Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/vendetta s. f.

Administration du grand dictionnaire universel (15, part. 3p. 841-842).

VENDETTA s. f. (vènn-détt-ta — mot ital. qui signifie vengeance, et se rattache au latin vindicare, venger, proprement revendiquer). État d’inimitié provenant d’un meurtre ou d’une offense, et se transmettant dans la famille de la victime : Là où la vendetta règne, comme en Corse, la loi de police ne peut laisser des armes en toutes les mains, comme en Angleterre. (De Rémusat.) Un Corse' qui a une injure à venger est en vendetta ; il prévient son ennemi qu’à compter d’un tel jour il cherchera l’occasion de le tuer. (A. Hugo.) || Pl. vendette, peu usité. Quelques-uns disent au singulier vendette ; le pluriel serait alors VENDETTES.

— Encycl. Le mot vendetta est surtout employé pour désigner l’état de guerre privée dans lequel vivent des individus et des familles entières, particulièrement en Corse. On dit être en vendetta, vivre en vendetta. La vendetta a le banditisme pour conséquence. On nomme bandit l’homme qui, après avoir vengé par le sang l’honneur de sa famille, mène dans les bois une vie errante, en luttant à la fois contre ses ennemis et contre la force armée qui le poursuivent. La vendetta et le banditisme ont de temps immémorial ensanglanté la Corse, et c’est seulement depuis une quinzaine d’années, depuis la loi de 1853, qui a prohibé le port d’armes sur tout le territoire corse, que l’on commence à constater la décroissance de cet usage barbare.

La vendetta a, du reste, la même théorie que le duel ; c’est l’homme exerçant directement son droit de justice. Lorsqu’un homme a été outragé, il peut s’adresser à la société, qui jugera quelle doit être l’expiation et se chargera de châtier le coupable ; il peut aussi, repoussant l’arbitrage de la société, se faire justice lui-même. De là le duel et la vendetta. Dans les pays où règne l’individualisme, il est naturel que la justice personnelle prenne la forme du duel ; on ne s’est attaqué qu’à un individu, cet individu venge seul son offense. Mais dans un pays comme la Corse, où le groupe familial est fortement constitué, où les membres de la même famille se tiennent aussi étroitement unis que possible, l’injure faite à un membre atteint la famille entière, et cette solidarité fait qu’au lieu du duel c’est une véritable guerre qui éclate, guerre ayant d’ailleurs ses règles et ses lois, comme nous le verrons tout à l’heure.

Le développement de la vendetta en Corse est dû à plusieurs causes. L’île de Corse, station commerciale et colonie agricole de grande importance, n’a cessé, depuis les temps anciens, d’être l’objet des compétitions de tous les peuples maritimes. Carthaginois, Romains, barbares du ve siècle, empereurs d’Orient, Arabes, Pisans, Espagnols, Génois, Français, Anglais s’en sont successivement disputé la possession. Avant la conquête d’Alger, les pirates des États barbaresques y faisaient des descentes continuelles, pillant, tuant, incendiant et forçant les indigènes à fuir dans les hautes terres. De là, pour les Corses, la nécessité de vivre armés, l’habitude de veiller eux-mêmes à leur sûreté personnelle et de se faire justice par leurs propres mains ; de là, enfin, ces mœurs belliqueuses que favorise singulièrement d’ailleurs la configuration d’un pays aussi accidenté, hérissé de montagnes abruptes, couvert de forêts et de maquis.

Ce fut sous la domination génoise que la vendetta fut en Corse de l’usage le plus général. La république avait cédé le gouvernement et l’exploitation de cette île à une compagnie de marchands, la compagnie de Saint-Georges, qui la pressurait d’une façon indigne, multipliant les impôts et les vexations de tout genre. La politique de cette odieuse compagnie était de semer la division parmi les Corses, de les armer les uns contre les autres, comblant d’honneurs et de privilèges ceux qui prenaient son parti, persécutant à outrance et dépouillant, contre toute justice, ceux qui étaient hostiles ou même neutres. Sous un tel régime, les vendette se multiplièrent d’une façon effrayante ; il suffit de dire que, de 1683 à 1715, en trente-deux ans, d’après les documents officiels puisés dans les archives de Gênes, le nombre des meurtres atteignit l’énorme chiffre de 28,715, c’est-à-dire 900 par an en moyenne pour une population de 150,000 âmes !

Les gens pacifiques, très-alarmés, s’adressèrent à la république de Gênes et demandèrent : 1° que le port des armes fût prohibé d’une manière absolue ; 2° que la peine de mort fût appliquée à tous les meurtriers, sans faire aucune exception. La république hésita longtemps ; enfin, elle se décida à interdire le port d’armes, mais ce fut pour dissimuler sous cette prohibition un infâme trafic : les armes qu’elle confisquait aux uns, elle les revendait aux autres, et elle se procurait ainsi le double avantage de perpétuer les discordes civiles et d’encaisser de gros profits. Quant au point relatif à la peine de mort, elle se refusa à l’accorder, « parce que le trésor public perdrait le revenu annuel que lui procuraient les lettres de grâce et d’abolition qu’achetaient les assassins pour se mettre à l’abri de toute poursuite. » (Textuel.) C’est à cet exécrable gouvernement que la Corse doit la pratique de la délation et du faux témoignage, la défiance des tribunaux et de la justice, les inimitiés et les guerres de familles, la vendetta et le banditisme.

Examinons maintenant la vendetta en elle-même et les règles qui la régissent.

La vendetta est autrement sévère que le duel ; elle n’admet point de motifs futiles ; elle ne prend les armes que pour punir le séducteur d’une femme trompée et délaissée, l’assassin d’un proche parent, ou encore le dénonciateur et le faux témoin dont les mensonges ont envoyé un innocent au bagne pu à l’échafaud. « Il est certain, dit M. Gr. Faure (Histoire du banditisme), que le témoin sincère, quelle que soit la gravité de sa déposition, ne court aucun risque d’être inquiété à cause d’elle. Nous n’avons entendu citer qu’un seul exemple du contraire, lequel s’est produit récemment dans la province de Fiumorbo, et encore était-il universellement considéré comme le renversement des vieilles mœurs, comme une monstruosité, comme l’abomination de la désolation. »

Arrivons aux préliminaires de la lutte.

Dans le duel, l’offensé envoie à l’offenseur deux témoins ou seconds, chargés d’obtenir de lui une réparation catégorique ou de lui proposer un cartel. En cas de refus, les conditions doivent être réglées sur l’heure et le combat suivre presque immédiatement. Adversaires et témoins ont à peine le temps de se reconnaître ; il faut marcher, il faut en finir. Dans les vendette corses, on procède avec moins de précipitation et d’une façon plus sérieuse. La famille outragée ne se jette pas ainsi sur ses ennemis avec une fureur aveugle ; elle convoque d’habitude en une sorte d’assemblée générale tous ses membres importants. Là, on examine la question sous toutes ses faces, on pèse mûrement l’offense, et, quand la chose est possible, on tente les voies de la conciliation. Les pourparlers durent quelquefois des années entières, et on ne s’arrête décidément à une résolution violente que lorsqu’on a perdu tout espoir d’une réparation volontaire. Les choses se passent donc froidement des deux parts, avec réflexion et calcul. Une fois la vengeance résolue, on en détermine la forme, on désigne celui qui en doit être l’instrument. C’est, sauf des circonstances exceptionnelles, un célibataire, qui, ne laissant après lui ni veuve ni orphelins, peut avec moins d’inconvénient exposer sa vie pour sa famille. Celui-là se regarde dès lors comme chargé d’une mission sacrée.

Avant de commencer les hostilités, on dénonce la guerre à l’ennemi au moyen de cette formule, en quelque sorte sacramentelle : « Garde-toi ! » Celui-ci, prévenu d’avance, a eu le temps de prendre ses précautions et de se préparer soit à la défense, soit à l’attaque, selon qu’il lui convient. M. G. Faure cite le trait d’un bandit offrant deux de ses cartouches à un homme que ses représentations et ses prières ne peuvent empêcher de se déclarer son ennemi, acceptant deux des siennes, et lui disant les larmes aux yeux : « Puisque tu le veux, eh bien ! que la destinée s’accomplisse ! Nous sommes en guerre ; à partir de demain, garde-toi ! »

Théodore Poli, bandit célèbre, établit dans la forêt d’Aïtone une cour martiale, devant laquelle devait être cité contradictoirement ou par défaut tout individu accusé d’un crime quelconque envers un des bandits ou envers la bande entière. Si la cour condamnait et que l’accusé fût présent, on lui donnait le temps de mettre ordre à sa conscience, après quoi on le fusillait. S’il était contumace, on lui notifiait la sentence en ces termes :

« Par arrêt de tel jour, tu as été condamné
à mort pour tel crime ; ainsi, garde-toi !
            « Signé : Théodore. »

Ces arrêts étaient affichés pendant la nuit à la porte du condamné, à celles de la mairie, de la justice de paix, du parquet et de la caserne.

La guerre, quoique déclarée, n’est pas encore inévitable. Désireux d’empêcher l’effusion du sang, des hommes de bien, que l’on nomme parolanti, s’interposent souvent entre les partis et font signer des trêves plus ou moins longues. Ils y réussissent fréquemment. Dans tous les cas, la trêve signée est inviolable ; y manquer volontairement, c’est se déshonorer sans retour, et ce que le Corse redoute par-dessus tout, c’est le déshonneur.

La vendetta est une guerre qui admet l’embuscade, les surprises, le guet-apens, toutes les ruses possibles ; mais elle exclut sévèrement le vol. La vengeance, non le pillage, est son but. Il faut lire, dans les récits spéciaux, les traits de courage, d’ingéniosité, d’héroïsme et aussi de férocité auxquels elle a donné lieu. La vendetta fit pendant des siècles de l’île de Corse une arène sanglante et la couvrit de ruines. « Tantôt, dit M. Faure, on perçait de meurtrières les murs latéraux de sa maison, dans le but d’en défendre de tous côtés l’approche par un feu plongeant et croisé ; tantôt on murait à hauteur d’homme ses fenêtres, pour que les balles venues du dehors ne pussent atteindre que les plafonds ou tout au plus le haut des murs intérieurs. Ici, on creusait des souterrains, afin de communiquer sans être vu d’une maison à l’autre ; là, on construisait des tours crénelées, d’où on pouvait dominer les alentours ; quelquefois on braquait devant sa porte de petites pièces de campagne, et, au moyen de cette artillerie, on tenait à distance ses adversaires. Si l’on se décidait à sortir dans la campagne, ce n’était qu’après le rapport des espions chargés de surveiller les mouvements de l’ennemi ; des guides ou éclaireurs allaient en avant pour explorer la route et se tenaient sur les flancs pour assurer la marche, et pendant ce temps-là des chiens dressés à ce genre de service s’en allaient de tous côtés, battant les buissons et les makis, et, s’ils tombaient sur la trace d’un individu suspect, donnaient aussitôt l’alarme par leurs aboiements répétés. Ce que les uns faisaient pour la défense, les autres le faisaient pour l’attaque ; mais on finissait toujours par se rencontrer, et c’est alors qu’on se livrait de sanglantes batailles... » Ces luttes ont amené le dépeuplement de l’île. « Dans un village de 500 âmes, dit M. Faure, un vieillard nous raconte avoir vu, dans l’espace d’un an, tuer jusqu’à quatre-vingts personnes ! » À quelques lieues de Bastia, sur la route orientale, on montre deux maisons de belle apparence, voisines l’une de l’autre et dont les murs sont percés de meurtrières, les portes closes et les fenêtres murées. Le silence et la désolation en sont aujourd’hui les seuls habitants. Si vous interrogez le moindre petit enfant, il vous racontera que ces maisons étaient, il y a quelque vingt ans, le séjour de deux familles riches et puissantes. Une inimitié les divisa, et, à la suite des combats qu’elles se sont livrés, l’une et l’autre ont été presque littéralement anéanties.

Le pardon est une lâcheté. Honte et malédiction sur l’enfant ingrat et dénaturé qui répudierait l’héritage de sang ! Quand un homme est mort assassiné, son corps est placé sur une table, et des femmes, la fille, la veuve du mort, des amies, viennent chanter ou déclamer devant le cadavre des complaintes qu’elles improvisent et dont le thème est invariablement la vengeance. On appelle cette lamentation funèbre voceru, buceratu.

Nous donnons comme spécimen de cette poésie le chant suivant, que nous empruntons aux Notes sur la Corse de M. P. Mérimée :

Lamentation funèbre du Niolo.

     Je filais mon fuseau
           Quand j’entendis un grand bruit ;
           C’était un coup de fusil
           Qui me tonna dans le cœur ;
           Il me sembla que quelqu’un me dit :
           « Cours, ton frère meurt ! »

           Je courus dans la chambre, en haut,
           Et je poussai précipitamment la porte,
           « Je suis frappé au cœur ! »
           Il dit, et je tombai comme morte.
           De n’être pas morte alors, moi aussi,
           C’est pour moi quelque consolation.
             (Je puis me venger.)

           Je veux mettre des chausses d’homme,
           Je veux acheter un pistolet,
           Pour montrer ta chemise (sanglante).
           Aussi bien personne n’attend
           Pour se faire couper la barbe
           Que la vengeance soit accomplie.

           Pour te venger,
           Qui veux-tu que ce soit ?
           Notre vieille mère, près de mourir ?
           Ou ta sœur Marie ?
           Si Lario n’était pas mort,
           Sans carnage l’affaire ne finirait pas.

           D’une race si grande,
           Tu ne laisses qu’une sœur,
           Sans cousins germains.
           Pauvre, orpheline, sans mari...
           Mais pour te venger,
           Sois tranquille, elle suffit !

La chemise sanglante de l’homme assassiné est gardée dans sa famille comme un souvenir de vengeance ; on la montre de temps à autre aux parents et aux enfants pour les exciter à punir le meurtrier. Quand les enfants sont grands, on la leur remet comme une succession qui leur appartient et qu’ils ne peuvent repousser sans un déshonneur ineffaçable.

Jusqu’à ce que la vengeance soit accomplie, les parents se laissent croître la barbe et portent des vêtements de deuil.

Il n’y a, du reste, disons-le, point de différence de rang devant la vendetta ; la vendetta ne distingue point entre le riche ou le pauvre, le noble ou le roturier. Le moindre berger, s’il est offensé, déclare fièrement la guerre aux plus importantes familles et quelquefois les oblige à capituler honteusement.

Il n’y a qu’une seule exception aux règles générales de la vendetta : c’est le cas où une femme séduite venge elle-même son honneur, ce qui s’est vu fréquemment, en frappant de la balle ou du stylet celui qui l’a trompée. Dans ce cas, l’offense est vengée, et il n’y a pas de vendetta.

M. Mérimée a cité un trait qui peint d’une façon bien caractéristique la passion de vengeance qui possède les Corses. Un homme étant mort de la fièvre, ses amis vinrent l’embrasser, et ils lui disaient : Oche tu fossi morto della mala morte, t’avremna vindicato ! « ô que n’es-tu mort de la male mort (assassiné), nous t’aurions vengé ! » Certes, un esprit aussi profondément vindicatif ne se modifie pas facilement ; des mœurs pareilles, invétérées depuis tant de siècles, ne se transforment pas du jour au lendemain au gré des lois. Aussi, depuis l’annexion de la Corse à la France, les différents gouvernements ont-ils constamment travaillé à combattre la vendetta sans faire de grands progrès, si ce n’est pourtant depuis ces dernières années, où les statistiques constatent une diminution sensible du chiffre des meurtres.

D’ailleurs, il y eut des gouvernements qui s’y prirent mal. La Restauration, qui tenait la Corse en suspicion, déploya des rigueurs excessives ; le jury fut supprimé, et ce furent des cours martiales qui jugèrent les cas de vendette, lesquelles avaient presque toutes, il est vrai, un caractère politique ; ces commissions très-partiales prononcèrent plusieurs condamnations à mort, qui tombèrent justement sur des innocents, paraît-il, et exaspérèrent la population. Les vendette contre les agents d’un pareil régime se multiplièrent, et les bandits, s’affiliant aux sociétés secrètes du continent, aux carbonari, devinrent un danger beaucoup plus redoutable. La gendarmerie, composée exclusivement de continentaux, ignorants du pays et de la langue corse, était impuissante contre des ennemis qui avaient tous les habitants pour complices. Un bandit fameux, Théodore Poli, auquel tous les autres obéissaient, soutint une guerre en règle contre la force publique qui, en presque toutes les rencontres, eut le dessous. Enfin, en 1821, le conseil général de la Corse, énergiquement secondé par le général de Montélégier et le vicomte de Suleau, préfet du département, proposa au gouvernement d’ordonner lu formation d’un bataillon de voltigeurs corses, composé de 400 volontaires armés à la légère et exclusivement destiné à coopérer avec la gendarmerie dans cette guerre difficile.

Ce bataillon, institué par une ordonnance de 1822, rendit de grands services jusqu’en 1845, époque à laquelle le général de Saint-Simon crut devoir retirer aux voltigeurs corses le droit de faire des prises eux-mêmes et voulut les réduire au rôle de pourvoyeurs de la gendarmerie. Il y eut une décadence immédiate, et, de 1845 à 1850, la nombre des bandits contumaces s’éleva à 500 ou 600. En 1850, on réorganisa les voltigeurs corses sous le nom de gendarmerie mobile, et le conseil général demanda au gouvernement de prohiber temporairement toute espèce d’armes sur le territoire corse. En même temps qu’on engagea une guerre acharnée contre les bandits, l’article 248 du code pénal contre les receleurs fut appliqué dans toute sa rigueur, et on emprisonna impitoyablement tout individu convaincu d’avoir donné asile à des contumaces. La loi qui prohibait les armes sous des peines correctionnelles sur tout le territoire de l’île fut enfin votée en 1853 ; prorogée en 1857, elle paraît avoir eu d’excellents effets, si l’on s’en rapporte aux statistiques officielles : la moyenne des meurtres, qui, dans les trente-huit années précédentes, était de 102, qui depuis 1848 était de 125, serait descendue depuis l’application de cette loi à 22, puis à 16, et semble devoir diminuer encore.

Vendetta (la), opéra en trois actes, paroles de MM. Léon et Adolphe, musique de M. de Ruolz ; représenté à l’Académie royale de musique le 11 septembre 1839. Le sujet de cet ouvrage a été tiré du célèbre roman de M. Mérimée, Columba. On a remarqué plusieurs chœurs d’une bonne facture, et particulièrement le chœur des chasseurs. Duprez, Massol, Levasseur et Mlle Nathan ont concouru à cette représentation.