conduite, mais il obéissait aussi à une inspiration de clémence et de bonté dont on doit lui tenir compte.

Cependant il se sentait mourir; ses derniers momens, jusqu’au 29 mars, s’écoulèrent dans un extrême abandon. Sa mère, la sœur du grand Frédéric, était morte en juillet 1782, refusant tout secours religieux et invoquant de ses médecins le poison, afin d’en finir plus vite on sait quels autres souvenirs elle lui avait laissés. Sa femme et son fils parurent à peine à son chevet l’excès des soupçons qui planèrent jusque sur la reine et sur sa complicité avec la faction danoise était sans doute immérité; mais il n’en est pas moins évident que Sophie-Madeleine poursuivit jusqu’à la fin ce rôle d’insensibilité auquel Gustave III, qui en souffrait, n’avait jamais su opposer non plus, sauf quelques intervalles, qu’une apparente indifférence. Quant aux frères du roi, le duc Charles, auquel cependant il laissait la régence, lui inspirait à bon droit des craintes, et le duc Frédéric, qui jadis avait pris parti pour la reine-mère, s’était compromis jusque dans la conspiration d’Anjala. Gustave devait donc trembler pour l’avenir de son jeune fils, entouré d’ennemis. À ces cruelles inquiétudes, son favori Armfelt, qui voulait se rendre nécessaire, ajoutait de nouvelles terreurs en dénonçant chaque jour de prétendus complots. Désespéré, Gustave s’écria un jour « Qu’on me porte sur une civière! J’irai sur la place publique, je parlerai au peuple. Allez, et, comme un autre Antoine, montrez les vêtemens ensanglantés de César pour anéantir ses ennemis! » C’était un moment d’exaltation ou de délire, laissant place une fois encore au langage pompeux et aux souvenirs classiques dont Gustave III avait, dans le cours de sa vie, si souvent fait usage. On a voulu cependant y voir autre chose. Gustave prétendait réellement, assure-t-on, se faire porter sur un balcon du château, — le jour et l’heure étaient déjà fixés, dit un contemporain, — et montrer de là, comme César, sa robe sanglante. Un orateur placé à côté de lui, Armfelt ou quelque autre, haranguerait la foule; le roi lui-même adresserait ensuite quelques mots à son peuple fidèle, lequel, dûment préparé, échauffé, puis conduit par des agens habiles, serait lancé au massacre des nobles suspects dont on aurait à l’avance dressé la liste une courte terreur au nom et au profit de la royauté! On rapproche de cette tradition le rapport du dernier médecin Dalberg, appelé vingt-quatre heures seulement avant la mort du roi. Depuis le 25 mars, l’état du blessé, qui semblait jusque-là. en voie de rapide et sûre guérison, avait empiré tout à coup. Dalberg n’hésitait pas à soupçonner quelque lâche attentat commis au lit du malade, sans doute à l’instigation de ceux-là mêmes qui se seraient crus menacés par les bruits d’émeute et de proscriptions royalistes. — Vaines rumeurs, que dément le caractère de Gustave, et qui prouvent seulement, si elles furent un moment accueillies, combien. le champ était ouvert aux inventions de la malveillance ou de la peur.

Ainsi se terminait dans une morne tristesse une des carrières les plus brillantes et à la fois les plus agitées du XVIIIe siècle. Un haut essor interrompu par un vol inégal, de lointaines visées incomplètement poursuivies, des momens de succès et de gloire, puis la déception et le malheur, tel est le résumé du règne de Gustave III. Paré de certains dons, il en compromettait les avantages par un défaut d’application, de suite et de patiente volonté qui paralysait ses meilleures tentatives. Un perpétuel mirage l’attirait là où il croyait rencontrer la civilisation et la lumière; mais par-devant les juges les plus délicats, sa vanité lui inspirant le désir des triomphes personnels, il négligeait les soins de son propre gouvernement, qui eussent fait naître sous ses pas, au grand profit de ses sujets, les heureux résultats qu’il allait demander au loin. Épris de philosophie et de libéralisme, il fit quelque chose, à la vérité, pour la liberté des cultes, mais au nom d’une entière indifférence religieuse. Il prit frayeur aux approches de la révolution, et ne craignit pas d’accomplir deux coups d’état. Il empruntait du XVIIIe siècle son ardeur généreuse, ses intelligens désirs, son louable idéal; mais il avait en commun avec l’époque même où il régna la faiblesse morale. Jamais on ne vit plus ouvertement que dans ces dernières années le courant du siècle l’emporter sur les caractères. Nul ne se montra alors assez fort pour dominer son temps en lui opposant une énergique vertu. En France, il est vrai, une mâle génération avait mis son patriotisme et son dévouement au service du grand mouvement de 1789; mais le flot l’avait bientôt emportée, on sait vers quel naufrage, ou du moins vers quelle lutte engagée dans toute l’Europe entre le despotisme, suivi de la réaction aveugle, et l’anarchie civile, accompagnée du désordre moral. La mort de Gustave III, amenée par la coalition des rancunes nobiliaires avec le ressentiment démocratique contre un roi à la fois ennemi de l’aristocratie et de la révolution française, semble avoir ouvert la série des grands coups que le déchaînement révolutionnaire allait frapper. Elle fut accueillie avec des cris de triomphe par la démagogie française, et Prud’homme, dans ses Révolutions de Paris, prodigua les éloges à « Brutus-Anckarström. » Gustave n’avait pas encore rendu le dernier soupir que la nouvelle de la mort de l’empereur Léopold arrivait à Stockholm avec une dépêche du prince Kaunitz qui semblait autoriser des soupçons d’empoisonnement. La propagande, comme on disait en Europe, allait-elle sacrifier ainsi tous les souverains? La pensée s’en répandit, et M. de Gaussen écrit tristement; « On m’a assailli de questions et de raisonnemens tous plus désagréables les uns que les autres. » Ce qu’on pouvait. du moins prédire, c’était la fin sanglante réservée aux principaux personnages qu’on a vus figurer dans cette histoire. La mort de Gustave III précède d’une année seulement celle de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Encore quelques années, et les fermens que la contagion des passions démagogiques laisse après elle vont multiplier en Suède les scènes de désordre et de violence. Le malheureux fils de Gustave III, fuyant à travers les escaliers et les cours de son palais, sera pris corps à corps par un de ses officiers, détrôné et jeté dans l’exil; Fersen, le beau et brillant Fersen, après avoir vu mourir sur l’échafaud presque tous ses compagnons d’armes de la guerre d’Amérique, et ses amis de Paris et de Versailles, et le roi et la reine de France, auxquels il avait été si ardemment dévoué, sera un jour attaqué par la populace, pour un vain soupçon, au milieu d’une cérémonie officielle, sur une grande place de Stockholm puis assassiné, et son corps insulté, déchiré en morceaux par l’émeute triomphante.

Les Suédois avaient donc partagé les dernières fêtes, les dernières gloires militaires de l’ancienne France, et aussi ses derniers malheurs. Quand cette vieille société française s’était ouverte à l’esprit général du siècle, qui se déployait dans notre pays plus complétement qu’ailleurs, avec son incomparable force d’expansion, ils avaient été attirés par cette vive lumière; les revers mêmes de cette société eurent assez d’éclat pour retenir quelques-uns d’entre eux par la sympathie et le dévouement, tandis que les autres se mêlaient aux espérances de la France nouvelle. Pendant toutes ces vicissitudes, ils se firent nos témoins, et leurs annales devinrent les nôtres à certains égards. Aussi, en interrogeant leurs propres souvenirs, avons-nous cru restituer une page de notre histoire intellectuelle et morale plutôt encore qu’un chapitre d’histoire étrangère. La fin de notre XVIIIe siècle nous est encore imparfaitement connue. Puisque l’esprit français a plus que jamais alors répandu à l’extérieur sa vie féconde, consultons les archives publiques et privées des autres peuples pour des temps de relations si intimes et si actives sous l’exclusive domination de notre langue, de nos mœurs et de nos idées, elles nous sont un miroir qui rend cent traits épars de notre physionomie nationale, soit par la fidèle image de notre action au dehors, soit surtout par le reflet encore plus précieux de quelques-uns de nos mouvemens intérieurs et comme de notre conscience même. C’est du moins ce dernier charme qui nous a séduit et retenu dans le cours de cette longue étude. L’image de la vieille France nous apparaissait au milieu des archives du Nord; nous y entendions sa voix, et nous avons recueilli, non sans émotion, quelques-unes de ses dernières paroles, confiées par elle à un roi son admirateur et son chevalier. Si ces paroles ont parfois témoigné à nouveau des fautes que l’ancienne société française avait commises, plus souvent encore elles ont donné des preuves, jusqu’à présent ignorées, de son bon vouloir et de ses vertus. C’est justice que de telles enquêtes, qui s’inspirent du large et impartial esprit de notre temps, puissent en effet servir, par les résultats qu’elles découvrent, à dissiper des préjugés, à calmer des ressentimens, à préparer enfin l’équitable jugement de l’histoire.


A. GEFFROY.

  1. Voyez la Revue du 15 février, 1er mars, 1er avril et 15 juillet 1864, du 15 août, 15 septembre, 1er octobre et 1er novembre 1865.
  2. Voyez le curieux volume de M. E. Caro, — Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, le philosophe inconnu. — On y trouvera une étude délicate du mysticisme au XVIIIe siècle.
  3. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1861, notre étude sur un ouvrage inédit de Linné intitulé Nemesis divina.
  4. D’autres lettres maçonniques adressées à Gustave III sont signées de formules encore plus énigmatiques : eques a corona murali, frater de sanguine puro, le père Gardien, etc.
  5. Voyez les Souvenirs de Schinkel, t. II, p. 218 et 238.
  6. Archives des affaires étrangères à Paris.
  7. Les extraits que j’ai publiés des mémoires inédits du duc d’Escars, et qui sont, par la franchise de leurs peintures, des pages historiques, n’auront pas donné le change sur son caractère personnel. M. d’Escars a fait partie d’une émigration qui avait un éminent degré quelques-unes des vertus, quelques-uns aussi des défauts de son temps. Il a racheté ces défauts par de hautes qualités personnelles, Brillant officier, passionné pour l’art militaire, qu’il avait étudié à l’école du grand Frédéric, il a laissé après lui une mémoire justement respectée.