Guillaume III et Louis-Philippe

Guillaume III et Louis-Philippe
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 216-242).

GUILLAUME III


ET


LOUIS-PHILIPPE.


1688 ET 1830.




Discours sur l’Histoire de la Révolution d’Angleterre, par M. GUIZOT – Paris, 1850




Il y a bien peu d’années, on pouvait croire encore que la révolution qui a rempli en Angleterre la dernière moitié du XVIIe siècle et celle qui a commencé en France avec les dernières années du XVIIIe étaient deux événemens parallèles, déterminés par des causes semblables, passant par les mêmes phases et devant aboutir au même dénoûment. Louis XVI ne rappelait que trop le malheureux Charles Ier ; Napoléon ressemblait tant bien que mal à Cromwell, Louis XVIII à Charles II, Charles X à Jacques II, et enfin, de même que l’Angleterre avait fini par trouver un port dans le gouvernement constitutionnel inauguré sous Guillaume III, de même on pouvait espérer que la France se reposerait de ses longues épreuves sous le gouvernement sage et libéral fondé par le roi Louis-Philippe. Un seul jour a fait évanouir ces illusions ; sous ces apparences uniformes, se cachaient des différences profondes, et, au moment où l’analogie exigeait que l’ère des révolutions fût fermée en France, elle s’est rouverte tout à coup par une catastrophe imprévue.

Ceux qui croient aisément ce qu’ils désirent peuvent dire, il est vrai que la révolution de février n’est qu’un accident, et que le cours des analogies historiques n’a été un moment interrompu que pour recommencer ensuite. Je voudrais partager cette espérance, malheureusement je ne le puis. Il y a sans doute des accidens dans l’histoire, et je ne suis pas de ceux qui pensent que la forme des événemens soit fatale et nécessaire ; mais la révolution de février n’a pas, à mes yeux du moins, le caractère d’un de ces hasards : je ne dis pas et je ne crois pas qu’elle ait été absolument inévitable, je veux dire seulement que les causes qui l’ont produite sont assez puissantes, assez fondamentales, pour qu’elle ne soit pas quelque chose de fortuit. Quand même l’ordre légal et constitutionnel l’eût emporté ce jour-là sur l’émeute, les élémens qui ont rendu si facile une révolution si radicale n’en auraient pas moins subsisté, et auraient tôt ou tard porté leurs fruits. Je dis plus : quand même quelques-unes des conséquences de cette révolution disparaîtraient aujourd’hui de la scène, le principe survivrait, quoi qu’on fît, et c’est ce principe révolutionnaire, toujours vivant au milieu de nous, qui fait la différence essentielle entre l’Angleterre de 1700 et la France de 1850.

Au premier rang de ceux qui ont essayé d’arrêter la France sur ce formidable penchant qui la précipite toujours vers de nouvelles expériences, se trouve, sans contredit, M. Guizot. Si ce pays, aujourd’hui si tourmenté, si appauvri, si abaissé, n’a pas vu croître sans interruption sa liberté, sa prospérité et sa grandeur, comme l’Angleterre après 1688, à l’abri d’institutions à la fois durables et progressives ; si ce mélange d’autorité et d’indépendance, de tradition et de mobilité, de discussion sans limites et de respect pour la loi, qui donne à la constitution britannique tant d’ampleur et de puissance, n’a pas pu s’implanter de ce côté de la Manche comme de l’autre côté, ce n’est pas à coup sûr, la faute de M. Guizot. De 1815 à 1830, nul n’a plus contribué que lui à l’établissement d’une monarchie représentative, imitée autant que possible de la monarchie anglaise. Quand les ordonnances de juillet ont amené une nouvelle explosion de cette lave qui fermente sans cesse au fond de notre société, nul n’a plus travaillé à renfermer dans de justes bornes un mouvement qu’il n’avait ni provoqué, ni désiré, qu’il avait même essayé de contenir à son début ; nul n’a plus fait pour réduire ce débordement populaire à une simple substitution d’héritier, comme du temps de Guillaume III, et pour en faire le point de départ d’un gouvernement régulier.

Quand M. Guizot a vu s’écrouler en une heure le fruit du travail de plus de trente ans, il était impossible qu’une intelligence comme la sienne ne se demandât pas quelles étaient les voies qui avaient amené un si brusque revirement, et pourquoi la tentative qui avait si bien réussi en Angleterre il y a un siècle et demi n’avait pas pu réussir en France. Constamment et uniquement occupé des destinées du peuple qu’il a servi, il a voulu, pour percer les mystères de l’avenir, pour expliquer les tristes singularités du présent, demander encore une fois les leçons du passé. L’histoire de la révolution d’Angleterre avait été une des principales études de sa vie ; c’est dans le spectacle de ce temps tumultueux et désordonné comme le nôtre qu’il avait puisé le goût des études politiques, le sentiment des difficultés que rencontre tout établissement humain, et l’espérance d’une conclusion glorieuse après tant de traverses et de peines. C’est encore à cette source qu’il a voulu puiser l’intelligence des causes secrètes qui avaient neutralisé ses efforts. Dans les jours confians de sa jeunesse, il avait été surtout frappé des ressemblances entre les deux révolutions ; dans les heures attristées que lui font les malheurs de son pays, il a recherché les différences, et c’est ce qui donne à son Discours sur la Révolution d’Angleterre un caractère particulier, ce qui le distingue de tous les autres travaux qu’il a publiés sur le même sujet.

Pourquoi la révolution d’Angleterre a-t-elle réussi ? Telle est, on le sait, la question que se pose M. Guizot, et qui contient implicitement cette autre : Pourquoi la révolution française n’a-t-elle pas réussi jusqu’ici ? Cette seconde question, M. Guizot ne la pose explicitement nulle part ; mais on la sent sous chacune de ses paroles, et il était impossible qu’il en fût autrement. Le problème vient à l’esprit tout naturellement et en quelque sorte quoi qu’on fasse.

Quand on compare ce qu’était, en Angleterre, l’établissement de 1688 et ce qu’a été, en France, celui de 1830, on est frappé au premier abord des avantages que le second paraît présenter sur le premier. Dans l’un et l’autre cas, la loi de succession héréditaire à la couronne est violée, l’héritier direct est écarté, et celui qui lui succède immédiatement est appelé au trône. Le fait fondamental est donc le même, et, si l’atteinte au principe d’hérédité a été la cause principale de la faiblesse de notre monarchie, il semble que cette cause aurait dû agir avec plus de force contre la monarchie de Guillaume III. Un pareil fait était alors sans précédent, tandis qu’en 1830 on avait l’exemple de 1688, qui avait si pleinement réussi. En général, c’est un grand bénéfice historique que de venir le second, de n’avoir point contre soi la nouveauté de la tentative et de pouvoir invoquer l’autorité d’un succès précédemment obtenu dans des circonstances analogues. Jusqu’au dernier jour, cet exemple de 1688 a été la grande présomption, le puissant argument en faveur de la durée de la dynastie d’Orléans, tandis que rien de pareil ne pouvait être invoqué en faveur de Guillaume III.

En regardant de plus près aux personnes, on trouve des différences plus sensibles. Louis-Philippe était bien l’héritier direct, Guillaume III ne l’était pas ; c’était sa femme, la princesse Marie, qui succédait au trône d’Angleterre, à l’exclusion du prince de Galles ; son rôle naturel, à lui, était celui de mari de la reine, comme fut plus tard, sous la reine Anne, le prince George de Danemark, et comme est aujourd’hui le prince Albert. Les Anglais voulurent d’abord ne lui reconnaître que ce titre ; mais il refusa, déclarant qu’il aimait mieux retourner en Hollande. Il voulut avoir l’autorité royale et il l’eut, seconde déviation tout aussi flagrante que la première, et qui aurait dû lui créer des embarras, en conservant près de lui, sur le même trône, un droit antérieur et supérieur au sien. De plus, Louis-Philippe était Français, Guillaume III était étranger, et non-seulement le duc d’Orléans était Français par le sang, mais il l’était par le caractère et par l’esprit ; il avait été élevé dans les idées du XVIIIe siècle, ses souvenirs de jeunesse se confondaient. avec ceux de la révolution, et il avait vaillamment contribué des premiers à repousser l’invasion étrangère ; le prince d’Orange, au contraire, était encore moins Anglais par les idées que par la naissance ; il aimait peu l’Angleterre et les Anglais, et ne s’entourait que de favoris hollandais odieux à la nation.

Le caractère personnel des deux princes n’offre pas moins de contrastes, tous à l’avantage du Français. Autant Guillaume était froid, hautain, taciturne et dur, autant Louis-Philippe s’est montré affable, ouvert et bienveillant. Le premier semblait né pour le gouvernement despotique, le second réalisait l’idéal d’un prince populaire et bourgeois, du chef affectueux d’une nation libre. En permettant cette chute soudaine, qui a dévoilé tout ce que les partis avaient si indignement caché ou défiguré, la Providence a vengé Louis-Philippe des calomnies odieuses de ses ennemis. Quand l’émeute a forcé les serrures des secrétaires des Tuileries et livré à une publicité sans limites les papiers les plus intimes, qu’a-t-on trouvé ? Ce tyran soupçonneux, égoïste et avare a été vu tel qu’il était, c’est-à-dire amoureux et peut-être trop amoureux de popularité, généreux et peut-être trop généreux du patrimoine de ses enfans, simple, franc, loyal et bon dans ses relations publiques comme dans ses relations privées, homme d’état et de gouvernement, ce qui est rare, sans cesser d’être homme de famille, humain et libéral comme il convient à un enfant de la philosophie moderne, mais n’ayant pris à cette philosophie que ce qu’elle a de bon, et tout pénétré encore du grand esprit de 1789.

Il y a ici un point très délicat que je veux toucher, parce que le temps est venu de tout dire. Les deux princes ont été également accusés d’avoir pris une part trop active à la chute du gouvernement qu’ils ont remplacé ; ce reproche, parfaitement fondé pour le prince d’Orange, l’est beaucoup moins pour le duc d’Orléans. Le duc d’Orléans voyait, il est vrai, où la défiance des libertés publiques conduisait la restauration, il partageait les opinions de l’opposition et séparait naturellement sa cause de celle de la branche aînée ; mais il s’est abstenu de tout acte d’hostilité, et, quand la catastrophe de juillet est arrivée, il n’a accepté la couronne qu’avec hésitation et sous la pression d’un danger imminent pour le pays et pour lui-même. Ou le trône ou l’exil, disait M. Laffitte, qu’il choisisse. Les vaincus eux-mêmes, écrivait quelques jours après le nouveau roi à l’empereur de Russie, m’ont jugé nécessaire à leur salut, et le fait était vrai, bien qu’il ait été nié plus tard. Guillaume, au contraire, a ouvertement conspiré contre son beau-père Jacques II, qui était en même temps son oncle. Il correspondait avec tous les mécontens anglais et réunissait autour de lui, à la Haye, les plus compromis ; enfin, il n’attendit pas qu’une révolution se fit en Angleterre, il la fit lui-même ; il passa la mer avec une armée, publia une déclaration où il énumérait les griefs des Anglais contre Jacques II et mettait en doute la légitimité de la naissance du prince de Galles, marcha sur Londres, d’où son approche fit fuir le roi, et réunit dans cette ville, occupée par ses troupes, une convention nationale qui lui donna la couronne, non sans difficulté.

Ainsi, dans l’un des deux cas, ce fut une conquête, une véritable invasion, légitimée ensuite par l’adhésion quelque peu forcée du parlement ; dans l’autre, ce fut au contraire du pays que vint l’initiative ; le trône ne fut accepté qu’après qu’il fut vacant et en présence d’une nécessité impérieuse. Je sais bien que l’esprit de parti a voulu contester ces faits, mais il n’est plus permis aujourd’hui de les révoquer en doute. Aucune part de responsabilité ne revient au duc d’Orléans dans le soulèvement populaire de juillet, il en fut sinon surpris, du moins épouvanté tout le premier, car il savait très bien par sa propre expérience jusqu’où pouvait aller ce torrent quand il avait une fois rompu ses digues. Son seul crime est de n’avoir pas voulu partager l’exil de Charles X et d’avoir répondu à l’appel du pays qui lui demandait de le sauver. Devait-il se borner à exercer la régence pendant la minorité de l’héritier direct ? C’eût été plus régulier sans doute, mais était-ce possible ? C’est à grand’peine que les vainqueurs de juillet consentirent à accepter un roi élu quoique Bourbon ; la seule proposition d’une régence avec un roi légitime aurait excité à l’instant même un nouveau soulèvement dont les conséquences pouvaient être terribles. Il ne fut sérieusement question de la régence nulle part. Pour Guillaume III, ce fut tout autre chose. La régence avait au contraire un très fort parti dans le parlement et dans le pays ; Guillaume fut obligé de déclarer catégoriquement qu’il n’en voulait pas, et de peser fortement sur le parlement pour qu’elle ne fût pas votée.

Enfin, et ce n’est pas le moindre trait de cette comparaison, le roi Louis-Philippe n’a jamais eu d’autre intérêt que l’intérêt français, d’autre pensée que la grandeur et la prospérité de la France ; Guillaume III a porté sur le trône d’Angleterre un esprit bien différent pour lui, cette couronne qu’il a tant désirée n’a jamais été qu’un instrument ; l’unique pensée de sa vie a été sa lutte contre Louis XIV ; il n’a voulu être roi que pour disposer des forces de l’Angleterre dans cette lutte qu’il avait commencée comme stathouder, et pour venger la Hollande, sa patrie, d’une injuste agression. Sans s’inquiéter beaucoup des intérêts propres de la nation qui l’avait mis à sa tête, il l’a engagée bien plus avant qu’elle n’aurait voulu dans les querelles du continent, il l’a précipitée dans les hasards d’une guerre acharnée pour des griefs qui n’étaient pas directement les siens, et cette guerre de vingt ans, qui a fini, il est vrai, si glorieusement pour l’Angleterre, a commencé par lui imposer des sacrifices énormes sans nécessité. Quant à ce qui touchait déjà les Anglais beaucoup plus que les affaires de l’Europe, quant aux questions intérieures du gouvernement, Guillaume s’en souciait peu, et ne cachait pas son dédain. « Il avait peu d’égard, dit M. Guizot, pour les exigences du régime constitutionnel, comprenait mal le jeu des partis parlementaires, encore confus et à peine formés, se montrait choqué de leur égoïsme, jaloux de leur empire, et défendait contre eux son propre pouvoir, quelquefois avec plus de vigueur que de discernement. »

Pour comble de disgrace, Guillaume et Marie n’avaient pas d’enfans ; après eux, la couronne revenait à une femme, mariée aussi en pays étranger, et, après la reine Anne, c’était encore un petit prince étranger, l’électeur de Hanovre qui devait être appelé à succéder. L’Angleterre a eu devant elle, dès le premier jour, la perspective d’une question de succession toujours ouverte. L’avènement de Guillaume III ne lui donnait qu’une solution viagère et qui devait la jeter bientôt dans les mêmes dangers ; elle a eu trois fois de suite tous les inconvéniens du principe d’hérédité par les femmes, et elle a été obligée de pourvoir trois fois à une sorte de vacance du trône en présence des prétentions toujours vivantes de la maison de Stuart, représentée par des héritiers mâles. En France, au contraire, une famille admirable se pressait autour du monarque : cinq fils du roi semblaient assurer à la maison d’Orléans un avenir indéfini, et parmi eux il n’en était pas un qui ne donnât tous les jours des preuves d’une grande distinction personnelle et d’un dévouement absolu à son pays. Qu’étaient-ce en apparence, pour donner force à un établissement royal, que ces trois femmes, la princesse Marie, la princesse Anne et la princesse Sophie, et auprès d’elles ces trois princes, l’un Hollandais, l’autre Danois, le troisième Allemand, en comparaison de ces cinq princes français, tous jeunes, beaux, intelligens, braves et éprouvés par le feu ?

Si de l’appréciation des deux hommes nous passons à l’examen des actes de leur gouvernement, nous trouvons une supériorité non moins marquée. Guillaume III a régné treize ans, et Louis-Philippe dix-sept ; ces deux périodes offrent donc une égalité de durée suffisante pour qu’on puisse les comparer. En définitive, le gouvernement fondé sous les auspices de Guillaume a porté l’Angleterre au faite où nous la voyons ; mais les commencemens ne répondirent pas à la grandeur des conséquences. C’est sous la reine Anne que les victoires du duc de Marlborough réduisirent aux dernières extrémités la monarchie de Louis XIV ; la guerre n’aboutit, du vivant de Guillaume, qu’à la paix de Ryswick, qui fut loin d’être considérée comme un grand succès pour les confédérés. Cette paix n’eut d’autre mérite, dit l’historien Hume, que de délivrer pour le moment l’Angleterre d’une guerre qui ne pouvait se continuer sans la réduire à la dernière misère ; et cette guerre désastreuse, qui l’avait provoquée et en quelque sorte imposée au pays ? Le prince d’Orange. La fin du règne fut marquée par une des plus grandes mystifications diplomatiques dont l’histoire fasse mention. Pendant que Louis XIV amusait Guillaume par un traité de partage de la monarchie espagnole, il préparait le testament de Charles II, qui plaça la couronne d’Espagne sur la tête de son petit-fils. Le tour réussit au premier abord ; Guillaume joué n’eut rien à dire, et il eut la douleur, avant de mourir, de reconnaître Philippe V comme roi d’Espagne.

À côté de ces échecs, car ce sont bien des échecs, et ils furent considérés comme tels par les contemporains, qu’on place le tableau des succès qui ont rempli le règne de Louis-Philippe : la guerre générale évitée, ce qui paraissait impossible après la catastrophe de 1830, et en même temps que les prospérités de la paix étaient conservées aux populations, immense bienfait qui suffirait à lui seul pour illustrer un règne, la France obtenant à l’extérieur plus d’avantages que n’aurait pu lui en donner la guerre la plus heureuse : le royaume de Belgique fondé, création précieuse qui résout enfin la difficulté jusqu’alors insoluble de notre frontière du nord, et le gouvernement français n’hésitant pas, pour forcer la main à l’Europe, à prendre d’assaut la citadelle d’Anvers en face des armées coalisées ; l’Autriche arrêtée dans ses progrès en Italie par l’occupation d’Ancône, et forcée de reculer ; l’Algérie entièrement conquise par nos armes et annexée à notre territoire ; le Maroc châtié et Taïti pris malgré l’opposition de l’Angleterre ; l’indépendance de la Grèce consolidée ; enfin une autre question de succession résolue en Espagne, le prétendant absolutiste écarté et vaincu, la guerre civile éteinte malgré les sympathies plus ou moins apparentes des puissances du Nord, le trône constitutionnel de la reine Isabelle soutenu et affermi, et un fils du roi des Français épousant au mépris des menaces de l’Europe l’héritière de Castille.

À l’intérieur, il suffit de jeter les yeux sur ce qu’est encore la constitution anglaise après deux siècles de perfectionnemens pour voir combien l’organisation politique de ce pays devait être défectueuse aussitôt après 1688. Les grands principes inaugurés en France par le mouvement de 1789, l’unité nationale, l’égalité civile, la liberté politique, avaient reçu au contraire pleine satisfaction par la charte de 1814, amendée en 1830 ; les questions principales étaient résolues, et les conséquences des solutions adoptées se développaient rapidement, pacifiquement, par la seule puissance des institutions, appelant tous les jours toutes les classes de la société à un degré plus élevé de dignité et de bien-être. Ce fait avait tellement frappé les yeux des contemporains, qu’au moment où la charte de 1830 s’est écroulée, tous les peuples, émerveillés de ses résultats, travaillaient à la prendre pour modèle dans leur propre gouvernement. Non-seulement les constitutions de Belgique, d’Espagne et de Grèce s’étaient réglées sur la nôtre, mais les états les plus éloignés jusqu’alors du régime représentatif, le Piémont, la Prusse, le royaume de Naples, étaient sur le point d’en faire de même, tandis qu’en Angleterre, après 1688, tout était encore douteux, mal défini ; l’ancien esprit de privilège et d’oppression combattait fortement contre l’esprit nouveau, la lutte des lords et des communes se poursuivait avec violence, et les autres nations étaient loin d’envier le désordre apparent d’un pareil régime.

Sous le rapport financier, il est inutile de rappeler ici ce qui y a été dit tant de fois, c’est-à-dire ce que le gouvernement de juillet a su faire sans augmenter les impôts et sans accroître sensiblement le chiffre de la dette publique. L’Angleterre de 1688 n’a pas fait en dix-sept ans pour 3 milliards de travaux publics, et cependant les dépenses publiques ont été annuellement, sous le règne de Guillaume III, trois fois plus fortes que sous Jacques II. Neuf ans après la révolution de 1688, la dette publique, qui n’existait pas sous les Stuarts, s’élevait déjà à plus de 500 millions de francs. Un pareil chiffre, que l’Angleterre a bien dépassé depuis, était alors inoui en Europe et même en Angleterre. La chambre des communes retentissait de récriminations amères contre un si lourd fardeau ; Guillaume ne persistait pas moins à demander tous les ans de nouveaux sacrifices, soit pour la liste civile, soit pour les dépenses militaires. Il en résultait une très vive irritation contre lui, qui se manifestait non-seulement par des discours, mais par des votes très significatifs. Le gouvernement de Guillaume fut plus d’une fois l’objet d’un blâme formel de la part du parlement ; le roi s’embarquait alors pour la Hollande et y restait le plus long-temps possible, menaçant d’y rester toujours. Les communes passaient leur colère sur les ministres en les forçant à résigner leurs emplois et même en les mettant en accusation, ce qui arriva plusieurs fois, et pour les plus illustres ; mais les pairs acquittaient toujours.

On a beaucoup parlé de corruption et de vénalité pour ruiner la monarchie de 1830 : chacun sait maintenant à quoi s’en tenir sur cette accusation comme sur tant d’autres ; mais, dans tous les cas, les reproches qui ont été faits sous ce rapport au gouvernement du roi déchu ne sont rien en comparaison de ceux qui ont été justement adressés au gouvernement de Guillaume. En traçant le portrait de ce prince, Hume conclut par ces mots : « Pour mieux parvenir à ses fins, pour engager ses états dans des querelles étrangères où ils semblaient devoir trouver leur ruine, il ne se fit aucun scrupule d’employer tous les moyens de corruption, ce qui pervertit entièrement les mœurs de ses sujets. » On comprend, en effet, qu’il dût nécessairement en être ainsi ; plus l’Angleterre résistait à épuiser son sang et ses trésors pour une cause étrangère, plus l’obstiné monarque qui la maintenait malgré elle dans cette voie avait besoin de gagner les votes dans le parlement pour obtenir les énormes subsides qui lui étaient nécessaires. Aussi la corruption était-elle publique, éhontée ; non-seulement elle s’exerçait par des places, des pensions, des concessions de terres, des largesses de tout genre, mais à tout instant les communes découvraient dans les comptes des sommes affectées à des dépenses secrètes et distribuées a des membres du parlement : ces actes scandaleux restaient impunis.

À ceux qui seraient encore tentés de rappeler un procès célèbre qui a si tristement marqué l’année 1847, il serait trop facile d’opposer des procès bien plus nombreux et plus graves qui n’aboutirent à aucune répression. Une seule fois, les communes purent se faire justice elles-mêmes ; leur propre président, sir John Trevor, convaincu de malversation, fut obligé d’abdiquer le fauteuil et expulsé de la chambre en 1695 ; mais il n’en était pas ainsi quand le coupable appartenait à la chambre haute. La session de cette même année 1695 fut remplie d’enquêtes contre des fonctionnaires prévaricateurs ; il fut reconnu, entre autres choses, que la compagnie des Indes avait payé près de 90,000 livres sterling (2,250,000 francs) pour services secrets. Le duc de Leeds fut accusé d’avoir reçu sa part de cette distribution, et traduit comme tel par les communes devant la chambre des lords. Le roi Guillaume, et c’est ici que se manifeste. Dieu merci, une différence essentielle entre les deux époques, se rendit lui-même au parlement pour étouffer l’affaire ; il n’eut pas honte de déclarer publiquement aux membres des deux chambres que, la saison étant fort avancée et son intention étant de fermer la session sous peu de jours, il les invitait à s’occuper exclusivement de l’expédition des affaires les plus importantes. Les communes persistèrent, mais sans obtenir satisfaction ; la session fut close, en effet, peu de jours après, et l’accusation contre le duc de Leeds n’eut aucune suite. La même accusation avait été portée deux ans auparavant contre lord Falkland, président du conseil d’amirauté, qui avait été enfermé à la Tour, mais relâché deux jours après. Halifax, Somers, Portland, tous les ministres de Guillaume, ne furent pas à l’abri de pareils soupçons.

Il y a loin, comme on voit, de cette vénalité audacieuse, affichée, publiquement protégée par le roi et les lords, à ce qu’on a appelé la corruption du dernier règne. Il est malheureusement vrai, et pourquoi le nier ? que les nécessités électorales avaient créé parmi nous autour de chaque député une clientelle toujours exigeante, toujours en quête d’emplois et d’avancemens ; mais était-ce le gouvernement qui l’avait faite ? Non, elle s’était formée d’elle-même, par cette force des choses qui place partout le mal à côté du bien, et qui fait que par tout pays, dans la républicaine Amérique comme dans l’aristocratique Angleterre, les mauvais instincts de la nature humaine tendent à faire de l’élection un marché. D’autres instincts plus élevés, plus généreux, luttaient contre cette tendance, le gouvernement essayait de s’y soustraire en multipliant les obstacles à l’entrée de toutes les carrières et les règles d’avancement pour diminuer autant que possible le nombre des postulans ; mais, après tout, quand on avait fait ce qu’on avait pu pour restreindre le mal, on aimait mieux subir cette loi dans une certaine mesure que compromettre de plus grands intérêts, et l’expérience n’a que trop prouvé qu’on avait raison.

Il faut d’ailleurs être juste envers tout le monde. Je ne crois pas que Hume soit dans le vrai quand il accuse Guillaume III d’avoir perverti les mœurs de ses sujets ; ces mœurs étaient perverties d’avance, cinquante ans de révolutions avaient produit en Angleterre leur effet habituel ; toutes les notions du bien et du mal étaient confondues ; le sentiment du devoir et du droit s’était effacé dans cette rapide succession de bouleversemens. On n’a qu’à lire surtout l’histoire du règne de Charles II pour voir jusqu’à quel point la licence des mœurs et la corruption des ames avaient été poussées ; tout le monde était vénal à cette cour, même le roi, et, ce qui rendait cette vénalité universelle plus honteuse et plus coupable, c’est que le gouvernement tout entier était à la solde d’un prince étranger, Louis XIV. Loin d’être un nouveau pas dans la corruption, le régime fondé en 1688 fut le commencement d’une autre ère : l’immoralité ne disparut pas sur-le-champ, il a fallu à l’Angleterre cent cinquante ans d’un gouvernement régulier pour en venir où elle en est aujourd’hui sur ce point, et elle n’a encore réussi qu’à préserver de la corruption les hautes régions de sa société politique, la vénalité se donne libre carrière ailleurs, et notamment dans les élections ; mais enfin c’est aux années qui suivirent la révolution de 1688 que remontent les premiers efforts tentés par la nation pour se défaire de cette maladie qui la déshonorait.

De même, en France, la corruption politique ne date pas de 1830 : elle est plus ancienne ; elle est née sous l’ancienne monarchie, a grandi dans l’époque révolutionnaire et impériale, et s’est plutôt atténuée qu’accrue sous la restauration et la monarchie de juillet. De tous les gouvernemens, sans exception, les plus corrupteurs sont les gouvernemens révolutionnaires ; le pays y est témoin de fortunes rapides faites par des moyens souvent illicites dans les affaires publiques, et il s’habitue à croire que la politique est un voile commode pour couvrir tous les méfaits. Après eux viennent les gouvernemens despotiques ; le mal est moins général, il se condense dans les hommes investis de l’autorité, mais il s’y développe avec une intensité effrayante. Les gouvernemens libres sont les moins corrupteurs de tous, et cependant c’est sous ces gouvernemens que la corruption fait le plus de bruit. Tout paraît au grand jour dans un pays libre, surtout le mal, et il y paraît grossi, amplifié par les déclamations passionnées de l’opposition. En réalité, ces gouvernemens, loin de favoriser la corruption, sont les seuls qui travaillent à la réprimer, et c’est précisément parce qu’ils la répriment qu’ils en font beaucoup parler. Hélas ! pour qui regarde au fond des choses, c’est moins pour avoir excité l’avidité publique que pour n’avoir pas pu la contenir, que le gouvernement de juillet est tombé ; il y a bien paru au débordement d’appétits qui a suivi sa chute.

Pourquoi donc cette destinée si différente pour deux établissemens dont le second paraît si supérieur au premier ? Est-ce que les partis hostiles auraient été plus violens, plus obstinés, en France qu’en Angleterre ? Non certes. Il y avait en Angleterre, en 1688, les mêmes partis qu’en France en 1830, les légitimistes ou jacobites et les républicains ou indépendans : ni les uns ni les autres n’abdiquèrent à l’avènement de Guillaume III. Le parti jacobite fit même ce que n’a point fait le parti légitimiste en France ; il livra bataille d’abord à la Boyne, puis à plusieurs reprises en Écosse, puis enfin à Culloden, et ce ne fut qu’après soixante-dix ans de conspirations et de révoltes qu’il se résigna aux faits accomplis. Quant aux républicains, ils se montrèrent non moins tenaces, et le vieux levain du long parlement fut lent à se dissoudre. La proposition formelle fut faite de s’en tenir à une république après l’expulsion de Jacques II et de ne donner la couronne à personne ; cette proposition avait dans le pays un assez grand nombre d’adhérent. Ce n’était pas chose aussi inouie qu’on pourrait croire qu’un parti républicain à la fin du XVIIe siècle. L’exemple d’une révolution aussi subversive que la révolution française n’avait pas encore décrié aux yeux de tous les peuples le nom de république ; ce nom se rattachait au contraire aux plus beaux souvenirs de l’Europe contemporaine. Sans parler de la république de Venise, alors dans tout l’éclat, de sa splendeur, et de la république helvétique, si fière de sa liberté, c’était encore une république, celle des Provinces-Unies, qui avait tenu tête successivement aux deux plus puissans monarques du monde, Philippe II et Louis XIV, et qui, presque sans territoire, avait conquis en Europe un des premiers rangs.

Les Anglais n’avaient pas besoin de chercher hors de leur propre histoire des exemples en faveur de la république. Plus heureux, que les républicains français, dont les prédécesseurs n’excitent que l’horreur et l’effroi, les républicains anglais pouvaient invoquer le souvenir d’un temps qui avait été glorieux après tout. Si l’exécution de Charles Ier fut un crime presque aussi abominable que celle de Louis XVI, ce crime avait été suivi de grands succès au dehors et au dedans. L’Irlande comprimée, avec d’affreux moyens sans doute, mais à cette époque on n’y regardait pas de si près, le fameux acte de navigation rendu, la guerre entreprise avec succès contre les Provinces-Unies et contre l’Espagne, alors les deux premières puissances maritimes du monde, la Jamaïque occupée, Dunkerque pris, le pavillon anglais craint et respecté sur toutes les mers et la puissance coloniale du pays fondée, tels avaient été les résultats de dix ans de république. Cromwell n’ayant jamais pris le titre de roi, son gouvernement se confondait avec la république proprement dite, tandis qu’en France la gloire de l’empire était distincte de l’anarchie de 93 et de la faiblesse du directoire. La révolution anglaise avait eu d’ailleurs des succès sans revers, et rien de semblable aux deux invasions de 1814 et 1815 n’avait blessé les ames patriotiques. La république semblait donc avoir beaucoup plus de chances de rétablissement en Angleterre qu’en France, et elle avait en effet un plus fort parti.

Est-ce enfin que les partis parlementaires se soient montrés en Angleterre moins ardens et moins personnels ? Pas davantage. Les whigs et les tories se sont disputé le pouvoir, soit sous Guillaume III, soit sous la reine Anne, avec un acharnement dont les restes durent encore et qui dépasse de beaucoup tout ce qu’on a pu voir en France depuis vingt ans dans ce genre. Unis ou à peu près pour expulser Jacques II et appeler Guillaume III, ils se divisèrent aussitôt que le danger commun fut passé, et reprirent toutes les haines et toutes les rivalités un moment suspendues. Quelles qu’aient été les luttes déplorables dont nous avons été témoins pour la possession des portefeuilles, pour si loin qu’aient été portées parmi nous la mauvaise foi des partis, la fureur des ambitions déçues, l’aveugle jalousie, l’impatience effrénée des chefs, ce n’était pas encore, il faut en convenir, ce que l’Angleterre avait vu dans le cours orageux du XVIIIe siècle. On peut dire hardiment que whigs et tories étaient capables de tout pour se supplanter, et que, dans les deux camps, on était également fier des plus grandes bassesses quand elles pouvaient servir contre l’ennemi.

Il faut pourtant bien qu’il y ait des causes pour que la meilleure des deux monarchies ait succombé, tandis que la moins bonne a survécu. Ces causes, M. Guizot les a cherchées dans la différence du point de départ des deux révolutions, et c’est là qu’elles sont en effet. Tout fait historique a des racines profondes qui ne se découvrent pas tout d’abord ; pour bien comprendre la conclusion, il faut remonter jusqu’aux prémisses, et la fin est contenue d’avance dans le commencement.

La première dissemblance que fait remarquer M. Guizot entre les deux grandes époques qui ont commencé, pour l’Angleterre en 1640, et pour la France en 1789, c’est chez l’une la prépondérance et chez l’autre l’absence de l’esprit religieux. À première vue, le XVIe et le XVIIIe siècle se ressemblent : ce sont également deux périodes de luttes et de controverses ; mais, au fond, un fait capital les divise. Au XVIe siècle, l’agitation est plus religieuse que politique ; au XVIIIe, elle est plus politique que religieuse ; aux yeux de M. Guizot, tout est là. « Ce fut, dit-il, la fortune de l’Angleterre au XVIIe siècle, que l’esprit de foi religieuse et l’esprit de liberté politique y régnaient ensemble. Toutes les grandes passions de la nature humaine se déployèrent ainsi sans qu’elle brisât tous ses freins, et les espérances comme les ambitions de l’éternité restèrent aux hommes quand ils crurent que leurs ambitions et leurs espérances de la terre étaient déçues. » Ce beau langage exprime une idée d’une vérité incontestable ; les premiers révolutionnaires anglais étaient des chrétiens, des puritains, des hommes d’une foi exaltée, et la plus grande arme de leur chef Cromwell était la prédication sur les matières les plus subtiles de la théologie ; les premiers révolutionnaires français furent au contraire des athées, élevés par les encyclopédistes dans le mépris et la dérision des choses saintes, et dont les passions, les préjugés, les intérêts, purent déborder sans rencontrer aucun frein. Ce n’étaient pas les saturnales du culte de la raison qui pouvaient beaucoup les contenir dans leurs emportemens.

Sans doute, les puritains anglais étaient aussi de hardis réformateurs au point de vue religieux, et, tout en conservant les principes généraux de leur foi, ils bouleversaient les conditions du culte établi ; mais, au milieu même de leurs écarts les plus divergens, entre ces sectes si nombreuses et si violentes, il y avait quelque chose de commun, le respect de l’Évangile ; ils reconnaissaient, dit excellemment M. Guizot, une loi qu’ils n’avaient pas faite, et s’humiliaient tous devant elle malgré leur orgueil. C’est cette loi qu’ils n’avaient point faite qui a manqué aux réformateurs français. Tout était de main d’homme pour eux, il n’y avait nulle part une muraille divine qui leur commandât de s’arrêter. De là, dès l’origine, ce caractère immodéré qui a distingué notre révolution et qui la distingue encore. De là, au contraire, cette limite toujours posée devant la révolution anglaise. Au plus fort des luttes politiques, quand toutes les passions soulevées semblaient menacer de ruine les institutions, il suffisait que l’établissement religieux anglican parût en péril pour que tout le monde posât les armes. C’est surtout comme catholiques que les Stuarts ont été exclus, c’est surtout comme protestant que Guillaume III a été appelé, et après lui l’électeur de Hanovre ; la naissance étrangère de ces princes, leur caractère peu sympathique, le peu de goût qu’ils montraient pour la nation anglaise, tout disparaissait pour elle devant ce grand intérêt de la succession protestante.

La seconde différence, moins saillante, mais non moins profonde, et qui est d’ailleurs jusqu’à un certain point une conséquence de la première, est dans la portée même du mouvement politique au commencement des deux révolutions. En Angleterre, la nation ne réclamait d’abord rien de nouveau ; elle ne voulait que ressaisir des droits anciens, positifs, elle s’insurgeait au nom de la grande charte menacée par des empiétemens ; elle ne voulait pas faire une révolution, mais en empêcher une, car c’était le pouvoir royal qui était l’agresseur, c’était la couronne qui cherchait à établir la nouveauté du pouvoir absolu contre les traditions de la liberté. La lutte s’envenima par la résistance de Charles Ier, et finit par aboutir à l’échafaud de White-Hall ; mais au début il ne s’agissaissait pour le pays que de conserver l’héritage commun, et non de faire des conquêtes nouvelles. Rien de pareil ne s’est vu au début de la révolution française : quelques hommes plus éclairés et plus vertueux que les autres ont bien essayé un moment de rattacher le mouvement de 1789 à la tradition des anciennes libertés nationales, mais ils ont été dépassés dès le premier jour ; le souvenir des états-généraux s’était perdu dans deux siècles de despotisme, tandis qu’en Angleterre le nom du parlement n’avait jamais cessé d’être présent, et, loin que le pouvoir royal en France entreprît d’empiéter, ce fut au contraire la révolution qui prit immédiatement l’agression contre la couronne inoffensive.

On ne succède pas impunément à un mouvement philosophique comme celui du XVIIIe siècle. Ce mouvement avait tout ébranlé, les croyances politiques comme les croyances religieuses ; il n’était pas seulement national, il était encore universel : il portait ses visées plus haut et plus loin qu’une simple réforme dans les lois françaises ; il n’aspirait à rien moins qu’à changer le sort de l’humanité tout entière. De pareilles prétentions s’étaient bien montrées en Angleterre, et le XVIe siècle avait été, sous tous les rapports, le précurseur du XVIIIe ; mais elles n’avaient recruté qu’un petit nombre d’adhérens, elles n’avaient pas pénétré dans la masse de la nation. L’Angleterre, prise dans son ensemble, était restée fermement attachée à ses institutions héréditaires, et si un fort parti égalitaire et républicain s’était formé dans son sein, l’immense majorité du pays avait conservé sa foi dans la nécessité d’une monarchie et d’une aristocratie. Même aujourd’hui, les trois quarts des Anglais sont encore imbus de ces opinions sucées avec le lait, qui passent en France pour des préjugés. Chez nous, au contraire, le doute s’était porté sur tout ; on n’était pas précisément républicain, ou du moins on ne croyait pas l’être, mais on était encore moins monarchique ; on acceptait la monarchie comme un expédient utile, mais personne ne la reconnaissait comme un principe. Quant à l’aristocratie, c’est surtout contre elle qu’éclatait la révolution, son nom seul excitait des transports de colère qui ont eu d’horribles effets.

Il faut remonter bien haut dans l’histoire des deux pays pour trouver l’origine de ces dissemblances. M. Guizot l’avait déjà indiquée dans d’autres temps, soit dans son Histoire de la civilisation moderne, soit surtout dans cet admirable essai sur l’origine du gouvernement représentatif en Angleterre, qui fait partie de ses Essais sur l’histoire de la France. Le grand fait qui a décidé de la destinée du parlement britannique, a dit depuis long-temps M. Guizot, c’est la séparation ancienne de la noblesse nationale en deux grandes branches, dont l’une a formé la chambre haute, et l’autre s’est alliée avec les communes. Ce corps intermédiaire des gentilshommes bourgeois est le véritable sol politique de l’Angleterre, c’est lui qui a de tout temps empêché les guerres de classes, et formé le lien commun entre les diverses parties du grand tout national. Ce corps a manqué en France complètement ; rien ne s’est trouvé aux jours de secousse pour amortir le choc entre la noblesse et le tiers-état, au contraire. Les derniers rangs de l’aristocratie française ont été de tout temps les plus animés contre le tiers-état, ceux qui s’en séparaient le plus par leur orgueil et soulevaient la répulsion la plus vive ; de là le combat à mort et sans merci qui s’est substitué parmi nous à l’association toujours laborieuse, mais au fond toujours vivante, qui a fait la fortune de l’Angleterre.

De l’ensemble de ces faits, il résulte évidemment que les deux révolutions devaient prendre et garder un caractère tout différent. La révolution anglaise avait des bornes connues d’avance, la révolution française n’en avait pas ; l’une était essentiellement conservatrice et superficielle, l’autre était, dès le premier pas, subversive et radicale ; la première est restée anglaise et politique, la seconde a tendu, par sa force propre et par suite de circonstances de temps et de lieu, à devenir humanitaire et sociale. Dès que la révolution d’Angleterre a trouvé la monarchie constitutionnelle, dès qu’elle a obtenu son but primitif, la prépondérance du parlement dans l’état et celle de la chambre des communes dans le parlement, dès que surtout elle a eu satisfaction dans ses besoins religieux, dès qu’elle a eu des garanties certaines pour la conservation d’une église spéciale et indépendante, elle s’est arrêtée naturellement. La révolution française a produit aussi, ou plutôt on lui a fait produire une monarchie constitutionnelle, mais elle ne s’est pas arrêtée là, parce que ce n’était pas ce qu’elle avait cherché dès l’origine. Cette monarchie était, convenons-en, une importation, une imitation de l’étranger, une sorte de tour de force de la part de quelques hommes éminens par le caractère et par le cœur, mais qui avait laissé la nation elle-même étrangère, indifférente et même hostile : il y a bien paru au peu de racines qu’elle avait jetées après dix-sept ans d’une existence toujours heureuse et glorieuse souvent.

Il y avait une différence essentielle entre notre monarchie et celle de nos voisins, quelque soin qu’on eût pris pour les rendre semblables. La monarchie anglaise, sans être exclusivement aristocratique, a du moins pour une de ses bases une aristocratie reconnue par le pays. En France, la révolution avait effacé tout vestige d’aristocratie. Ce que nous avons poursuivi pendant trente ans, ce qui nous a échappé par deux fois, c’est la conciliation de la monarchie et de la démocratie. La tentative était nouvelle dans le monde ; elle valait la peine d’être faite, mais il n’est pas étonnant qu’elle ait échoué. Chacun des deux élémens a successivement protesté contre l’accord ; en 1830, c’est la monarchie qui a engagé la lutte ; en 1848, c’est la démocratie. Dans les deux cas, la monarchie a succombé comme la plus faible ; soit que la démocratie se soit défendue, soit qu’elle ait attaqué, elle a toujours vaincu. C’est qu’en effet il n’y a qu’elle de réel et de vivant parmi nous ; rien ne peut exister qu’avec elle et par elle. Tant qu’elle consent à accepter des contre-poids, à subir des formes qui l’éclairent et la guident, un gouvernement tempéré est possible ; mais dès qu’elle se soulève pour un motif injuste ou légitime, pour un grief réel ou pour une simple fantaisie, rien ne peut lui résister. Le fonds du gouvernement anglais est aussi une démocratie, mais moins absolue et moins exclusive que la nôtre ; de tout temps, elle a admis et même appelé des tempéramens et des obstacles, et ces obstacles qu’elle respecte sont anciens et traditionnels, ils ont pour eux en même temps que l’adhésion publique la consécration du temps.

À ces causes générales, indiquées par M. Guizot, on peut en ajouter quelques autres dont il n’a rien dit, parce qu’il avait pour but de susciter et non de faire lui-même la comparaison entre les deux révolutions, et qui ont bien aussi leur valeur. Je veux parler de la situation topographique des deux pays et du caractère national des deux peuples. Certes, il est impossible de nier que la position insulaire de l’Angleterre n’ait eu une grande influence sur son histoire tout entière et sur celle de sa révolution en particulier. La nation anglaise est parfaitement maîtresse chez elle, elle peut faire ce qu’il lui plaît, s’avancer ou s’arrêter quand bon lui semble dans ses transformations politiques, sans que ses voisins aient les moyens d’intervenir dans ses affaires. Louis XIV lui-même, au plus fort de sa puissance, a été contraint de souffrir le voisinage de la république anglaise et de traiter avec elle ; il lui a fait une guerre d’intrigue et de corruption, mais il ne l’a pas combattue directement par les armes. La France est dans une situation toute différente, et les conséquences de cette situation ont été immenses pour elle ; dès que la révolution a commencé, l’intervention de l’étranger a été possible et même probable : c’est la crainte de cette intervention qui a précipité la crise en 17912, et qui est devenue, après 1793, le fait dominant ; vingt ans de guerre contre l’Europe, assurément ce n’est pas là un petit incident, et on peut dire qu’il suffirait à lui seul pour expliquer des différences plus grandes encore que celles qui éclatent entre les deux révolutions.

Les conséquences de cette longue guerre ont été nombreuses. D’abord, elle a surexcité l’esprit révolutionnaire français, déjà si porté à l’excès ; elle a accru la tendance naturelle de notre révolution à sortir d’elle-même et à se répandre sur ses voisins ; elle a favorisé cet esprit de propagande que nous tenons de nos maîtres les philosophes, et qui prétend faire de nous les instituteurs du genre humain. Puis elle a associé aux luttes, aux dangers, aux succès et aux revers de la révolution la population française tout entière ; elle a fourni au peuple proprement dit le moyen de gagner son brevet de noblesse sur les champs de bataille, elle l’a habitué au maniement des armes, et lui a donné, avec le sentiment de ses droits, celui de sa force. En Angleterre, il n’en a jamais été ainsi ; la guerre y est restée une profession à part ; aucune levée en masse n’a été nécessaire pour la défense nationale, et le peuple, inhabile aux armes, est resté plus docile et moins turbulent. Enfin, dans le gouvernement lui-même, l’état de guerre a développé cette organisation particulière à la France et qu’on appelle la centralisation. Héritière de deux despotismes, le comité de salut public et l’empire, la centralisation cadre mal avec la liberté. En Angleterre, il n’y a pas de centralisation ; elle y est considérée comme contradictoire avec la liberté, et je crains bien qu’elle ne le soit en effet. Depuis qu’on a essayé d’établir chez nous la liberté politique, l’habitude de la centralisation n’a servi qu’à tromper la France sur ses institutions, à lui faire croire qu’elle était moins libre qu’elle ne l’était réellement, et elle a été, à deux reprises différentes, un instrument de révolution.

J’en dirai autant du caractère national. Les peuples, comme les individus, ont un caractère, un génie propre et distinct, qui est le produit de leur origine, du climat qu’ils habitent, de la marche qu’a suivie leur développement. Il y a quelques rapports entre le génie français et le génie anglais : ce qui tient au caractère normand et germanique est commun ; mais les oppositions sont encore plus sensibles. On trouve en France un élément latin et méridional qui manque complètement en Angleterre. Pour former un Anglais, il suffit d’un Saxon et d’un Normand ; un Français est beaucoup plus complexe : il se compose non-seulement d’un Franc et d’un Gaulois, mais encore d’un Romain, et le plus souvent c’est le Gaulois et le Romain qui dominent. La persévérance est le signe distinctif de l’homme du Nord ; la mobilité est, au contraire, caractéristique de l’homme du Midi. L’Anglais est raisonnable, pratique, positif, il a peu de besoins d’imagination, il sait en toute chose démêler le possible et s’en contenter ; le Français est plus entreprenant, moins calculateur ; le possible ne lui suffit pas, il aime l’inconnu, le nouveau, l’impossible. Je ne sais qui a défini l’Anglais un animal politique : cette définition est parfaitement juste, mais elle est complètement inapplicable au Français, qui ne sait pas se restreindre, s’assigner un but déterminé, et qui va par la pensée au-delà des faits, qui poursuit sans cesse un vague idéal.

Ces traits distinctifs du génie français, qui sont en même temps nos plus grands défauts et nos qualités principales, l’imagination, l’entraînement, n’ont pas peu contribué à nous rendre impropres, du moins jusqu’ici, au régime essentiellement raisonnable de la monarchie représentative anglaise. Ces formes savantes et compliquées, ces fictions légales, ces limites volontaires que s’impose chaque action individuelle ou collective, et qui permettent de concilier la liberté la plus absolue avec l’ordre le plus parfait, ne s’accommodent pas de notre caractère impatient et fantasque. La France est une nation littéraire, une nation militaire, ce n’est pas une nation politique. Toute démocratie est déjà par elle-même irréfléchie, envieuse et changeante. Qu’est-ce donc quand ces conséquences du génie démocratique se développent chez un peuple ardent, téméraire, prompt à saisir le côté faible de toute chose, frondeur par nature et par habitude, fougueux et irrésistible dans ses premiers mouvemens, léger et passionné tout ensemble, sceptique, vain, ambitieux, indiscipliné, et qui savait déjà très bien crier par la bouche du plus national de ses poètes, quand il obéissait au monarque le plus glorieux et le plus respecté de l’Europe :

Notre ennemi, c’est notre maître ;
Je vous le dis en bon français ?

Quand les communes anglaises avaient bien crié contre Guillaume III et son gouvernement, il suffisait que ce prince fît mine d’abdiquer pour que toute opposition cessât. Plus tard, après l’avènement de la maison de Hanovre, l’Angleterre, ainsi que le remarque M. Guizot, ne se sentait aucune affection pour des princes allemands qui ne parlaient pas sa langue, qui se déplaisaient au milieu d’elle et saisissaient avec empressement tous les prétextes de la quitter pour aller vivre dans leur ancien petit état. Les querelles domestiques de la famille royale, les mœurs grossièrement licencieuses de la cour, offusquaient le pays. F, cependant, dès que quelque péril semblait menacer le trône, toutes les classes de la société oubliaient leurs mécontentemens, leurs déplaisirs, le peu de sympathie que leur inspirait le gouvernement, pour ne plus se préoccuper que de leurs propres intérêts. L’immense majorité sentait parfaitement que l’établissement de 1688 formait un tout dont les parties étaient étroitement liées entre elles, et que la pierre fondamentale de l’édifice était la couronne. De même, dans leurs plus vives querelles avec la chambre des lords, les communes s’arrêtaient toujours à temps ; elles respectaient la prérogative de l’aristocratie, comme l’aristocratie elle-même respectait les droits des communes et savait céder à propos. C’est ainsi que l’Angleterre a maintenu jusqu’à nos jours sa constitution au milieu de tant de traverses, et que, d’un instrument qui semblait si imparfait, elle a su faire l’usage le plus profitable.

En France, au contraire, nous avons vu la nation se détacher de son gouvernement à mesure qu’il semblait s’asseoir et se consolider. Loin de s’identifier de plus en plus avec lui, elle s’est laissé persuader qu’il était distinct d’elle-même ; elle a cru tout ce qu’on lui en disait, sans se donner la peine d’y regarder sérieusement. Plus son bien-être s’accroissait, plus elle s’habituait à l’idée que tous ces biens lui venaient en quelque sorte d’eux-mêmes, et que son gouvernement n’y était pour rien. Elle était devenue, à l’égard des chefs qu’elle s’était donnés, défiante, inquiète, jalouse et malveillante. Les succès même tournaient contre ceux qui les avaient obtenus, et l’on peut dire avec raison que ce n’est pas pour n’avoir pas réussi, mais pour avoir trop réussi, que la monarchie de juillet est tombée. Le mariage de M. le duc de Montpensier, par exemple, qui aurait dû consolider le trône à tout jamais, en lui donnant pour point d’appui la grandeur du pays au dehors, a été, au contraire, une des armes les plus puissantes entre les mains de l’opposition. Il en est de même de l’imposante majorité que les élections de 1846 avaient donnée au ministère ; dans un pays qui aurait pris ses institutions au sérieux, une pareille victoire eût été décisive ; elle a été décisive en effet, mais pour amener une réaction qui a tout abattu. Un beau jour, l’émeute s’est levée contre des pouvoirs discrédités, la nation s’est rangée pour laisser passer l’émeute, et le lendemain, à sa grande surprise, elle a trouvé qu’elle avait laissé faire une révolution contre elle-même.

Il est vrai que, pour avoir quelque chose à dire, on a imaginé dans ces derniers temps une accusation singulière contre le gouvernement dépossédé : de même que, pendant sa durée, on l’accusait de rendre la nation trop riche, ce qui ne laissait pas déjà que d’être assez étrange, de même aujourd’hui on l’accuse de ne s’être pas assez défendu. Ce reproche est bizarre, assurément, de la part de ses ennemis : je concevrais qu’il lui fût adressé par ceux qui l’ont servi, et encore à mon avis serait-ce à tort ; mais par ceux qui ont travaillé à le détruire, c’est lui peu fort. Il est difficile d’avouer plus ingénument qu’on l’attaquait sans motif. Assurément, s’il eût résisté à la secousse, la nation y aurait beaucoup gagné ; mais alors que devenaient ces accusations passionnées, échafaudées de si longue main ? Elles s’écroulaient, entraînant avec elles ceux qui les avaient construites avec tant d’art et de haine. Vous-mêmes, où seriez-vous, vous qui parlez, vous qui reprochez au gouvernement que vous avez combattu d’avoir disparu devant l’émeute que vous avez soulevée, si ce gouvernement avait employé les armes dont se servent en pareil cas les gouvernemens qui se défendent ? Vous seriez proscrits, exilés, car vous aviez engagé le fer à un point qui ne permettait plus de reculer, et il fallait de toute nécessité que l’un des deux combattans restât sur la place. Laissez donc exprimer à d’autres ce grief, qui peut être trop aisément retourné contre vous ; se plaindre aujourd’hui d’avoir réussi trop vite et trop aisément, c’est une de ces comédies de l’histoire qui accompagnent quelquefois les grandes tragédies.

Mais je vais plus loin, et je me demande si ce gouvernement devait et pouvait se défendre davantage. Je n’hésite pas à dire non, bien que je doive heurter ici une opinion généralement répandue. D’abord je pose en fait que la défense n’a pas toujours été possible, non certes que l’émeute eût par elle-même la moindre force, les évaluations qui portent au plus bas le nombre des combattans sont encore, à mon avis, au-dessus de la vérité : ce n’est pas une armée, ce n’est pas même un régiment, c’est un bataillon qui aurait suffi pour disperser les faibles groupes des assaillans proprement dits ; mais, si l’émeute matérielle était misérable, l’émeute morale était énorme. N’ayons pas d’illusion rétrospective, et acceptons la vérité comme elle est : dès le premier moment, il a été manifeste pour tous que le gouvernement était abandonné par l’opinion publique, surtout à Paris. La révolution a été faite du jour où une partie de la garde nationale est venue impunément porter à la chambre des députés des pétitions pour la réforme : cette démonstration révolutionnaire a été la véritable émeute ; c’est celle-là qu’il aurait fallu réprimer tout d’abord. Le pouvait-on ? Matériellement, oui ; moralement, non. C’est cette puissance de l’opinion, irrésistible même quand elle s’égare, qui a retenu les épées dans le fourreau et les balles, dans les gibernes. On dit que l’opinion ne voulait pas la chute du gouvernement ; c’est possible, mais elle lui ôtait les moyens de se défendre, ce qui revient au même.

La question militaire n’est rien en pareil cas. Le plus grand homme de guerre que la France ait produit depuis Napoléon, le maréchal Bugeaud, était à Paris en février ; il a été mis un moment à la tête des troupes, qui le connaissaient, qui l’aimaient ; il ne manquait certes, ni d’attachement à l’ordre établi, ni de résolution, et son épée s’est brisée entre ses mains. Ceux qui ont pris part depuis aux affaires publiques sont fiers et avec raison de la répression vigoureuse de juin 1848 et de juin 1849 ; mais la situation était bien différente : ce n’était pas la première fois qu’on tirait le canon dans les rues de Paris ; le gouvernement royal, en juin 1832, avait montré absolument la même énergie, et c’est ce même maréchal Bugeaud qui avait pris alors la part la plus active à la répression. Que dis-je ? le général Lamoricière qui a si bravement et si heureusement combattu en juin 1848, n’était-il pas précisément un de ceux dont l’intervention avait été impuissante en février ? Le général Changarnier est encore le seul qui ne compte que des succès contre l’émeute ; mais, quels que soient ses talens militaires et son brillant courage, il a surtout réussi parce qu’il avait l’opinion pour lui. Si jamais il avait à défendre à son tour un gouvernement abandonné par l’opinion, l’issue pourrait bien être différente. En juin 1848 et en juin 1849, comme en 1832, la grande majorité du pays demandait une forte résistance ; cette résistance n’a pas manqué. En février 1848, comme en août 1830 ; la grande majorité du pays était hostile à la résistance ; la résistance a avorté.

Et, quand même la résistance eût été possible, je nie qu’elle fût utile et même légitime. Comprend-on quelle eût été la situation du roi et de son gouvernement le lendemain d’une répression sanglante dans les rues de Paris sans le concours de la garde nationale et même contre elle ? Je sais bien que, dans ce moment-ci, après l’épreuve faite, la grande masse de la nation serait en faveur du gouvernement quelconque qui n’hésiterait pas à faire mitrailler la garde nationale elle-même, si elle prenait parti pour l’émeute ; mais en février l’état des esprits était tout autre, on l’a bien vu par l’effet que produisit dans la soirée du 23 la décharge du boulevard des Capucines. On oublie vite dans ce pays-ci, et on a complètement oublié depuis deux ans où nous en étions au commencement de cette fatale année 1848. L’émeute ne criait pas : Vive la république ! elle s’en gardait bien ; elle criait : Vive la réforme ! et la plus grande partie de la garde nationale de Paris était avec elle d’intention ou de fait. Ce n’était pas contre la république, mais contre la réforme que le gouvernement aurait remporté sa victoire d’un jour ; le lendemain, il se serait trouvé en présence de la population de Paris tout entière indignée d’avoir vu couler le sang pour une cause qui lui paraissait juste, et dans le parlement, en face d’une opposition déjà arrivée aux dernières limites de la violence et fortifiée par la passion du dehors.

Le roi Louis-Philippe devait sa couronne à un mouvement national, il n’a pas voulu lutter contre un mouvement national tout aveugle qu’il fût. S’il avait ordonné le feu, il n’en aurait peut-être que plus sûrement été réduit à la nécessité d’abdiquer, et on aurait pu dire de lui qu’il avait inutilement versé le sang pour son intérêt personnel. Mieux vaut qu’il soit descendu du trône comme il y était monté, pur de toute violence et de tout excès. Vous le regretterez, messieurs, disait fièrement la reine à ceux qui avaient envahi son cabinet pour le presser d’abdiquer, et cette parole de la noble épouse, inspirée par un juste sentiment de l’ingratitude publique, n’a pas tardé à se confirmer. Au lieu du regret, c’est la fureur que la conduite contraire aurait excitée, et Dieu sait où cette fureur nous aurait menés. Tant que le roi a pu croire que la nation ne séparait pas sa cause de la sienne, tant qu’il s’est vu entouré de l’assentiment public, il n’a reculé ni devant des émeutes plus formidables que celle de février, ni devant les balles des assassins. Le cœur ne lui a manqué que pour entreprendre une lutte contre la nation qui l’avait fait roi. Peut-on l’en blâmer ? Les rois légitimes se défendent toujours et à tout prix, parce qu’ils croient avoir un droit supérieur à celui des peuples ; les rois constitutionnels n’ont le pouvoir et le droit de se défendre qu’autant que les peuples se défendent avec eux.

Il en est de même de ce qui a suivi l’abdication du roi. Le roi parti, la régence n’était guère possible dans l’état d’exaspération des esprits, avec le surcroît d’espérances données aux partis hostiles par l’abdication, quand le flot révolutionnaire vainqueur ne trouvait plus devant lui qu’une femme et un enfant. Ce qui est arrivé en une heure pouvait arriver en un jour, en un mois, en un an, plus ou moins, si la régence avait été proclamée, et avec des convulsions terribles. Qui sait, hélas ! si notre histoire révolutionnaire n’aurait pas à enregistrer deux crimes de plus, et si l’assassinat d’une femme et d’un enfant n’aurait pas souillé de nouveau le nom français ! C’était la quatrième fois depuis soixante ans qu’une couronne brisée tombait en France sur le front d’un héritier mineur, et quatre fois le droit de l’enfant royal a été foulé aux pieds : Louis XVII, Napoléon II et le duc de Bordeaux marquaient d’avance la destinée du comte de Paris. Quant à la résistance hors de la capitale, c’est une tentative qui serait tout au plus possible aujourd’hui, après ces deux années d’expérience, mais qui était alors tout-à-fait chimérique. Les départemens, quoi qu’ils en disent maintenant, ont accueilli avec indifférence la chute de la monarchie ; ce n’est que plus tard, lors de la publication des fameux bulletins et de l’envoi des fameux commissaires, qu’ils ont compris de quoi il s’agissait. Quiconque, prince ou citoyen, eût entrepris la guerre civile dans un intérêt qu’on eût regardé comme uniquement monarchique n’aurait recueilli que des malédictions.

Nous tous, qui avons pris part à un titre quelconque au dernier gouvernement, nous serions les derniers des hommes si le sentiment de l’inutilité d’une résistance plus prolongée ne nous avait pas tous gagnés en présence de l’aveuglement général. L’opposition parlementaire surtout, qui a été appelée au dernier moment à sauver la monarchie, et qui n’a usé de son court pouvoir que pour donner l’ordre de rappeler les troupes, aurait une bien lourde responsabilité à porter. Reconnaissons plutôt que, dans un pays libre, il n’y a pas de remède quand les idées sont une fois perverties comme elles l’étaient alors. La résistance n’eût fait qu’aggraver le mal en prolongeant le malentendu. Les yeux se sont ouverts, au contraire, quand la question monarchique n’a plus été posée ; la France s’est trouvée sans illusion possible en face d’elle-même, et le retour vers la vérité a commencé. Le gouvernement provisoire y a contribué tout le premier plus qu’on ne semble l’avouer aujourd’hui, et, d’expérience en expérience, de progrès en progrès ; nous sommes arrivés où nous en sommes. Quand un peuple n’a pas de principes, rien ne peut lui être profitable que les leçons, et le plus grand malheur comme le plus grand tort de la monarchie de juillet, c’est d’avoir trop voulu épargner à la nation les épreuves et les faut pas ; si plus de petites fautes avaient été commises, on aurait peut-être appris à éviter la grande.

Voilà donc la France lancée de nouveau dans la périlleuse carrière qu’elle semblait avoir quittée. La révolution, un moment suspendue, a repris son cours : où aboutira-t-elle ? Telle est aujourd’hui la question. Pouvons-nous espérer de rentrer un jour dans les voies paisibles et régulières de la monarchie constitutionnelle, ou sommes-nous livrés sans retour à toutes les chances de l’inconnu ? Grave et redoutable problème que le temps seul peut résoudre. Pour mon compte, je crains bien qu’il ne soit résolu déjà contre la forme de gouvernement que je préfère. L’avenir nous réserve-t-il une forme définitive, spéciale, qui satisfasse à tous les besoins de notre révolution, et qui soit pour elle ce que la monarchie constitutionnelle a été pour la révolution anglaise, ou cette révolution française, qui a commencé par de si grandes promesses et qui a déjà fait de si pénibles efforts pour les réaliser, est-elle destinée à avorter misérablement et à entraîner dans sa chute la nation qui l’a produite ? Je ne puis croire, malgré de sinistres symptômes, que le temps de la décadence et de la mort soit venu pour cette puissante nation française qui a rempli le monde du bruit de son nom ; je ne puis croire que ce grand et beau mouvement de 1789 ait été le commencement d’une agonie, au lieu d’être le point de départ d’une résurrection ; mais je crains bien que le terme de cette révolution, si elle en a un, ne soit pas la monarchie constitutionnelle, telle du moins que nous la connaissons jusqu’ici.

Des cinq gouvernemens qui se sont succédé en France depuis 1789, trois sont tombés par leur faute, la république, l’empire et la restauration ; deux sont tombés par la faute du pays, qui n’a pas su les soutenir, la monarchie de Louis XVI et la monarchie de 1830. Ces deux dernières étaient plus ou moins des monarchies constitutionnelles. La restauration a été aussi, à certains égards, une monarchie constitutionnelle ; mais son principe était différent, et elle a succombé pour avoir voulu cesser de l’être, tandis que les deux autres ont péri pour avoir voulu vivre par la loi et selon la loi. On peut dire avec juste raison du gouvernement de Louis XVI, comme du gouvernement de Louis-Philippe, qu’il a été emporté au milieu de son succès. La plupart des historiens modernes, ne commençant leurs récits qu’à la convocation des états généraux en 1789, ne parlent pas du règne de Louis XVI. Ce règne qui avait duré quinze ans, quand a éclaté la révolution, ne mérite pas un pareil oubli. Rien n’avait été négligé par cet excellent et malheureux prince pour réparer les funestes effets du détestable gouvernement de Louis XV ; il n’y était pas sans doute complètement parvenu, mais il avait fait à peu près tout ce qui était possible. Au dedans, l’habile administration de Turgot et de Necker avait affranchi le travail, réorganisé l’administration et rétabli l’ordre dans les finances ; au dehors, le traité d’alliance avec les États-Unis et la guerre maritime contre l’Angleterre avaient amené la plus grande victoire que la France eût obtenue depuis Louis XIV.

En 1792, comme en 1848, la France ne s’est pas contentée des résultats excellens obtenus par son gouvernement ; elle a eu, comme dit M. de Lamartine, l’impatience du mieux, et cette impatience du mieux l’a jetée dans le pire. Dans l’un et l’autre cas, le gouvernement étant libéral, modéré, ennemi de toute violence, et ne cherchant sa force que dans l’adhésion publique, a été délaissé par la nation et livré sans défense à l’agression du premier venu. La bande qui s’est emparée des Tuileries au 10 août n’était ni plus nombreuse ni plus respectable que celle qui s’est emparée des Tuileries le 24, février ; aux deux époques, c’est la même cause, l’abandon universel, qui a produit la même catastrophe. Ne semble-t-il pas résulter de ce même fait, reproduit si exactement à soixante ans d’intervalle, que ce régime de la monarchie constitutionnelle essayé deux fois, deux fois renversé au plus fort de ses bienfaits, n’est pas dans les mœurs de ce pays-ci ? Il est vrai que, de leur côté, les gouvernemens excessifs n’ont pas été plus heureux, et que l’anarchie terroriste, le despotisme impérial, la simple tentative d’un retour au droit divin de la part de la restauration, ont abouti bien vite aux mêmes chutes. Malheureusement l’impuissance des uns ne remédie pas à l’impuissance des autres. Ce qui résulte le plus clairement de l’avortement successif de ces diverses tentatives, c’est que ni les unes ni les autres n’offraient la solution tant cherchée, et que le fruit qui doit sortir de la révolution n’était pas mûr.

Dira-t-on que la nation est corrigée par l’expérience, et qu’elle ne retombera plus à l’avenir dans les mêmes erreurs ? Je le souhaite, mais je suis forcé d’en douter. Certes, si nous pouvions prendre un peu de ce bon sens pratique qui caractérise les Anglais et l’ajouter à nos autres qualités, nous serions le premier peuple du monde. Si une première fois, sous Louis XVI, nous avions su rendre justice à ce que nous avions, tous les bons résultats de la révolution auraient été obtenus beaucoup plus vite, beaucoup plus sûrement, et tous les mauvais auraient été écartés. C’est là la première faute, la faute fondamentale, d’où ont découlé plus tard tous nos malheurs ; cette première faute commise et péniblement expiée, si une seconde fois, sous Louis-Philippe, nous avions su nous arrêter, nous aurions maintenant devant nous l’avenir le plus magnifique, au lieu des sombres nuages qui couvrent notre horizon. Quels beaux rêves de grandeur et de prospérité cette fatale méprise a détruits sans retour ! Mais, encore un coup, tous les regrets du monde ne peuvent rien changer à ce qui est. Deux fois on a essayé de nous donner les idées et les habitudes anglaises, deux fois on a échoué. Nous ne pouvons pas, à ce qu’il paraît, prendre ce que notre révolution a eu de bon sans subir en même temps ce qu’elle a eu de mauvais. La Providence a voulu sans doute nous refuser à tout jamais ce qui nous manque, afin que la nation française ne fût pas trop puissante et trop heureuse.

Je ne dis pas que la république soit le gouvernement définitif de la France : je n’en sais rien, et je me garderai bien, dans un pays aussi capricieux que le nôtre, de rien augurer de l’avenir ; mais ce qui me frappe dans la république depuis qu’elle existe, c’est que des difficultés qui auraient été presque invincibles sous la monarchie se sont aplanies comme d’elles-mêmes. Le bon sens national, qui semblait si complètement perdu en 1847, s’est retrouvé tout d’un coup quand la monarchie a disparu. Nous avons vu les plus ardens fauteurs de l’opposition à tous les degrés jeter à l’eau de la meilleure grace du monde leurs déclamations de la veille, et se faire, avec une promptitude merveilleuse, hommes d’ordre et de gouvernement jusqu’à l’excès. Tous ces partis qui travaillaient avec tant d’ardeur à mettre leur pays dans le chaos, effrayés eux-mêmes de leur succès, se sont mis résolûment à l’œuvre pour l’en tirer. Assurément, quelles que soient les formes extérieures du suffrage, la France n’est pas plus maîtresse d’elle-même aujourd’hui qu’elle ne l’était hier ; mais elle le sait, elle le sent davantage ; chacun se voit responsable de son propre sort et agit en conséquence. J’aurais mieux aimé que cette conviction fût achetée moins cher, et que la France sût se reconnaître plus tôt dans son gouvernement, mais je reconnais que la république a apporté avec elle sa compensation ; si elle a affaibli et appauvri la France pour long-temps, elle l’a contrainte à s’avouer qu’elle ne dépendait que d’elle-même. C’est bien quelque chose.

Je n’ai parlé jusqu’ici que de nos défauts : maintenant que la nation est souveraine absolue, sans contre-poids, sans contrôle, le moment est venu de lui dire ses vérités ; mais, si nous avons de grands défauts, nous avons aussi de grandes qualités. Ces qualités se sont montrées depuis deux ans sous leur véritable jour. Aveugle, étourdi, présomptueux, insolent quand il se croit à l’abri du danger, le Français parait, dans les cas difficiles, sage, patient, courageux, inventif, plein de ressources. Je ne sais quel ancien diplomate italien, revenant d’une mission à la cour de France, répondait à ceux qui lui demandaient des nouvelles de ce pays : Les choses y vont comme à l’ordinaire ; les Français passent leurs journées à faire des sottises, et le bon Dieu passe les nuits à les réparer. Le mot n’était juste qu’à demi ; si les Français passent une partie de leur temps à faire des sottises, ils passent le reste à les réparer eux-mêmes, et ils en sont toujours venus à peu près à bout. Que de circonstances dans notre histoire où nous avons fait tout ce qu’il fallait pour nous perdre, où d’autres que nous auraient péri cent fois, et où nous avons pourtant fini par nous tirer d’affaire tant bien que mal ! Nous sommes aujourd’hui dans une de ces crises : nous avons déchaîné gratuitement toutes les puissances du mal, mais en même temps toutes les forces du bien se sont armées et soulevées aussi ; la lutte est incessante, mais jusqu’à présent elle tourne beaucoup mieux qu’il n’était permis de l’espérer.

Je sais bien que ce labeur de tous les instans déplaît au pays, mais qu’y faire ? Quand un peuple a pour habitude de renverser son gouvernement dès qu’il en a un, il faut de toute nécessité qu’il apprenne à s’en passer et à faire ses affaires sans mandataire. « De tous les systèmes de gouvernement, dit M. Guizot, la république est à coup sûr celui auquel l’assentiment général et spontané du pays est le plus nécessaire. On peut concevoir et on a vu des états monarchiques fondés par la force ; mais la république imposée à une nation, le gouvernement populaire établi contre l’instinct et le vœu du peuple, cela choque le bon sens et le droit. » L’observation est parfaitement juste. Nous voyons cependant, depuis deux ans et demi, la France rester républicaine malgré elle, et bien qu’elle soit parfaitement libre de changer son gouvernement, si bon lui semble. C’est qu’il y a quelque chose de plus fort même que la volonté toute-puissante d’une nation arrivée aux dernières limites de la souveraineté, c’est la condition qu’elle s’est faite à elle-même par ses actes antérieurs. La France ne peut plus être qu’une démocratie ; elle a détruit systématiquement tout ce qui, de près ou de loin, pouvait être un obstacle réel ou apparent à l’exercice complet, absolu, de la souveraineté démocratique ; ces précédens lui font une fatalité qu’elle doit subir, et, après avoir voulu les causes, elle n’est pas libre de rejeter les conséquences, quelque désagréables qu’elles lui paraissent pour le moment.

Quoi qu’il en soit, que la France retourne sur ses pas ou qu’elle continue à marcher en avant, que le grand problème de notre organisation politique soit enfin résolu ou que nous soyons destinés à périr dans l’anarchie, la période qui s’est écoulée de 1830 à 1848 n’en aura pas moins pris place parmi les plus prospères de notre histoire. Ce n’était pas la conclusion, comme nous l’avions cru, mais c’était un intermède heureux entre deux secousses. L’association de la monarchie et de la démocratie est peut-être impossible, ce serait trop beau ; ceux qui l’ont tentée et qui ont failli la réaliser n’en ont que plus de droits à notre reconnaissance et à nos respects. Si une nouvelle monarchie s’établit un jour, si la république elle-même peut marcher, c’est à l’expérience de ces dix-huit ans que nous le devrons. La France n’a pas tout appris à cette école, elle y a du moins puisé des exemples et des leçons qui lui profitent aujourd’hui. On pourrait presque dire qu’elle s’en souvient trop, et qu’après avoir trop facilement laissé tomber la monarchie constitutionnelle, elle imite trop les procédés de cette monarchie qui n’est plus, oubliant qu’à des situations nouvelles il faut des remèdes nouveaux. Ce retour instinctif vers le passé est, en tout cas, l’hommage le plus éclatant qu’elle puisse rendre aux hommes et aux pouvoirs qu’elle a méconnus, et en particulier à l’homme qui a le plus fait pour la modérer et pour l’éclairer, à celui qui, même aujourd’hui, après l’ostracisme dont elle l’a frappé, lui apprend encore comment les révolutions réussissent, M. Guizot.

Il y a des chutes dans l’histoire qui honorent plus que bien des succès ; c’est un beau tort, après tout, que d’avoir trop préjugé de son pays, d’avoir voulu terminer trop tôt ses épreuves et lui donner un meilleur gouvernement qu’il ne pouvait le supporter. Si M. Guizot n’a pas réussi jusqu’au bout, ce n’est pas faute d’éloquence, de courage, d’habileté et même de bonheur, car il a été heureux jusqu’au dernier moment dans ses entreprises ; de lui aussi on peut dire qu’il a été trop heureux, il a poussé ses rivaux à bout à force de talent et de succès, et il sera un des plus grands exemples historiques de cette vieille vérité que, dans les démocraties, il n’est pas bon de trop réussir. Pour lui, du moins, le jour de la justice est venu en partie, et il lui a été permis de revoir son pays. Pourquoi n’en est-il pas encore de même de tous ceux qui ont attaché leur nom à cette monarchie de 1830, tant décriée naguère, mieux appréciée aujourd’hui ? Le premier de tous, le vieux prince qui n’a jamais fait que du bien à la France et à la liberté, passe ses derniers jours dans l’exil, et le sentiment universel du monde, devançant l’infaillible jugement de l’histoire, proteste contre cet exil immérité. La France démocratique ne comprend-elle donc pas qu’il lui reste un grand devoir à remplir, et que, sans engager l’avenir, elle a beaucoup encore à réparer envers le passé ?


LEONCE DE LAVERGNE.