Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Roncevaux (LA BATAILLE DE), poëme du XIIe siècle, du troubadour Turold ou Thouroulde

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 4p. 1364).

Roncevaux (LA BATAILLE DE), pëme du XIIe siècle, du troubadour Turold ou Thouroulde. C’est la composition la plus régulière que l’on ait sur cet événement fameux, dans les fastes de la chevalerie, et en même temps le poëme du moyen âge qui satisfasse le mieux aux conditions de l’épopée. On sait le désordre avec lequel sont écrits la plupart de ces grands romans en vers, destinés à chanter le cycle de Charlemagne ; au rebours, le roman de Thouroulde, divisé en cinq chants, suit une marche méthodique et les faits s’enchaînent, comme dans l’Iliade ou l’Odyssée. La Bataille de Roncevaux est une épopée véritable, écrite avec cette naïveté de couleurs, cette originalité de peintures qui distinguent les poëtes primitifs. L’intérêt est concentré sur les personnages principaux avec une habileté qui, pour nl’avoir pas été calculée chez le vieux chantre, n’en est pas moins grande : Roland, le premier de tous ; Olivier, l’archevêque Turpin, Charlemagne et le traître Ganelon offrent des peintures de caractère douées véritablement de la vie. Les démêlés de Roland et de son beau-père Ganelon, la trahison de celui-ci qui se ligue avec le roi sarrasin Marsiles, renfermé dans Saragosse ; la déroute de Roncevaux. Charlemagne revenant trop tard pour sauver ses pairs, mais assez tôt pour écraser Marsiles et ses Sarrasins ; Ganelon jugé au champ de mai, en France ; le combat de son champion et de celui de Roland, la victoire de ce dernier et le supplice du traître, concourent à remplir suffisamment le large cadre de cette épopée qui va droit au but et ne s’égare dans aucun épisode. La haine de Ganelon contre Roland, dont il veut se venger, et le courage chevaleresque de ce paladin forment les deux ressorts principaux du poëme ; la grande figure de Charlemagne n’est qu’au second plan. Les séductions dont le roi sarrasin entoure Ganelon, envoyé comme ambassadeur à la cour de Saragosse, la manière habile dont il flatte ses rancunes, pour l’amener à livrer l’arrière-garde de l’armée française, sont très-finement décrites ; mais le poëte surtout s’est surpassé dans la description de la bataille elle-même, la déroute des vingt mille dans les défilés de Roncevaux. À la variété de ces peintures, à leur vérité saisissante, on pourrait croire qu’il connaissait et avait étudié certains chants de l’Iliade. Tous les preux tombent les uns après les autres ; Olivier, aveuglé d’un coup d’épée, les yeux pleins de sang, décharge un coup terrible sur Roland. « Sire Olivier, le faites-vous exprès ? Vous ne m’avez défié en nulle guise ! Je suis Roland, votre ami. » Olivier lui répond : « Pardonnez-moi ; je vous reconnais au parler, car je n’y vois plus. — Je n’ai point de mal, je vous pardonne ici et devant Dieu, » répond Roland. Et ils continuent à frapper les Sarrasins. L’archevêque Turpin qui, blessé à mort, donne l’absolution aux combattants et pour pénitence leur enjoint de ne pas lâcher pied, complète ce tableau. Les pressentiments sinistres de Charlemagne, se retirant à petites journées, sont aussi dépeints en vers très-poétiques, et son retour furieux lorsqu’il apprend la trahison, sa victoire et le massacre des ennemis ont fourni à Thouroulde quelques belles pages. Une des plus touchantes raconte, en quelques traits rapides, empreints d’une grâce singulière, la mort de la belle Aude, qui, dans ce poëme, n’est que la fiancée de Roland. Le grand empereur arrive à Aix ; voici venir à lui Aude, la demoiselle, qui dit à Charles : « Où est Roland le capitaine, qui a juré me prendre pour femme ? » Charles alors sent sa douleur s’accroître, ses yeux se remplissent de larmes, il tire sa barbe blanche : « Hélas ! ma sœur, ma chère amie, tu t’informes d’un homme mort ! Mais je saurai t’en faire un bon échange ; écoute, je ne puis mieux te dire, Louis est mon fils, il tiendra ma promesse. » Aude répond : « Ce discours m’est étrange ; à Dieu ne plaise, ni à ses saints ni à ses anges qu’après Roland je reste vive ! » Et, en disant ces mots, elle tombe morte aux pieds de Charlemagne.

Le poème de Thouroulde a suscité entre les érudits de nombreux débats. M. Paulin Pâris a publié, sous le titre de Chanson de Roland, la version française de l’un des manuscrits de Paris ; Génin a publié le texte provençal d’un manuscrit qui se trouve à la bibliothèque d’Oxford, en l’accompagnant d’une traduction en vieux français et d’une savante introduction (1850, in-8°) ; mais en refaisant sa traduction en français moderne, il a rendu au poëme de Thouroulde le titre de Roncevaux, sous lequel il est ordinairement désigné par les érudits. (Histoire littéraire de la France, t. VIII.)