Grands écrivains, Fontenelle, pages choisies/12

Histoire des oracles, IV : La Dent d’or, Texte établi par Henri PotezArmand Colin (p. 68-77).

chapitre iv

Que les histoires surprenantes qu’on débite sur les oracles doivent être fort suspectes.

Il serait difficile de rendre raison des histoires et des oracles que nous avons rapportés, sans avoir recours aux démons ; mais aussi tout cela est-il bien vrai ? Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.

Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d’Allemagne, que je ne puis m’empêcher d’en parler ici.

« En 1593, le bruit courut que, les dents étant tombées à un enfant de Silésie âgé de sept ans, il lui en était venu une d’or à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine dans l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs ! Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens ni aux Turcs ! En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent, avec beaucoup d’adresse : mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre. »

Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que, non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux.

De grands physiciens ont fort bien trouvé pourquoi les lieux souterrains sont chauds en hiver, et froids en été. De plus grands physiciens ont trouvé depuis peu que cela n’était pas.

Les discussions historiques sont encore plus susceptibles de cette sorte d’erreur. On raisonne sur ce qu’ont dit les historiens ; mais ces historiens n’ont-ils été ni passionnés, ni crédules, ni mal instruits, ni négligents ? Il en faudrait trouver un qui eût été spectateur de toutes choses, indifférent et appliqué.

Surtout quand on écrit des faits qui ont liaison avec la religion, il est assez difficile que, selon le parti dont on est, on ne donne à une fausse religion des avantages qui ne lui sont point dus, ou qu’on ne donne à la vraie de faux avantages dont elle n’a pas besoin. Cependant on devrait être persuadé qu’on ne peut jamais ajouter de la vérité à celle qui est vraie, ni en donner à celles qui sont fausses.

Quelques chrétiens des premiers siècles, faute d’être instruits ou convaincus de cette maxime, se sont laissés aller à faire, en faveur du christianisme, des suppositions assez hardies, que la plus saine partie des chrétiens ont ensuite désavouées. Ce zèle inconsidéré a produit une infinité de livres apocryphes, auxquels on donnait des noms d’auteurs païens ou juifs ; car comme l’Église avait affaire à ces deux sortes d’ennemis, qu’y avait-il de plus commode que de les battre avec leurs propres armes, en leur présentant des livres qui, quoique faits, à ce qu’on prétendait, par des gens de leur parti, fussent néanmoins très avantageux au christianisme ? Mais, à force de vouloir tirer de ces ouvrages supposés un grand effet pour la religion, on les a empêchés d’en faire aucun. La clarté dont ils sont les trahit, et nos mystères y sont si nettement développés, que les prophètes de l’Ancien et du Nouveau Testament n’y auraient rien entendu auprès de ces auteurs juifs et païens. De quelque côté qu’on se puisse tourner pour sauver ces livres, on trouvera toujours, dans ce trop de clarté, une difficulté insurmontable. Si quelques chrétiens étaient bien capables de supposer des livres aux païens ou aux juifs, les hérétiques ne faisaient point de façon d’en supposer aux orthodoxes. Ce n’étaient que faux évangiles, fausses épîtres d’apôtres, fausses histoires de leurs vies ; et ce ne peut être que par un effet de la providence divine que la vérité s’est démêlée de tant d’ouvrages apocryphes qui l’étouffaient.

Quelques grands hommes de l’Église ont été quelquefois trompés, soit aux suppositions des hérétiques contre les orthodoxes, soit à celles des chrétiens contre les païens ou les juifs, mais plus souvent à ces dernières. Ils n’ont pas toujours examiné d’assez près ce qui leur semblait favorable à la religion ; l’ardeur avec laquelle ils combattaient pour une si bonne cause ne leur laissait pas toujours la liberté de choisir assez bien leurs armes. C’est ainsi qu’il leur arrive quelquefois de se servir des livres des sibylles, ou de ceux d’Hermès Trismégiste, roi d’Égypte.

On ne prétend point par là affaiblir l’autorité, ni attaquer le mérite de ces grands hommes. Après qu’on aura remarqué toutes les méprises où ils peuvent être tombés sur un certain nombre de faits, il leur restera une infinité de raisonnements solides, et de belles découvertes, sur quoi on ne les peut assez admirer. Si avec les vrais titres de notre religion ils nous en ont laissé d’autres qui peuvent être suspects, c’est à nous à ne recevoir d’eux que ce qui est légitime, et à pardonner à leur zèle de nous avoir fourni plus de titres qu’il ne nous en faut.

Il n’est pas surprenant que ce même zèle les ait persuadés de la vérité de je ne sais combien d’oracles avantageux à la religion, qui coururent dans les premiers siècles de l’Église. Les auteurs des livres des sibylles et de ceux d’Hermès ont bien pu l’être aussi de ces oracles ; du moins il était plus aisé d’en supposer que des livres entiers.

L’histoire de Thamus est païenne d’origine ; mais Eusèbe et d’autres grands hommes lui ont fait l’honneur de la croire. Cependant elle est immédiatement suivie, dans Plutarque, d’un autre conte si ridicule, qu’il suffirait pour la décréditer entièrement. Démétrius dit dans cet endroit que la plupart des îles qui sont vers l’Angleterre sont désertes, et consacrées à des démons et à des héros ; qu’ayant été envoyé par l’empereur pour les reconnaître, il aborda à une de celles qui étaient habitées, que peu de temps après qu’il y fut arrivé, il y eut une tempête et des tonnerres effroyables, qui firent dire aux gens du pays qu’assurément quelqu’un des principaux démons venait de mourir, parce que leur mort était toujours accompagnée de quelque chose de funeste. À cela, Démétrius ajoute que l’une de ces îles est la prison de Saturne, qui y est gardé par Briarée, et enseveli dans un sommeil perpétuel, ce qui rend, ce me semble, le géant assez inutile pour sa garde, et qu’il est environné d’une infinité de démons, qui sont à ses pieds comme esclaves.

Ce Démétrius ne faisait-il pas des relations bien curieuses de ses voyages ? Et n’est-il pas beau de voir un philosophe comme Plutarque nous conter froidement ces merveilles ? Ce n’est pas sans raison qu’on a nommé Hérodote le père de l’histoire. Toutes les histoires grecques, qui, à ce compte-là sont ses filles, tiennent beaucoup de son génie ; elles ont peu de vérité, mais beaucoup de merveilleux et de choses amusantes. Quoi qu’il en soit, l’histoire de Thamus serait presque suffisamment réfutée, quand elle n’aurait point d’autre défaut que celui de se trouver dans un même traité avec les démons de Démétrius.

Mais, de plus, elle ne peut recevoir un sens raisonnable. Si ce grand Pan était un démon, les démons ne pouvaient-ils se faire savoir sa mort les uns aux autres sans y employer Thamus ? N’ont-ils point d’autres voies pour s’envoyer des nouvelles, et d’ailleurs sont-ils si imprudents que de révéler aux hommes leurs malheurs et la faiblesse de leur nature ? Dieu les y forçait, direz-vous. Dieu avait donc un dessein ; mais voyons ce qui s’ensuivit. Il n’y eut personne qui se désabusât du paganisme pour avoir appris la mort du grand Pan. Il fut arrêté que c’était le fils de Mercure et de Pénélope, et non pas celui que l’on reconnaissait en Arcadie pour le Dieu de tout, ainsi que son nom le porte. Quoique la voix eût nommé le grand Pan, cela s’entendit pourtant du petit Pan ; sa mort ne tira guère à conséquence, et il ne paraît pas qu’on y ait eu grand regret.

Si ce grand Pan était Jésus-Christ, les démons n’annoncèrent aux hommes une mort si salutaire que parce que Dieu les y contraignait. Mais qu’en arriva-t-il ? Quelqu’un entendit-il ce mot de Pan dans son vrai sens ? Plutarque vivait dans le second siècle de l’Église, et cependant personne ne s’était encore avisé de dire que Pan fût Jésus-Christ mort en Judée.

L’histoire de Thulis est rapportée par Suidas, auteur qui ramasse beaucoup de choses, mais qui ne les choisit guère. Son oracle de Sérapis pêche de la même manière que le livre des sibylles, par le trop de clarté sur nos mystères ; mais, de plus, ce Thulis, roi d’Égypte, n’était pas assurément un des Ptolémées. Et que deviendra tout l’oracle, s’il faut que Sérapis soit un Dieu qui n’ait été amené en Égypte que par un Ptolémée, qui le fit venir de Pont, comme beaucoup de savants le prétendent sur des apparences très fortes ? Du moins, il est certain qu’Hérodote, qui aime tant à discourir sur l’ancienne Égypte, ne parle point de Sérapis, et que Tacite conte tout au long comment et pourquoi un des Ptolémées fit venir de Pont le dieu Sérapis, qui n’était alors connu que là.

L’oracle rendu à Auguste sur l’enfant hébreu n’est point du tout recevable. Cédrénus le cite d’Eusèbe, et aujourd’hui il ne s’y trouve point. Il ne serait pas impossible que Cédrénus citât à faux, ou citât quelque ouvrage faussement attribué à Eusèbe. Il est bien homme à vous rapporter, sur la foi de certains faux actes de saint Pierre, qui couraient encore de son temps, que Simon le Magicien avait à sa porte un gros dogue qui dévorait ceux que son maître ne voulait pas laisser entrer ; que saint Pierre, voulant parler à Simon, ordonna à ce chien d’aller lui dire, en langage humain, que Pierre, serviteur de Dieu, le demandait ; que le chien s’acquitta de cet ordre, au grand étonnement de ceux qui étaient alors avec Simon ; mais que Simon, pour leur faire voir qu’il n’en savait pas moins que saint Pierre, ordonna au chien, à son tour, d’aller lui dire qu’il entrât, ce qui fut exécuté aussitôt ! Voilà ce qui s’appelle, chez les Grecs, écrire l’histoire. Cédrénus vivait dans un siècle ignorant, où la licence d’écrire impunément des fables se joignait encore à l’inclination générale qui y porte les Grecs.

Mais quand Eusèbe, dans quelque ouvrage qui ne serait pas venu jusqu’à nous, aurait effectivement parlé de l’oracle d’Auguste, Eusèbe lui-même se trompait quelquefois, et on en a des preuves constantes. Les premiers défenseurs du christianisme, Justin, Tertullien, Théophile, Tatien, auraient-ils gardé le silence sur un oracle si favorable à la religion ? Étaient-ils assez peu zélés pour négliger cet avantage ? Mais ceux mêmes qui nous donnent cet oracle le gâtent en y ajoutant qu’Auguste, de retour à Rome, fit élever dans le Capitole un autel avec cette inscription : C’est ici l’autel du fils unique, ou aîné de Dieu. Où avait-il pris cette idée d’un fils unique de Dieu, dont l’oracle ne parle point ?

Enfin, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’Auguste, depuis le voyage qu’il fit en Grèce, dix-neuf ans avant la naissance de Jésus-Christ, n’y retourna jamais ; et même, lorsqu’il en revint, il n’était guère dans la disposition d’élever des autels à d’autres dieux qu’à lui : car il souffrit, non seulement que les villes d’Asie lui en élevassent et lui célébrassent des jeux sacrés, mais même qu’à Rome on consacrât un autel à la Fortune, qui était de retour, Fortunae : reduci, c’est-à-dire à lui-même, et que l’on mît le jour d’un retour si heureux entre les jours de fête.

Les oracles qu’Eusèbe rapporte de Porphyre paraissent plus embarrassants que tous les autres. Eusèbe n’aura pas supposé à Porphyre des oracles qu’il ne citait point ; et Porphyre, qui était si attaché au paganisme, n’aura pas cité de faux oracles sur la cessation des oracles mêmes, et à l’avantage de la religion chrétienne. Voici, ce semble, le cas où le témoignage d’un ennemi a tant de force.

Mais aussi, d’un autre côté, Porphyre n’était pas assez malhabile homme pour fournir aux chrétiens des armes contre le paganisme, sans y être nécessairement engagé par la suite de quelque raisonnement, et c’est ce qui ne parait point ici. Si ces oracles eussent été allégués par les chrétiens, et que Porphyre, en convenant qu’ils avaient été effectivement rendus, se fût défendu des conséquences qu’on en voulait tirer, il est sûr qu’ils seraient d’un très grand poids ; mais c’est de Porphyre même que les chrétiens, selon qu’il paraît par l’exemple d’Eusèbe, tiennent ces oracles : c’est Porphyre qui prend plaisir à ruiner sa religion et à établir la nôtre. En vérité, cela est suspect de soi-même, et le devient encore davantage par l’excès où il pousse la chose ; car on nous rapporte de lui-même je ne sais combien d’autres oracles très clairs et très positifs sur la personne de Jésus-Christ, sur sa résurrection, sur son ascension ; enfin, le plus entêté et le plus habile des païens nous accable de preuves du christianisme. Défions-nous de cette générosité.

Eusèbe a cru que c’était un assez grand avantage de mettre le nom de Porphyre à la tête de tant d’oracles si favorables à la religion. Il nous les donne dépouillés de tout ce qui les accompagnait dans les écrits de Porphyre. Que savons-nous s’il ne les réfutait pas ? Selon l’intérêt de sa cause, il le devait faire ; et s’il ne l’a pas fait, assurément il avait quelque intention cachée.

On soupçonne que Porphyre était assez méchant pour faire de faux oracles, et les présenter aux chrétiens, à dessein de se moquer de leur crédulité s’ils les recevaient pour vrais et appuyaient leur religion sur de pareils fondements. Il en eût tiré des conséquences pour des choses bien plus importantes que ces oracles, et eût attaqué tout le christianisme par cet exemple, qui, au fond, n’eût pourtant rien conclu.

Il est toujours certain que ce même Porphyre, qui nous fournit tous ces oracles, soutenait, comme nous avons vu, que les oracles étaient rendus par des génies menteurs. Il se pourrait donc bien faire qu’il eût mis en oracles tous les mystères de notre religion, exprès pour tâcher à les détruire et pour les rendre suspects de fausseté, parce qu’ils auraient été attestés par de faux témoins. Je sais bien que les chrétiens ne le prenaient pas ainsi ; mais comment eussent-ils jamais prouvé par raisonnement que les démons étaient quelquefois forcés à dire la vérité ? Ainsi Porphyre demeurait toujours en état de se servir de ses oracles contre eux ; et selon le tour de cette dispute, ils devaient nier que ces oracles eussent jamais été rendus, comme nous le nions présentement. Cela, ce me semble, explique pourquoi Porphyre était si prodigue d’oracles favorables à notre religion, et quel tour avait pu prendre le grand procès d’entre les chrétiens et les païens. Nous ne faisons que le deviner, car toutes les pièces n’en sont pas venues jusqu’à nous. C’est ainsi qu’en examinant un peu les choses de près, on trouve que ces oracles, qui paraissent si merveilleux, n’ont jamais été. Je n’en rapporterai point d’autres exemples : tout le reste est de la même nature.