CHAPITRE XXVII

gustave revient à saint-louis. rencontre imprévue. heureuse réunion.


Le surlendemain, Gustave, qui avait acheté son billet pour Saint-Louis, prenait le train qui devait le conduire à Chicago.

Il comprenait parfaitement la difficulté et les fatigues du grand voyage qu’il lui fallait faire avant de rejoindre son père, mais, se disait-il, quelle différence dans ma situation ; je pars accompagné des bons souhaits de mes grands parents, ma bourse est bien garnie, et les chars volent sur le chemin. Dans quelques jours, je serai au fort Leavenworth ; de là, il est vrai, le voyage ne sera pas aussi rapide, mais dix ou douze jours tout au plus suffiront pour franchir la distance entre les deux forts. Donc dans trois semaines je reverrai mon père.

Quarante-huit heures après son départ de Montréal, il était à Chicago, puis le lendemain il était en face de Saint-Louis.

Aussitôt il prend le bateau traversier (le pont actuel n’était pas encore construit) pour traverser le Mississippi.

À mesure qu’il approche, des pensées amères l’attristent ; il peut presque voir la demeure de M. Lewis qui abrite sa mère et sa sœur, mais il sait qu’il ne peut les voir encore ; son cœur saigne à cette pensée.

— J’ai promis, se dit-il, de ne les voir qu’en compagnie de mon père, et je tiendrai ma promesse, coûte que coûte.

Il s’appuie sur le parapet du bateau traversier, pour cacher aux autres passagers les larmes qui inondent ses paupières. Ses yeux errent çà et là et, malgré ses efforts, ils se tournent sans cesse vers la demeure de M. Lewis.

Tout à coup il aperçoit un vapeur qui descend la rivière, et il croit le reconnaître.

Ce vapeur approche et se retourne pour accoster ; alors plus de doute : c’est le vapeur « Lucy » arrivant du haut de la rivière Missouri.

— Quelle bonne aubaine, se dit-il, je vais prendre passage à son bord pour me rendre au fort Leavenworth.

Les deux vapeurs accostent en même temps.

Gustave débarque en toute hâte et se rend au vapeur « Lucy » ; le commis vient lui donner la main et s’informe de sa santé.

— Assez bien, merci, répond Gustave. Quand pensez-vous partir pour Saint-Joseph ?

— Demain.

— Alors j’aurai encore le plaisir de faire route avec vous.

Le commis lui répond par un sourire :

— Regardez, dit-il, en lui désignant le grand escalier.

Gustave se retourne et s’écrie :

— Ô ciel ! mon père ici !

M. Dumont, qui l’avait aperçu en même temps, s’élance à sa rencontre en disant : Mon fils ! mon Gustave !

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre et se tiennent ainsi embrassés sans proférer une parole.

Enfin M. Dumont dit en jetant un regard de tendresse sur son fils :

— Que je suis heureux de te voir, cher enfant ; tu ne sauras jamais ce que j’ai souffert depuis ton départ du fort Laramée. Mais comment sont ta mère et ta sœur ? Tu les as vues sans doute et tu as eu le bonheur de leur parler ?

— Non, mon père, et il lui raconte son entrevue avec M. Lewis, son voyage à Montréal, et ajoute les yeux pleins de larmes : J’attendais, cher père, cet heureux jour où tous deux nous pourrons nous présenter à elles.

— Que Dieu est bon et que ses desseins sont impénétrables. Oui, cher enfant, allons voir ta mère et ta sœur ; puis, tous ensemble, nous irons voir nos bons parents de Montréal. Viens, ne tardons pas. Je verrai à mes bagages cette après-midi.

Ils débarquent et se dirigent vers la demeure de M. Lewis.

— Que va penser M. Lewis ? dit M. Dumont en s’arrêtant tout à coup ; mieux vaut pour moi ne pas me présenter chez lui après la conduite coupable que j’ai tenue à son égard.

— Au contraire, dit Gustave ; ce monsieur va être très heureux de vous revoir.

— Je ne me sens pas la force de m’y rendre tout de suite. Allons à l’hôtel, cher enfant. Après le dîner, tu prépareras les voies.

— Non, venez, cher père ; M. Lewis vous attend d’un moment à l’autre ; je vous ai fait connaître mon entrevue avec lui.

— Eh bien ! allons, dit M. Dumont plus rassuré.

Laissons-les sur leur chemin et entrons dans la demeure de M. Lewis pour voir ce qui se passe en ce moment.

M. Lewis, son épouse, Clara, madame Dumont et Alice sont au salon. Les dames sont occupées à la couture. M. Lewis examine deux magnifiques broderies que ces deux demoiselles viennent de terminer.

— Ces broderies sont très belles, dit M. Lewis ; vos bonnes maîtresses sont bien capables.

— Elles sont l’ouvrage de nos mains, dit Clara.

— J’en conviens, et j’en suis très heureux ; mais vous les avez faites sous l’œil exercé de ces bonnes religieuses. Je suis curieux de savoir à qui vous les destinez.

— Nous voulons les présenter à Gustave lors de son retour, répond Clara en rougissant.

— Bien pensé, et je vous félicite ; ce brave jeune homme en est digne et mérite un souvenir de son retour.

— Quand reverrai-je ce cher enfant et mon époux ? dit madame Dumont en essuyant une larme.

— Voyons, maman, ne pleurez pas, dit Alice en embrassant sa mère. Gustave et papa vont revenir bientôt.

— Oui, dit M. Lewis ; ne vous affligez pas ainsi. J’ai… je connais trop votre Gustave, je sais qu’il tiendra sa promesse.

— Vous les verrez bientôt, je n’en doute pas, ajoute madame Lewis.

— Leur retour me donnerait trop de bonheur, dit madame Dumont, si je pouvais les voir encore une fois ; mais je n’ose y penser, et je crains qu’il ne leur soit arrivé malheur.

— Tranquillisez-vous, madame, dit M. Lewis : si un malheur était arrivé, nous en aurions eu connaissance.

Clara, qui n’aimait pas à voir son amie attristée, lui propose d’aller cueillir des fleurs au parterre.

— Oui, dit Alice, nous choisirons les plus belles fleurs pour en faire un bouquet que nous présenterons à votre père. Vous savez combien il aime les fleurs.

Ces deux demoiselles, étroitement liées l’une à l’autre, ne se quittaient jamais : baptisées toutes deux à leur couvent le même jour, elles se regardaient comme deux sœurs.

Alice, espérant toujours le retour de son frère, conçut le dessein de lui présenter un souvenir lors de son retour. Elle communiqua son désir à sa maîtresse, qui l’approuva dans son projet et lui fit exécuter une broderie appropriée à la circonstance.

Clara voulut en faire autant, et ce sont ces deux broderies que nous venons de voir.

Clara et Alice commençaient à choisir des fleurs lorsque M. Dumont et Gustave arrivèrent à l’entrée du parterre.

— Alice et mademoiselle Clara, dit Gustave avec émotion.

M. Dumont ne profère aucune parole et n’ose avancer.

— Entrons tout doucement, dit Gustave ; veuillez me suivre, je vais, le premier, avertir ma sœur de notre arrivée. Ah ! quel bonheur !

Ils avancent tranquillement, M. Dumont est à une vingtaine de pieds en arrière de son fils. Ce dernier n’est plus qu’à quelques pas de sa sœur.

— Allons donc à l’autre plate-bande, dit Alice ; les fleurs me paraissent plus belles.

Elle se retourne et fait quelques pas, mais elle s’arrête tout à coup, les fleurs qu’elle avait cueillies tombent par terre, et elle pousse un cri de joie.

Elle s’élance dans les bras de Gustave en s’écriant :

— Ah ! quel bonheur, mon frère !!!

Gustave pleure de bonheur.

— Chère Alice, dit Gustave en indiquant où était son père, regarde donc de ce côté.

Alice regarde et aperçoit son père les bras tendus pour la recevoir.

— Ah ! papa, papa, s’écrie-t-elle, et elle court le couvrir de ses baisers.

Gustave les regarde en souriant. Dans sa joie, il ne s’aperçoit pas que Clara, toute joyeuse aussi, est près de lui.

— Comment êtes-vous, monsieur ? dit-elle ; soyez certain que votre arrivée me cause autant de plaisir que si j’étais, moi aussi, votre… mais elle se tait, une vive rougeur lui couvre la figure.

Gustave, confus, rougit à son tour.

— Je vous prie bien de me pardonner, mademoiselle, si je me suis oublié jusqu’à manquer de politesse à votre égard ; dans l’excès de ma joie, je…

— N’en parlez pas, dit Clara en l’interrompant ; je comprends. Venez avec moi, je voudrais saluer votre père.

Alice, au comble de la joie, entraîne son père vers la maison. Gustave et Clara les suivent.

Le cri échappé à Alice avait attiré l’attention de M. Lewis et des deux dames restées au salon avec lui. Ils se hâtent de sortir pour en connaître la cause.

Madame Dumont sort la première et aperçoit son époux entraîné par Alice. Leurs regards se rencontrent et elle s’élance en laissant échapper un cri :

— Mon Dieu, quel bonheur ! mon époux et mon fils !

Il me serait impossible de dépeindre le bonheur éprouvé par cette famille réunie de nouveau après une aussi cruelle séparation.

— Cher enfant, disait Mme Dumont, qui ne cessait d’embrasser son fils, Dieu te bénira pour avoir si bien rempli ta promesse.

— Et moi, dit M. Dumont, je dois tout à ce cher enfant, même mon retour à Dieu. Pardonne-moi, chère épouse, je ne te quitterai plus.

M. et Mme Lewis les contemplaient tour à tour et n’osaient les troubler dans leur bonheur. Enfin ils s’avancent en tendant la main à M. Dumont et à Gustave, et les félicitent de leur retour.

On entre dans la maison pour causer plus à l’aise. M. Dumont et Gustave ne cessent de répondre aux questions qui leur sont adressées. M. Dumont raconte comment Gustave les avait sauvés, lui et le personnel de la caravane, le courage et le sang-froid qu’il avait déployés en toutes circonstances. C’est lui qui m’a dégoûté des doctrines du mormonisme et qui m’a fait comprendre mes torts à l’égard de mon épouse et de ma fille, et malgré toutes les contrariétés et les railleries que je lui ai fait subir, il a toujours été d’une patience héroïque. Lorsque je le vis partir, il y a un mois, du fort Laramée pour venir ici, j’ai éprouvé tellement de peine et d’ennui que j’ai cru mourir.

— Il est donc parti avant toi du fort Laramée ? dit Mme Dumont.

— Oui, chère épouse.

— C’est à mon tour d’intervenir, dit M. Lewis, et il raconte son entrevue avec Gustave quelques semaines auparavant.

— Oui, chère mère, dit Gustave ; j’aurais bien voulu vous voir ; puis il raconte son voyage à Montréal, la joie de ses grands parents en le voyant et leur impatience de revoir toute la famille au plus tôt.

— Dieu avait certainement ses desseins, dit M. Lewis. Je serais très heureux d’avoir un fils comme vous. Et, en disant ces mots, il jette un regard sur sa fille Clara.

Celle-ci devient rouge comme une cerise.

Je serais très heureux, ajoute M. Lewis en lui-même, que ma fille eût ce jeune homme pour époux.

Madame Lewis fait dresser la table comme pour un jour de fête. Alice, assise au côté de Gustave, ne cessait de lui faire mille questions auxquelles il s’empressait de répondre.

Vers la fin du repas, Clara et Alice, sur un signe de madame Lewis, se lèvent et se rendent au salon, puis reviennent portant, chacune, un cadre magnifique.

Alice s’avance la première vers Gustave et lui présente le sien en disant :

— Accepte ce petit souvenir, cher frère, en témoignage de la joie que me cause ton retour avec papa.

Gustave, surpris, aperçoit une magnifique broderie au centre de laquelle est un jeune homme dans une immense prairie ; tout près de lui, un peu au-dessus, est un ange qui, de la main, lui montre un homme en avant d’eux en lui disant : Suis-le, c’est ton père. Plus bas, une femme et une jeune fille semblent demander en pleurant le retour de l’un et de l’autre ; et le tout est entouré de fleurs aux couleurs les plus vives.

— Chère bonne sœur, dit Gustave en refoulant ses larmes.

Clara vient ensuite et lui présente son souvenir.

— Monsieur, dit-elle, j’ai voulu, moi aussi, vous présenter un souvenir de votre retour. Veuillez accepter ce petit travail que j’ai fait pour vous prouver mon estime ; prenez-le en souvenir d’une amie qui a su vous connaître et admirer vos vertus.

Gustave, muet de surprise, jette la vue sur le tableau ; au centre est une fleur de lis sur laquelle se reposent deux colombes d’une éclatante blancheur, tenant chacune dans leur bec un ruban où on lit : « Amour et pureté. » Plus bas, est écrit : « Piété filiale et dévouement. »

Gustave, confus de tant d’honneur, ne sait que répondre ; l’émotion qu’il éprouve l’empêche d’exprimer sa reconnaissance comme il aurait voulu.

— Mademoiselle, dit-il, je vous remercie ; vous me faites trop d’honneur.

— Non, non, dit M. Lewis avec émotion ; j’approuve ma fille et votre sœur. C’est très peu en comparaison de ce que vous avez fait vous-même.

— Votre bonté et l’intérêt que vous m’avez portés depuis que j’ai eu le bonheur de vous connaître, monsieur et madame, méritent plus de remerciements que je puis vous en offrir en ce moment, dit Gustave d’une voix tremblante d’émotion. Que n’ai-je des paroles assez éloquentes pour vous exprimer ma reconnaissance, mais le langage du cœur se comprend toujours ; c’est le seul que je peux vous offrir en ce moment.

— Et moi, je ne saurais trouver d’expressions assez chaleureuses, dit M. Dumont, pour vous remercier des bienfaits rendus à mon épouse et à ma fille, qui, quoique étrangères pour vous, ont été traitées comme des membres de votre famille. Non content de les avoir gardées sous votre toit hospitalier, vous avez voulu, de concert avec votre charmante demoiselle, ajouter encore par la belle démonstration dont mon fils vient d’être l’objet. Comment pourrai-je reconnaître tant de bonté, tant de générosité ? Dieu seul peut récompenser votre noble action ; seul il peut vous remettre ce que vous avez si généreusement donné. Il me fait peine de voir que je ne suis pas en état de toujours rester en cette ville ; soyez assurés que jamais nous ne cesserons de penser à vous ; votre nom sera toujours sur nos lèvres pour vous bénir et vous remercier.

— Ne parlez pas de reconnaissance, dit M. Lewis ; votre digne épouse et votre aimable demoiselle ont charmé nos longs loisirs. Il nous fait peine de voir que vous allez quitter cette ville.

— Mes parents désirent nous avoir auprès d’eux, dit M. Dumont ; autrement j’essaierais de me placer ici.

— Fort bien, mais cela ne vous empêchera pas de revenir ; j’ai promis de veiller à l’avenir de votre fils, et je tiens à remplir ma promesse. Non que vous n’y veilliez pas vous-même, mais mes moyens me permettent de vous donner une preuve de l’estime et de l’intérêt que je lui porte.

— Penser autrement serait de l’ingratitude de ma part ; les preuves de votre générosité n’ont été déjà que trop nombreuses. Mon fils sera libre de revenir.

— Et moi, je ne pourrai pas me séparer de votre Alice, dit Clara.

— Je reviendrai moi-même souvent avec ma fille, dit Mme Dumont.

Deux jours plus tard, M. et Mme Lewis accompagnaient M. Dumont et sa famille à la gare.

Gustave marchait à côté de Clara.

— Quand reviendrez-vous ? dit cette dernière.

— Aussitôt qu’il me sera possible, répond Gustave. Jamais je n’oublierai ce que vos dignes parents ont fait pour moi.

— Le départ de votre sœur m’afflige beaucoup, et nous avons eu à peine le temps de nous revoir, que déjà vous nous quittez ; je crains… mais elle se tait.

— Que craignez-vous, mademoiselle ? demande vivement Gustave.

Une vive rougeur fut la seule réponse de Clara.

— Dois-je comprendre ?… mais excusez-moi ; je me suis trop hâté de croire que notre absence pût vous causer quelque peine.

On arrivait à la gare au même instant, et le dernier sifflet de la locomotive venait d’avertir les passagers d’entrer dans les wagons.

On se donne une rapide poignée de mains en disant : Au revoir.

— Au revoir, dit Clara à Alice, et elle ajoute d’une voix tremblante : Ne nous oubliez pas, monsieur Gustave.

— Jamais, dit Gustave.

Un instant après, la famille Dumont s’éloignait rapidement de Saint-Louis et arrivait à Montréal trois jours plus tard.

Gustave avait eu le soin d’écrire à ses grands parents pour les avertir d’attendre son retour avec toute la famille.

Aussi, ces bons vieillards étaient à la gare à leur arrivée, et on ne saurait dire avec quelle joie ils les reçurent dans leurs bras.

— Que je suis heureuse de vous revoir tous, disait la vieille dame. Dieu a exaucé mes prières et je l’en remercie.

Mais si grande que fût alors leur joie, elle n’égala pas celle qu’éprouvèrent ces bons vieillards le jour où M. et Mme Dumont, au milieu d’un grand nombre d’amis et de fidèles, abjurèrent solennellement leurs erreurs et furent reçus de nouveau dans le sein de l’Église catholique.