CHAPITRE XVII

une tempête dans la prairie. terrible accident. une chasse au buffle. les loups.


Gustave se retire l’âme pleine de tristesse à la suite de cet entretien ; le sommeil, qui aurait pu chasser les pensées amères dont son cerveau était rempli, fuyait ses paupières inondées de larmes. Son père, sa mère et sa sœur lui apparaissent tour à tour ; il voit ces dernières tristes et abandonnées.

Les incidents qui s’étaient passés depuis le commencement de ce voyage viennent assiéger son esprit déjà trop surchargé ; il se souvient que, plusieurs fois, son père ne l’avait pas regardé d’un bon œil lorsqu’il le voyait en compagnie d’Emily ; il comprend alors l’attention que portait ce dernier à cette demoiselle si jeune.

Son cœur pur n’avait rien vu ou voulu voir jusqu’à présent, mais les paroles prononcées par son père durant ce dernier entretien, avaient déchiré le voile et mis au jour des choses capables de lui causer de nouveaux chagrins.

Ah ! mon Dieu, se dit-il, veuillez éloigner de moi ces pensées, et je vous conjure de ne pas permettre que mon père s’oublie ainsi.

Minuit sonne, et Gustave n’a pas fermé l’œil ; il se lève et se hâte d’ajuster sa ceinture où pendaient ses pistolets ; puis, jetant sa carabine sur son épaule, il sort.

Son père, qui l’attendait, lui dit d’une voix émue :

— Vous sommes menacés d’un violent orage, couvre-toi en conséquence.

Notre jeune homme se revêt de son costume en caoutchouc et se dirige vers le poste qui lui avait été assigné. Ce poste était le plus éloigné du camp, mais il ne fit pas de remarques.

— Si tu crains de rester seul, dit M. Dumont, je vais avertir l’autre garde de rester près de toi.

— Ce n’est pas nécessaire, mon père : Dieu saura me protéger contre les dangers, comme il a fait jusqu’ici ; je ne crains pas la mort, et je suis habitué à la souffrance. Ne vous inquiétez pas de moi.

M. Dumont se retourne et prend la direction du camp ; mais rendu à une petite distance, il arrête, s’abrite derrière un petit coteau, pour veiller à la sûreté de son fils.

Gustave commence la ronde qu’il avait à faire et, tout en marchant, il prie avec ferveur.

Tout à coup un bruit semblable au roulement du tonnerre, se fait entendre. Il cherche à percer les ténèbres pour voir, mais il ne peut rien distinguer.

— Sont-ce des sauvages qui viennent pour nous attaquer ? se dit-il. Il arrête… prête l’oreille… son cœur bat avec force ; il se penche pour mieux entendre… et le bruit, qui va toujours en augmentant, approche de plus en plus.

Les chevaux et les bœufs se lèvent, dressent les oreilles et tremblent de peur… et le bruit approche toujours.

— Mon Dieu, dit-il, serait-il possible que notre dernière heure soit arrivée, que je ne verrai plus ma mère et ma sœur ?

Si telle est votre volonté, veuillez les prendre sous votre protection.

Enfin, il est temps d’agir et, cédant à une pensée qui vient de le saisir, il épaule sa carabine et fait feu.

Le bruit arrête aussitôt, mais pour une seconde seulement, pour reprendre toutefois une autre direction. Un éclair brillant passe au même instant, et Gustave peut voir un troupeau innombrable de buffles, fuyant avec une grande rapidité à quelques centaines de pieds de lui seulement.

Ce premier danger passé, une rafale de vent le renverse par terre ; il s’empresse de se relever et, jetant la vue au ciel, il voit le spectacle le plus grandiose et le plus terrible à la fois.

La tempête s’approche, les éléments paraissent se livrer une bataille de géants ; le firmament est tout en feu ; aussi loin que sa vue peut s’étendre dans cette immense prairie, il ne voit que de gros nuages ressemblant à des spectres monstrueux et horribles, qui avancent avec une rapidité effrayante ; dans leur course effrénée, ils se croisent, se roulent et se bousculent les uns les autres ; les plus petits, forcés de livrer passage, s’élèvent ou s’abaissent pour se réunir à d’autres, et se lancent de nouveau pour recommencer la bataille.

Les éclairs qui ne cessent de traverser les airs en serpentant et en frappant la prairie dans toutes les directions, paraissent comme autant de projectiles dont se servent les ennemis pour s’anéantir mutuellement.

La grande voix du tonnerre se fait entendre de plus en plus menaçante ; alors le vent s’agite avec un surcroît de fureur, les nuages, comme effrayés, redoublent de vitesse. Irritée, cette voix résonne plus forte comme pour leur dire : « Vous ne faites pas ce que je veux » ; les nuages obéissent, ils se crèvent et l’eau tombe par torrents, mais le vent, toujours déchaîné, s’enfuit pour renouveler ses dégâts plus loin.

Appuyé sur sa carabine, Gustave ne peut détacher la vue de ce spectacle.

— Mon Dieu, dit-il, que vos œuvres sont admirables et grandioses ; quelle majesté et quelle puissance vous déployez dans ces éléments qui vous obéissent.

Absorbé dans ses réflexions, il n’avait pas entendu les cris de peur lancés par les gens de notre caravane, dont la plupart étaient ensevelis sous les tentes que le vent avait jetées à bas, ni aperçu son père qui, depuis plusieurs minutes, était tout près de lui.

— Tu viens, cher enfant, de nous sauver d’une destruction complète, dit M. Dumont avec émotion et en l’entourant de ses bras ; ces buffles qui, dans leur panique, tenaient la direction du camp, nous auraient tous écrasés si tu ne les avais effrayés par le coup de fusil que tu as tiré. Tout le monde de cette caravane te doit une éternelle reconnaissance.

— Toute reconnaissance revient à Dieu, dit Gustave, car je ne pouvais présumer l’effet que devait produire un coup de feu sur ces animaux.

— Vous n’en fûtes pas moins son instrument, dit le capitaine qui arrivait au même instant. Ces buffles, dans toutes leurs courses, sont toujours guidés par un seul des leurs, et le suivent partout où il va. Dieu a permis que vous fussiez sur son passage pour l’effrayer par votre coup de feu ; tout de suite il a changé de direction et fut imité par les autres qui le suivaient. Laissez-moi vous dire aussi que nous vous devons une éternelle reconnaissance ; et, lui donnant une chaude poignée de main, il ajoute : Vous devez être fatigué, et l’émotion a dû épuiser vos forces, venez prendre du repos.

— Oui, viens, cher enfant, dit M. Dumont en l’entraînant de son côté ; et avec votre permission, capitaine, nous ne lui imposerons plus d’être de garde à l’avenir.

— Certainement, répond le capitaine, c’est le moins que nous pouvons faire pour le moment.

Le lendemain étant un dimanche, et la prière devant être plus longue qu’à l’ordinaire, nos trois amis s’offrirent pour garder les animaux pendant le service. Arrivé près des animaux, Gustave, frappé de leur tranquillité, se mit à dire :

— Comme nos animaux sont tranquilles, et remarquez donc comme ils se tiennent le nez contre terre, comme s’ils flairaient quelque chose à distance.

— Ce n’est pas leur coutume, surtout le matin, ajoute Arthur.

— C’est peut-être l’effet de la fatigue qu’ils ont éprouvée hier en traversant cette montagne de sable, dit George.

— Je ne pense pas cela, dit Gustave ; si ces animaux étaient fatigués, ils chercheraient plutôt à se coucher qu’à rester ainsi debout en dressant les oreilles comme ils le font ; leurs allures ne me paraissent pas de bon augure.

Deux heures plus tard, le son de la cloche les avertit de ramener les bœufs au camp pour les atteler ; ces animaux s’y en allèrent d’eux-mêmes, ce qui étonna encore plus nos amis.

On va donner le signal du départ ; Gustave, à cheval, attend ses deux amis.

Tout à coup, un mugissement sourd et sauvage se fait entendre, des cris perçants fendent les airs, et bœufs, chevaux et voitures partent comme un coup de foudre.

Gustave se sent soulevé et emporté comme par le vent ; gardant toujours son sang-froid, il parvient à maîtriser son cheval épouvanté et le fait revenir à l’endroit d’où il était parti.

Il s’aperçoit alors de ce qui s’est passé ; un seul wagon est resté au camp, c’est celui de son père ; tous les autres sont emportés dans toutes les directions par les bœufs avec la rapidité de chevaux de course.

— Grand Dieu ! s’écrie-t-il, quel malheur !

Tout le monde est comme stupéfait et ne bouge pas.

Il crie plus fort :

— Ne voyez-vous pas ce qui vient d’arriver ? Nos wagons, nos animaux, nos provisions sont tous disparus.

Ce cri ramène les hommes à eux-mêmes, et ils s’empressent de courir ou de monter sur les quelques chevaux qui n’avaient pu partir, pour donner la chasse aux bœufs qui s’éloignaient toujours.

Les cris des blessés attirent l’attention du capitaine et de M. Dumont.

Gustave se dirige vers ses deux amis qui étaient en proie à la plus vive inquiétude.

— Où est donc Emily ? dit-il.

— Nous ne la voyons pas, répondirent-ils ensemble, nous la cherchons. Gustave regarde du côté de la rivière et aperçoit le cheval d’Emily sur la rive opposée, s’enfuyant à travers la prairie.

— Grand Dieu ! s’écrie-t-il, serait-il possible que votre digne sœur soit tombée à l’eau ? Vite, George, vite, Arthur, venez ; Emily se noie.

George et Arthur, épouvantés, piquent leurs chevaux pour rejoindre Gustave qui s’était jeté à l’eau avec sa monture sans s’occuper du péril qui le menaçait lui-même.

Deux ou trois autres cavaliers les suivent de près.

— Piquez vos chevaux et suivez la rive, crie Gustave à ces derniers ; mademoiselle Emily doit être emportée par le courant.

— Mon Dieu ! que faire ? dirent George et Arthur en se jetant à l’eau.

— Rendons-nous vers le milieu de la rivière, dit Gustave ; là, nous nous laisserons aller à la dérive ; mais, hélas ! je crains qu’il ne soit trop tard.

Les femmes et les enfants de notre caravane étaient tous accourus sur le rivage et attendaient avec anxiété le résultat de cette recherche. Peines inutiles, une heure… deux heures se passent et rien ne vient troubler la face de ce courant, sauf les bouillonnements causés par les chevaux de nos trois amis qui, pâles et défaits, fouillent partout.

Le capitaine, voyant que les recherches ne peuvent se continuer sans danger pour eux, leur ordonne de revenir sur le rivage. D’autres cavaliers prennent leur place. George et Arthur, découragés, se laissent tomber sur l’herbe et pleurent amèrement.

— Ne vous affligez pas ainsi, mes bons amis, dit Gustave ; il faut savoir se résigner à la sainte volonté de Dieu.

Deux heures s’écoulent encore. Les deux rives sont fouillées à une grande distance, mais tout est inutile. Alors le capitaine fait remettre la recherche à plus tard.

— Il faut s’occuper, dit-il, de notre salut commun ; mademoiselle Emily est noyée, il n’y pas à en douter ; nous nous remettrons à la recherche de son corps aussitôt que nous aurons ramené nos wagons et nos bœufs dispersés. Allons, chers frères, que chacun de nous fasse tout en son pouvoir ; il y va de notre vie.

On s’empresse d’obéir. M. Dumont ne perd pas un seul instant et, aidé de quelques cavaliers courageux, on réussit à retrouver les voitures les plus éloignées ; plusieurs étaient brisées, beaucoup de hardes et de provisions furent ramassées un peu partout, et au bout de quelques heures, tout était ramené au camp, à l’exception d’une quarantaine de bœufs que l’on ne put retrouver.

Dans une des voitures renversées, on trouva une femme tenant un tout petit enfant sur son sein ; ils étaient morts tous les deux. Un peu plus loin, deux enfants, enlacés dans les bras l’un de l’autre, rendaient le dernier soupir en demandant leur mère, morte avant eux.

M. Dumont sort des draps de son bagage et couvre leurs corps, pendant que l’on se remet à la recherche d’Emily.

La recherche continua le reste de la journée, et pendant deux autres jours, sans aucun résultat. Mais si notre caravane eût connu les secrets de cette prairie, elle aurait vu, pendant que Gustave et ses deux amis fouillaient la rivière, un homme au teint basané s’enfuir à travers les hautes herbes, avec toute la rapidité dont son coursier était capable.

En regardant de plus près, elle aurait vu en ce cavalier un jeune guerrier indien au port noble ; au regard fier et intelligent, tenant dans ses bras une jeune fille inanimée, celle dont on déplorait la perte en ce moment.

Qu’était-elle devenue ? À plus tard la réponse.

Avec les débris des voitures brisées, on fit des cercueils, et sur le soir, on enterra les morts dans une grande fosse creusée à cette fin. Et quelles tristes funérailles, loin de toute habitation et dans un grand désert ; que de pleurs et de gémissements de la part des parents et des amis. Mais jetons le voile sur ce tableau et revenons à notre récit.

Le lendemain, on se remet en marche ; mais, contrairement à l’habitude, on n’entendait plus les conversations habituelles, les chants joyeux ou les cris de joie des enfants courant à travers la prairie pour s’amuser.

George et Arthur surtout étaient inconsolables de la perte de leur sœur chérie, et avaient fait des reproches amers à leur père d’avoir entrepris ce voyage. Gustave, voyant qu’ils se laissaient aller à la tristesse et au découragement, résolut de les égayer autant que possible, et cherchait tous les moyens de les distraire.

Deux semaines plus tard, notre caravane s’engageait dans les Côtes-Noires (Black Hills), remarquables par leur hauteur et leur déclivité.

De ce point, la nature change ; la surface de la terre semble avoir été bouleversée par des secousses et des tremblements de terre ; des ravins très profonds nous paraissent avoir été creusés en une seconde ; des pics de toutes les formes semblent avoir été élevés par une force magique. On croit distinguer l’existence de volcans éteints, au pied desquels on aperçoit des précipices qui ont dû être formés par la lave ; les pierres calcinées et rougies qui les bordent, nous font voir que le feu doit les avoir rongées. Plus nous approchons des montagnes Rocheuses, plus ces ravins et ces précipices sont profonds et fréquents.

Par une belle matinée, Gustave et ses deux amis aperçoivent au loin un petit troupeau de buffles occupés à brouter l’herbe.

— Allons en tuer un, dit George, il nous procurera de la viande fraîche.

— Oui, allons, dit Arthur. En êtes-vous, Gustave ?

— Je le veux bien, répond ce dernier, mais il nous faudra agir avec beaucoup de précaution : ces animaux sont très difficiles à approcher. Imitons ceux qui ont donné la chasse aux buffles avant-hier, et qui doivent s’y connaître. Je propose donc que vous marchiez directement sur eux, pendant que je passerai à droite. Si vous arrivez les premiers, visez le plus petit, la viande est plus tendre. Soyez prudents et ne tirez pas avant de les bien mettre en joue, car, une fois blessés, ces animaux sont très dangereux.

— Ne craignez rien, dit George ; mais pourquoi se séparer ainsi ?

— Pour avoir plus de chance d’en abattre un ; ces animaux ont l’odorat très fin et nous flaireront à une assez grande distance ; s’ils me voient le premier, il est probable qu’ils se rapprocheront de vous, et ainsi vous donneront plus de facilité de tirer sur eux ; au cas contraire, à moi la chance.

— Compris, dirent George et Arthur.

Gustave passe à droite et descend dans un ravin qui lui permettra d’approcher plus près de ces animaux. Rendu où il pensait être à bonne distance, il monte le coteau et aperçoit George s’apprêtant à tirer. Il arrête son cheval et voit le coup partir ; soudain un des plus gros buffles pousse un gémissement sourd, se retourne du côté de George, et s’élance sur lui.

Gustave voit que George a été jeté à bas par son cheval effrayé, et que Arthur, ne pouvant maîtriser le sien, est emporté à travers la prairie.

Calculant la distance et le danger, notre jeune homme pique son cheval et s’élance à la rencontre de l’animal furieux. Le buffle dévore l’espace, il n’est plus qu’à quelques pas de George, qui n’a pas encore eu le temps de se relever.

Dans un instant, ce dernier va se faire broyer et tout sera fini pour lui. Gustave pique plus fort ; son cheval, hennissant de douleur, vole plutôt qu’il ne court, et il arrive en poussant un grand cri.

Le buffle, surpris, arrête… hésite et regarde son nouvel agresseur. Gustave en profite, il épaule sa carabine, ajuste et lâche la détente. Le buffle, foudroyé, vient tomber à deux pas de George pâle de frayeur.

— Vous l’avez paru belle, dit Gustave en sautant à terre.

— Oui, cher ami, c’en était fait de moi si vous n’étiez venu à mon secours. Je vous dois la vie, et…

— Ne parlez pas de cela, vous en auriez fait autant pour moi ; mais voici Arthur. Eh bien ! ajouta-t-il en s’adressant à ce dernier, il paraît que votre cheval n’aime pas la société des buffles.

— L’animal stupide, dit Arthur, tout l’effraie.

— Il faut à présent s’occuper de ce méchant buffle, reprit Gustave ; mais il nous faut de l’aide pour le dépecer. Arthur, courez donc à la caravane, et demandez à quelques hommes de venir nous aider.

On ne se fit pas prier ; les uns munis de couteaux, d’autres de sacs, arrivèrent à la hâte, et quelques minutes suffirent pour ne laisser que la carcasse du buffle.

George, rendu à la caravane, raconta ce qui s’était passé, mais Gustave, voulant échapper aux éloges, se tint éloigné.

Quelques jours après cet incident, nos trois amis, qui ne se quittaient plus d’un seul instant, remarquent en avant d’eux un immense rocher, ressemblant en tout point à un château.

— Ne dirait-on pas un château avec tours en murailles ? dit George ; allons graver notre nom sur ce rocher.

— Allons, dit Arthur.

— Ne perdons pas notre temps, dit Gustave, ce rocher est trop éloigné.

— Il ne peut être éloigné de plus de cinq à six milles, dit George.

— Pas autant que cela, dit Arthur, et je désire monter sur cette éminence, d’où l’on doit jouir d’un spectacle magnifique.

— Vous vous faites illusion sur la distance, dit Gustave ; vous savez comme moi que la pureté de l’air rapproche les objets ; je crois ce rocher à plus de trente milles d’ici.

— Oh non ! dit Arthur, cela ne se peut pas.

— Et d’ailleurs, dit George, il se trouve dans la direction du chemin de la caravane : si dans une heure nous n’y sommes pas rendus, il nous sera facile de rebrousser chemin et de reprendre notre route.

— À cette condition, je vous suivrai, dit Gustave, et tous trois lancent leurs chevaux au galop.

Dans leur ardeur, ils ne s’aperçoivent pas que le temps s’écoule ; obligés de faire de grands détours pour éviter des ravins où leurs chevaux n’auraient pu passer, ils ne regardent pas en arrière pour remarquer où ils ont passé et par où ils devront revenir.

Gustave est le premier à s’apercevoir que le soleil commençait la dernière partie de sa course. Il arrête, tire sa montre et, voyant qu’il est deux heures, il dit à ses amis :

— Il vaut mieux retourner sur nos pas ; voilà près de cinq heures que nous chevauchons vers ce rocher, qui semble reculer devant nous ; il me parait aussi éloigné que ce matin.

— Nous y arrivons, dit George, avançons encore ; il est tout près.

— Je le répète, dit Gustave, il est aussi près qu’il était ce matin ; nous ferons mieux de rebrousser chemin.

— Il n’est pas tard, dit Arthur ; pourquoi ne pas nous y rendre ?

— Il est deux heures, dit Gustave.

— Deux heures, dis-tu ?

— Oui.

— Encore quelques minutes de marche, et nous y sommes rendus, dit George.

— Prenez mon avis, chers amis, dit Gustave, ne nous aventurons pas plus loin ; nous ne sommes pas nombreux, et si la nuit nous surprenait dans cette prairie, il pourrait nous arriver malheur.

George et Arthur, qui avaient appris à respecter l’opinion de Gustave, obéirent et on tourna le dos au rocher.

— Je vous disais bien que vous vous faisiez illusion sur la proximité de ce rocher, dit Gustave ; pourvu que nous retrouvions nos traces et le chemin de la caravane, ça ira bien.

— C’est bien simple, dit George, nous venons de cette direction ; retournons-y.

— Pas aussi simple que vous le pensez ; prenons toujours cette direction, nous viendrons bien à bout de nous retrouver.

Gustave ne fut pas longtemps sans s’apercevoir qu’ils n’étaient pas dans la bonne direction. Quel chemin prendre ? il ne le savait pas lui-même. Cependant, ne voulant pas inquiéter ses amis, il ne fit pas de remarques.

Il pique plus fort, George et Arthur en font autant ; mais une heure, deux heures se passent, et ni route ni caravane ne paraît encore. L’inquiétude commence à s’emparer de nos jeunes amis. Trois heures, quatre heures se passent… rien, rien de la route qu’ils avaient quittée le matin ; pas ombre de caravane. Ils regardent de tous côtés, comme pour trouver quelqu’un qui puisse leur indiquer où est cette route tant désirée ; personne ne se présente ; ils semblent interroger les points saillants pour se guider, mais rien… rien qu’une immense prairie qui paraît se moquer d’eux et augmenter ainsi leur perplexité,

Enfin, sur les six heures du soir, épuisés de fatigue et leurs chevaux ruisselant de sueur, ils arrivent au bord d’une petite rivière.

— Mais nous n’avons pas passé par ici, dirent George et Arthur.

— Il n’était pas nécessaire de passer par le même chemin, dit Gustave en souriant et voulant rassurer ses amis. Il est six heures, nos chevaux doivent avoir faim et l’herbe est en abondance ici ; je propose donc de les laisser manger et se reposer pendant une demi-heure. Nous reprendrons ensuite notre route avec plus de célérité ; le soleil est haut de deux heures encore, de sorte que nous n’avons rien à craindre.

— Oui, répondit George ; mais quelle direction allons-nous prendre ?

— Je ne vois rien de mieux à faire que de suivre cette rivière qui doit déboucher dans la Platte, dit Gustave ; comme le chemin de notre caravane passe près de cette dernière rivière, il nous sera facile de le retrouver.

— C’est bien cela, dirent George et Arthur en sautant à bas de leurs chevaux.

— N’avez-vous pas faim ? dit Gustave en souriant. Quelle bonne idée j’ai eue ce matin de remplir de biscuits et de fromage le sac que vous voyez suspendu à ma selle. Nous avons de l’eau à boire ; et si nous sommes seuls et écartés dans cette prairie, nous aurons au moins le plaisir de faire un assez bon repas.

Et, ouvrant le sac, il sort les biscuits et le fromage, et tous trois, assis sur l’herbe, mangent avec appétit.

— Vous devez avoir un ange qui vous protège, dit George ; vous êtes toujours prêt à toute éventualité.

— Notre Église nous enseigne que Dieu a donné à chacun de nous un ange pour nous guider et nous protéger, dit Gustave, et cet ange, nous, catholiques, l’appelons « Ange Gardien ». Ah ! chers amis, si vous saviez combien cette croyance est douce et consolante pour moi, surtout en ce moment où, seuls et délaissés dans ces immenses prairies, nous ne savons comment retrouver nos pas. Que faire, me dis-je, et une voix intérieure me répond : « Regarde là-haut ». Alors mes regards s’élèvent vers les régions célestes, une pensée qui me donne espérance me saisit ; mon âme prend son élan, et, d’une voix suppliante, demande à Dieu de lui envoyer son ange pour la guider et protéger le corps qu’elle habite.

Vous prendrez peut-être tout cela pour de l’imagination, chers amis ; c’est le mot que les hommes tout matériels donnent à ces pensées, à ces aspirations ou élévations de l’âme vers Dieu ; à ce moi qui fait que tout homme pense, réfléchit, se détache, pour ainsi dire, de la matière, pour planer au delà de ces millions, de ces milliards d’astres brillants qui sillonnent la voûte céleste, comme pour y trouver une place plus digne de lui. Ces hommes se trompent, croyez-le bien, autrement pourquoi ces pensées, ces aspirations, cette croyance ? pourquoi ces élévations de l’âme vers son créateur, si tout n’est que matière qui, une fois décomposé doit rentrer dans le néant ; il y aurait donc des effets sans cause, et, vous le savez comme moi, c’est ce que tout savant, même matérialiste, ne veut pas admettre ; de plus la raison repousse cette absurdité. Ayons donc confiance, mes bons amis, et espérons que Dieu nous fera retrouver notre route et nos bons parents.

— Vous ne sauriez apprécier combien vos bonnes paroles nous ont remplis d’espoir, dit Arthur ; il y a longtemps que la crainte et l’inquiétude se sont emparés de nous.

— Et ce que vous venez de dire a apaisé notre alarme, ajoute George.

Après avoir laissé manger leurs chevaux le temps voulu, ils se remettent en marche suivant le cours de cette rivière. Une heure… deux heures s’écoulent, et la rivière Platte ne paraît pas encore. Ils montent sur des hauteurs, regardent de tous côtés, mais point d’indices, des prairies à l’est comme à l’ouest, des prairies au nord comme au sud, des prairies partout.

La nuit commence à répandre ses ombres sur la terre, l’obscurité s’empare de tous les environs, la nuit devient très noire, nos amis peuvent à peine se voir… mais rien n’indique qu’il y a une rivière de ce nom sur la surface ondulante qu’ils parcourent en ce moment.

Enfin George et Arthur, découragés, communiquent leurs pensées à leur ami.

— Avançons toujours, mes bons amis, dit Gustave ; il ne faut point se décourager. Si Dieu nous éprouve ainsi, c’est pour nous faire comprendre que nous dépendons de lui, et soyez assurés qu’il viendra à notre secours ; remercions-le de ne pas être tombés avant cette heure entre les mains des sauvages, qui doivent être nombreux dans ces parages.

Ils pressent leurs chevaux et continuent leur recherche pendant deux heures encore, et la rivière Platte semble fuir devant eux.

Les chevaux, à bout d’haleine, ne veulent plus trotter. Gustave prend une allumette et regarde à sa montre.

— Dix heures et demie, dit-il, arrêtons-nous dans ce bas-fond, et laissons reposer nos chevaux, qui n’en peuvent plus.

Nos amis se laissent tomber sur l’herbe, harassés et tremblants de fatigue.

— Nous sommes perdus, dirent George et Arthur avec désespoir.

— Non, ne craignez rien, dit Gustave. Encore un peu de courage et nous allons trouver la caravane. Voyez, la rivière commence à s’élargir et le courant est moins fort ; c’est un bon signe. Laissons manger nos chevaux quelques minutes et nous repartirons ensuite. Puis, s’éloignant à une petite distance, il se met à genoux pour prier.

George et Arthur, le voyant s’éloigner, le suivent et l’imitent.

Tout à coup des hurlements terribles, approchant avec une grande rapidité, se font entendre.

— À cheval, vite, sauvons-nous, dit Gustave, ce sont des loups affamés qui sont sur nos traces ; leurs hurlements indiquent assez qu’ils sont en grand nombre et qu’ils veulent nous dévorer. Vite, mes amis, traversons la rivière, nous n’entendons rien de ce côté.

Les chevaux, effrayés, n’ont pas besoin d’être commandés pour se jeter à la nage ; rendus de l’autre côté, ils s’élancent pour gravir le coteau et arrivent au sommet.

— Ah ! dit Gustave, une lumière ; c’est là qu’est notre caravane, prenons cette direction.

À ce moment les loups, qui avaient traversé la rivière, gravissent le coteau, et diminuent toujours la distance qui les sépare de nos trois amis.

— Courage, courage, crie Gustave.

Les loups ne sont plus qu’à quelques pas, dans quelques secondes nos jeunes amis vont être cernés.

— Piquez, piquez, crie plus fort Gustave, et tirez vos pistolets.

Mais au même instant, il pousse un cri de douleur.

Un loup énorme venait de se jeter sur la croupe de son cheval, et l’avait empoigné de ses griffes.

George, prompt comme l’éclair, se retourne sans s’occuper des loups qui le menacent lui-même, ajuste le loup agresseur et l’envoie rouler sur l’herbe.

Aussitôt d’autres loups se jettent sur son cadavre et s’en disputent les débris.

— Merci, ah ! merci, bien cher ami, dit Gustave, à mon tour, je vous dois la vie.

— Ces loups se dévorent entre eux, dit Arthur : ceux que nous aurons tués serviront de pâture aux autres.

— Oui, oui, dirent George et Gustave.

Tous trois lâchent leurs rênes, tirent leurs pistolets et font feu dans le groupe, et chaque fois des loups mordent la poussière ; les autres se jettent sur ces nouvelles proies, et une bataille générale s’engage entre ces carnassiers avides de sang. Nos amis en profitent et sont bientôt hors de leur atteinte.

Voyant qu’ils ne sont pas poursuivis, ils ralentissent leur course ; une ligne blanche se dessine à travers l’obscurité, c’est la rivière Platte ; quelques secondes plus tard, des points blancs en forme de cercles au milieu desquels est un grand feu apparaissent à leurs yeux ; ce sont des wagons et des tentes.

— Dieu soit loué, dit Arthur, voilà notre caravane.

— Je vous disais bien qu’il ne fallait pas désespérer, dit Gustave ; et dire que ce sont ces loups qui nous ont conduits ici, un peu vite, il est vrai ; mais il ne faut pas leur en vouloir pour cela.

Ils arrivent et entrent au camp, qu’ils trouvent tout en émoi.

— Voici nos jeunes gens, s’écrie-t-on avec joie.

M. Dumont entrait au même instant par le côté opposé, suivi de plusieurs hommes.

— Voici mon fils, s’écrie-t-il. Ah ! cher enfant, ajoute-t-il en serrant Gustave dans ses bras, je te croyais perdu. Depuis cinq heures que nous vous cherchons. Dix autres de nos hommes, partis en même temps que nous, ne sont pas encore revenus. Ne me cause plus autant d’inquiétude, je t’en prie.

— Ne blâmez pas votre fils, dit George ; c’est mon frère et moi qui sommes les coupables. Nous l’avons forcé de nous accompagner.

— Ne vous attribuez donc pas de blâme, dit Gustave, surtout après la noble action que vous venez de faire, il y a quelques minutes à peine. Vous m’avez sauvé la vie en tuant ce loup qui était pour me dévorer.

— Des loups ! s’écrie-t-on de toutes parts.

— Oui, mesdames et messieurs ; une demi-heure ne s’est pas encore écoulée depuis que, poursuivis par une troupe nombreuse de loups affamés ; nous fuyions avec toute la rapidité dont nos chevaux étaient capables, lorsqu’un loup énorme se jette sur la croupe de mon cheval, et m’étreint de ses griffes ; c’est alors que mon ami, oubliant le danger qui le menace lui-même, se précipite à mon secours, et envoie le loup rouler sur l’herbe.

— Que Dieu bénisse votre noble action, brave jeune homme, dit M. Dumont.

— Je n’ai fait que mon devoir, dit George ; je suis trop heureux d’avoir pu, non seulement lui témoigner mon amitié, mais encore faire pour Gustave ce qu’il a fait pour moi, il y a quelques jours.

— Encore une fois, merci, bien cher ami, dit Gustave d’une voix émue.

— Mais où est donc la lumière qui nous a conduits ici ? demande Arthur.

— Quelle lumière ? dit-on de toutes parts.

— Nous n’avons pas allumé d’autre feu que celui-ci, dit le capitaine en désignant le feu qui brûlait au centre du camp.

— Comment ! dit George, n’avez-vous pas fait de feu sur une hauteur ?

— Non, non, répondirent plusieurs.

— Mais, dirent George et Arthur, nous avons vu une grande lumière sur une montagne ; et c’est cette lumière qui nous a conduits vers vous.

— C’est certainement une illusion, dit le capitaine.

— Non pas, dit Gustave, nous l’avons trop bien vue. Quelqu’un a peut-être établi son camp sur ce haut rocher que nous voyons de l’autre côté de la « Platte », et fait du feu pour son souper ; ou, qui sait si ce feu n’est pas un signe que se font ordinairement les sauvages pour avertir leurs voisins que nous sommes entrés sur leur territoire ? Espérons qu’il n’en est pas ainsi.

Quelques minutes plus tard, tout le monde était sous tente et Gustave, après avoir remercié Dieu, se mit au lit, et bientôt il dormait d’un profond sommeil.

Il n’en était pas ainsi pour plusieurs qui ne savaient à quoi attribuer cette lumière mystérieuse.

Le chapitre suivant va nous en faire connaître la cause.

Toutefois, il n’est pas rare que des phénomènes aussi étranges se produisent dans ces prairies. Voici ce qu’un savant explorateur raconte :

« Il était quatre heures du matin, l’aurore commençait à poindre, je me plaisais à contempler les montagnes Rocheuses, situées à quelques milles de notre camp. Un pic très élevé surtout attirait le plus mon attention. Je lève la vue vers la voûte céleste ; quelle ne fut ma surprise en voyant comme suspendues dans les airs, ces montagnes que j’admirais il y a un instant sur la terre. Je distinguais les plus hauts pics, les vallées et les petites rivières qui les séparent ; la neige, les pierres et les arbres étaient parfaitement dessinés dans leurs couleurs respectives. Je ne pouvais détacher ma vue de ce magnifique spectacle, qui ne s’évanouit que quand l’astre royal fit son apparition. »