Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/TERTULLIEN (Quintus Septimus Florens), célèbre Père de l’Église latine

Administration du grand dictionnaire universel (14, part. 4p. 1661-1662).

TERTULLIEN (Quintus Septimus Florens), célèbre Père de l’Église latine, né à Carthage vers l’an 160 de notre ère, mort vers l’an 230. C’est une des figures les plus originales du panthéon ecclésiastique. Son père, un centurion romain au service du proconsul d’Afrique, lui fit donner une instruction soignée. On le voit, dans ses écrits, faire preuve, sinon d’une critique judicieuse, du moins de connaissances nombreuses pour le temps en histoire, en jurisprudence, en philosophie et en sciences naturelles. Comme tous les jeunes gens qui aspiraient alors à se distinguer dans les carrières libérales, il apprit le grec et en vint à le posséder au point de pouvoir écrire dans cette langue plusieurs ouvrages, qui malheureusement ne nous sont point parvenus. Son père le destinait à entrer dans l’administration impériale, et son étude de prédilection fut d’abord celle du droit romain. Sa réputation comme jurisconsulte était encore très-grande au temps d’Eusèbe de Césarée (IVe siècle), et même on a parfois voulu reconnaître en lui ce Tertillus ou Tertullianus auquel sont attribués quelques fragments conservés dans les Pandectes. Ce qui est plus certain, c’est que bien des passages obscurs du droit romain trouvent dans ses écrits leur explication et que, dans son style, dans ses raisonnements favoris, dans toute sa manière de comprendre et de discuter les choses religieuses, on discerne à chaque instant les défauts et les qualités de l’ancien avocat.

Ses parents étaient païens. Lui-même partagea jusqu’à son âge mûr leur préférence pour les croyances antiques et leur dédain du christianisme. Hæc et nos risimus, « Et moi aussi j’ai ri de tout cela, » dit-il dans son Apologie, adressée à ses anciens coreligionnaires. Quelques aveux, échappés dans la chaleur des controverses ultérieures, nous donnent même lieu d’ajouter que sa jeunesse se ressentit des mœurs relâchées, alors si générales au sein des familles riches. Les calculs les plus plausibles placent la date de sa conversion entre sa trentième et sa quarantième année. Du reste, Tertullien est encore du nombre de ces écrivains chrétiens des temps primitifs dont les ouvrages furent nombreux, très-répandus, très-influents, dont le rôle fut très-considérable, sans que l’histoire ni même la tradition aient conservé sur eux de ces données biographiques et chronologiques dont on pourrait se servir pour constituer avec quelque précision le récit de leur vie. On doit se contenter pour eux des conjectures que l’on peut induire de leurs ouvrages mêmes, et quand on a fixé la date de la conversion de Tertullien au christianisme aux environs de l’an 190, et celle de son opposition déclarée à l’Église catholique épiscopale vers l’an 200, on a dit tout ce qu’il est possible d’affirmer avec quelque sécurité.

En revanche, il est peu d’écrivains dont il soit plus facile de retracer la physionomie morale d’après ce que leurs ouvrages révèlent de leur caractère et de leur génie individuel. Ainsi, l’on peut affirmer que son passage au christianisme fut déterminé par l’ascendant qu’exerça sur son esprit, mécontent des hommes, des choses et surtout de lui-même, le spectacle de la famille chrétienne aux prises avec les persécutions et les séductions du vieux paganisme. « C’était une nature impétueuse et ardente, dit M. Réville, que celle de ce Romain d’Afrique, chez qui l’esprit positif et dominateur de sa race se mêlait au génie sombre et violent qui semble indigène sur la vieille terre punique. Ce ne fut pas le christianisme doux et miséricordieux, celui de la mansuétude infinie et de l’activité joyeuse et confiante, qui l’attira. Ce ne fut pas non plus ce christianisme spéculatif, philosophie non moins que religion, qui avait déjà de son temps son type canonique dans le quatrième Évangile et allait avoir sa théologie dans la savante Alexandrie. Ce fut le christianisme de l’austérité surhumaine, de la guerre acharnée au monde et à l’erreur, de la haine inextinguible contre les ennemis du règne de Dieu. Sous ce rapport, Tertullien est un homme de l’Ancien Testament plutôt que du Nouveau. C’est là aussi ce qui fit sa puissance au sein d’une société décrépite, énervée, dont la civilisation, presque uniquement extérieure, ne servait plus qu’à farder le servilisme et la hideuse corruption. Quand on compare les mâles accents de Tertullien au langage froid et compassé qui s’étale chez les rhéteurs et les panégyristes de cette époque, on comprend qu’il faut à l’éloquence non moins qu’à la poésie des indignations sincères. La grande éloquence, celle qui vit de passions et de convictions généreuses, devait donc être chrétienne, et ce n’est pas faire tort à la sincérité de Tertullien, c’est uniquement démêler un des motifs secrets, ignorés probablement de lui-même, qui le décidèrent à se faire chrétien, que de dire qu’en lui le génie oratoire s’unit aux besoins de la conscience pour lui inspirer le désir d’entrer dans l’Église. »

Tertullien, après avoir rompu avec les traditions de son enfance, parce que le paganisme avait révolté en lui le sens moral, devint dans l’Église chrétienne un catholique ardent, un partisan déterminé de la tradition reçue contre l’esprit novateur ou critique des partis religieux, qui refusaient d’en reconnaître l’autorité. C’est Tertullien qui, le premier, a tracé, dans un livre intitulé De la prescription des hérétiques, la théorie de la soumission absolue à la tradition ecclésiastique antérieurement à toute investigation et à toute discussion. Ni la raison ni l’Écriture, selon lui, ne doivent être alléguées contre l’hérésie. On n’arrive à rien par là. Il faut tout simplement refuser le débat avec elle en lui opposant le fait qu’elle est la dernière venue et que la doctrine catholique a pour elle la prescription de l’antériorité. Voilà un vrai raisonnement d’avocat transporté dans la théologie. Que si on lui demande comment le simple fidèle peut s’assurer de l’antiquité plus grande de la doctrine catholique, Tertullien répond qu’il lui suffit de savoir si la société chrétienne dont il est membre est en communion avec quelqu’une de ces illustres Églises dont la fondation remonte aux temps apostoliques et qui, toujours d’accord sur l’objet de la foi, l’ont transmis régulièrement et par une succession continue à leurs membres actuels.

Cet effroi de tout mouvement intellectuel indépendant nous explique pourquoi Tertullien fait partie de ces auteurs chrétiens des premiers siècles qui enveloppèrent la littérature et la philosophie dans la condamnation prononcée sur la religion païenne. On sait qu’au contraire les Pères grecs en général, et surtout les docteurs d’Alexandrie, reconnurent que le Verbe divin avait disséminé les germes de l’éternelle vérité chez les poëtes et les philosophes, frayant ainsi la voie à l’Évangile par leur intermédiaire, chez les Grecs, comme chez les Hébreux par le ministère des prophètes. Cette belle et grande idée n’est nullement du goût de Tertullien. Pour lui, la philosophie n’est qu’une misérable singerie de la vérité, comme ces parcelles de vérité religieuse qu’on peut discerner au sein des traditions et des cérémonies païennes. Pour mieux séduire les hommes, le diable a mêlé quelque peu de choses bonnes et vraies dans l’amas d’erreurs et de corruptions dont il a rempli l’esprit humain. Il ne faut pas s’interdire l’étude des lettres païennes, parce que c’est seulement par elles que l’on apprend à bien connaître et à bien combattre l’idolâtrie ; mais voilà tout, et, quant aux philosophes, ils ont fait sciemment ce que la multitude a fait sans le savoir sous l’inspiration du démon. Le philosophe n’est qu’un « animal glorieux, » gloriæ animal, « interpolateur de l’erreur, » c’est-à-dire glissant dans l’amas de faussetés qu’il enseigne quelques bribes de vérités dérobées aux prophètes de l’Ancien Testament. Socrate lui-même, « bien qu’animé d’un certain souffle de vérité, » n’échappe pas à la condamnation générale. Le seul philosophe pour lequel Tertullien se sente une certaine sympathie, c’est Sénèque, sans doute à cause de sa rigidité stoïcienne ; mais il ne pardonne pas à Platon sa mielleuse faconde. Il appelle les philosophes les « patriarches des hérétiques, » Ce sont les philosophes, dit-il, qui ont communiqué aux hérétiques le mal de la recherche, cette inquiétude malsaine qui trouble l’intelligence et la pousse sans cesse à se poser de nouvelles questions. « Hérétiques et philosophes ressassent les mêmes sujets, s’embarrassent dans les mêmes détours. D’où vient le mal, et pourquoi ? Et d’où vient l’homme, et comment ? Misérable Aristote, toi qui leur as institué cette dialectique artificieuse à construire et rusée à détruire, aux sentences étroites, aux conjectures pénibles, aux argumentations laborieuses, désagréable à elle-même, soulevant toutes les questions de peur d’en résoudre une seule !... Tant pis pour ceux qui ont produit un christianisme stoïcien, platonicien ou dialectique ! Nous n’avons plus besoin de curiosité après Jésus-Christ ni d’investigations après l’Évangile. »

Il nous reste à exposer les principes généraux de la théologie de Tertullien. En cette exposition, qui ne peut être ici qu’abrégée, nous prendrons pour guide un savant critique contemporain, M. Réville. On doit remarquer tout d’abord que, pour Tertullien, l’esprit n’est pas autre chose qu’une sorte de corps très-subtil. Il n’y a d’incorporel que ce qui n’existe pas, dit-il catégoriquement. Si nous ne voyons pas le corps de Dieu, c’est que nos sens naturels ne sont pas assez fins pour cela. Si l’eau est l’élément du baptême, c’est qu’au commencement l’esprit de Dieu, porté sur les eaux, leur a communiqué la sainteté de son essence. Si Jean-Bapiiste, après avoir proclamé la mission divine de Jésus, a plus tard douté de lui, c’est que la portion d’esprit divin qui lui avait été accordée pour l’accomplissement de son ministère prophétique s’est retirée de lui une fois ce ministère achevé, parce que toute la substance de l’esprit divin a dû se ramasser dans la personne du Christ. En vertu de la même tendance, Tertullien se représente la vie future sous la forme la plus charnelle ; c’est la résurrection du corps actuel, moins les infirmités qui ont pu l’affliger en cette vie, qui en est la condition indispensable, et si l’on demande à quoi pourront servir des organes désormais inutiles, Tertullien a réponse à tout : la bouche et la langue serviront toujours à parler et à célébrer les louanges de Dieu ; les dents couronneront le rire éternel ; les organes de la digestion et de la génération ne seront plus à charge ; déjà, sur la terre, les ascètes ont réussi à se délivrer presque entièrement de ce joug. Les damnés brûleront éternellement sans être jamais consumés, car le feu qui les tourmentera sera doué de la merveilleuse propriété de rétablir ce qu’il dévore. Les volcans ne nous montrent-ils pas que cela n’a rien que de très-possible ? Montes uruntur et durant ; quid nocentes et Dei hostes ! Joies et peines corporelles, Tertullien n’admet pas qu’il puisse y en avoir d’autres. La négation de la résurrection de la chair est à ses yeux la plus pernicieuse des hérésies. « Sans elle, dit-il, toute rémunération future s’évapore dans des notions vagues qui ôtent à la religion toute sa vertu sur nos cœurs. •

Deux principes dominent, selon M. Réville, la théologie de Tertullien : le principe de simplicité et le principe de continuité. Tertullien montre un goût prononcé pour ce qui est simple, primitif, sorti tout frais éclos, si l’on peut ainsi dire, du sein de la nature ou des mains de Dieu. « Tout ce qui naît est de Dieu ; tout ce qui est fabriqué ou artificiel (quod fingitur) est du diable. » — « La nature est notre première école à tous ; ce qui est contre nature est monstrueux. » Ce goût du primitif et du simple se retrouve partout dans ses écrits et sur tous les sujets, aussi bien dans les livres qu’il oppose aux spéculations bizarres du gnosticisme que dans son idée favorite que la doctrine la plus ancienne est nécessairement la plus vraie, aussi bien que dans l’éloquent appel qu’il fait au christianisme naturel de l’âme humaine (anima naturaliter christiana) que dans ses furieux anathèmes contre la parure des jeunes filles et des femmes. « Si Dieu, dit-il, avait voulu qu’elles portassent des vêtements de couleurs brillantes, n’aurait-il pas pu ordonner aux moutons de produire des laines écarlates ou bleu d’azur ? »

Le principe de continuité est appliqué par Tertullien à la marche de la révélation divine. Il mène de la révélation primitive de Dieu, dans toute conscience humaine, à la révélation bien autrement complexe que contiennent les livres saints et la tradition chrétienne. « Rien de brusque, rien de subit n’est de Dieu, dit-il aux marcionites, parce que rien n’apparaît qui n’ait été prédisposé par Dieu. » Selon lui, les choses dévient graduellement de leur simplicité première, mais gravitent ensuite vers leur reconstitution. Ce développement s’accélère au commencement et à la fin. Il ne faut donc pas s’étonner si, dans les derniers temps, les révélations et les événements majeurs se succèdent coup sur coup. Le temps est comme une grande circonférence où les points qui s’écartaient le plus d’une des extrémités du diamètre semblent ensuite se précipiter pour rejoindre l’autre. Donc, pour connaître la vérité, il faut partir de la nature primitive et suivre la ligne courbe, mais continue, qui mène peu à peu du commencement à une fin qui lui soit identique. Jésus-Christ est le premier et le dernier, l’alpha et l’oméga, parce qu’il rétablira bientôt l’humanité et le reste de la création dans l’état supposé par la perfection édénesque. Et comme les Écritures saintes des Hébreux, les plus anciennes de toutes, croit-il, mènent sans interruption du premier homme aux derniers temps, éclaircissant, développant, amenant à maturité les germes contenus dans l’âme, ce sont elles, ainsi que toutes les récentes manifestations de l’Esprit saint dans l’Église chrétienne, qu’il faut prendre pour guide dans la recherche de la vérité.

La doctrine de Tertullien sur la Trinité divine est assez différente de celle qui a fini par devenir orthodoxe. Il n’admet pas la personnalité éternelle du Fils. Antérieurement à la création, qui a un commencement déterminé, Dieu était seul avec lui-même, ipse sibî et mundus et locus et omnia ; mais il avait de toute éternité en lui-même sa pensée ou sa raison. Cette raison n’avait pas encore toutefois d’existence personnelle et distincte, et Tertullien a pu dire impunément en termes propres, ce qui fut, cent ans après lui, si fortement condamné dans l’arianisme : « Il fut un temps où Dieu était sans le Fils. » Quand donc le Fils est-il sorti de la substance divine avec la conscience et la volonté distincte qui font la personne ? Tertullien le sait. Ce fut au moment même de la création, et le premier mot que Dieu prononça : Fiat lux, accompagna ou plutôt fut l’émission du Verbe hors de son sein, car le Verbe est la vraie lumière, de laquelle provient la lumière sensible ; une fois émis, il a été le serviteur de Dieu dans la création. C’est à lui que le Père parle quand il dit : « Faisons l’homme à notre image ; » c’est à lui qu’il faut attribuer les interventions divines dont il est parlé dans l’Ancien Testament ; c’est lui qui a inspiré ou visité les patriarches et les prophètes.

Un autre point intéressant et particulier de la théologie de Tertullien est le traducianisme, qui nie tout à la fois la préexistence et la création distincte des âmes. Le traducianisme de Tertullien tient à sa conception matérialiste de l’âme. Pour lui, l’âme n’est autre chose qu’une substance fluide, volatile, injectée par Dieu dans les conduits et méandres du corps, dont, par conséquent, elle a pris la forme. C’est là cet homme intérieur dont parle l’apôtre, et voila pourquoi la métempsycose est absurde ; car comment, dit-il, voudrait-on que l’âme humaine pût s’étendre assez pour remplir un éléphant ou se resserrer de manière à tenir dans un moucheron ? Tertullien, on le comprend, ne pouvait guère être embarrassé pour se prononcer sur les rapports de l’âme ainsi comprise avec l’organisme corporel. L’âme, selon lui, n’est ni préexistante au corps ni créée après lui par un acte spécial de la volonté divine, attendu que le fœtus vit de sa vie personnelle, ou du moins distincte, dès le moment de la conception, et qu’un corps sans âme n’est pas autre chose qu’un corps sans vie. L’âme est transmise comme le corps par les parents aux enfants, d’où le mot traducianisme. Le corps et l’âme sont conçus en vertu du même acte générateur ; ils croissent ensemble, ont ensemble leur puberté, leur maturité et ne se séparent pour un temps qu’à la mort.

Tertullien, qui avait invoqué d’un ton si impérieux l’autorité de la tradition ecclésiastique, finit par tomber dans l’hérésie montaniste et mourut brouillé avec l’Église. Saint Jérôme pense que ce furent les mauvais procédés du clergé romain qui le poussèrent dans le schisme. Mais il paraît plus probable que son adhésion au montanisme fut le résultat naturel de ses tendances personnelles. Ce qui le prouve, c’est que d’un bout à l’autre de ses écrits on peut discerner les principes et les dispositions qui devaient faire de lui un montaniste. Un de ses commentateurs a dit avec beaucoup de justesse que, si Tertullien n’a pas toujours été montanista, il a toujours été montanisans.

Voici la liste des ouvrages de Tertullien, basée, autant que faire se peut, sur les deux phases de sa vie religieuse. 1° Appartiennent à la période catholique les traités De la prière, Du baptême, À sa femme, Aux martyrs, De la patience, De la prescription des hérétiques (latin de ce traité n’est pas de lui). 2° Les livres De l’Apologie, Aux nations, Du témoignage de l’âme, Du pallium, Contre Hermogène, Contre les valentiniens, À Scapula, Des spectacles, De l’idolâtrie, De la parure des femmes n’autorisent pas à un classement bien certain, et peut-être le plus probable serait-il qu’ils ont été composés dans les années de transition, lorsque Tertullien laissait percer de plus en plus ses tendances montanistes sans avoir encore brisé avec l’Église. Enfin les Cinq livres contre Alarcion, les traités De l’âme, De la chair du Christ, De la résurrection de la chair, Contre Praxeas, le Scorpiaque ou Antidote contre les gnostiques, De la couronne militaire, Du voile obligatoire pour les vierges, De l’exhortation à la chasteté, De la fuite dans la persécution, De la monogamie, Du jeûne, De la pudeur appartiennent visiblement à la période du montanisme déclaré. On est assez généralement d’accord aujourd’hui qu’on a attribué à tort à Tertullien les traités De la pénitence et Contre les Juifs.