Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/RAYNAL (Guillaume-Thomas-François), historien et philosophe

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 2p. 744-745).

RAYNAL (Guillaume-Thomas-François), historien et philosophe, né à Saint-Geniez (Rouergue) le 12 avril 1713, mort à Paris le 6 mars 1796. Il étudia chez les jésuites de Pézénas, entra dans la compagnie, fut ordonné prêtre et parvint à se faire une petite réputation locale dans l’enseignement et la prédication. Son goût naturel pour l’indépendance et le désir de se produire sur une scène plus vaste, le déterminèrent à quitter les jésuites et à venir à Paris (1747). Il fut d’abord simple desservant à Saint-Sulpice, et sa pauvreté, sa vie besoigneuse en faisaient, s’il est permis de s’exprimer ainsi, une sorte de bohème ecclésiastique. Entre autres anecdotes plaisantes qu’on a racontées de sa vie à cette époque, on connaît surtout l’histoire de cette fameuse messe dont l’abbé Prévost se chargeait moyennant 20 sous, et qu’il repassait pour 15 à l’abbé de Laporte, lequel, prélevant un courtage plus élevé, trouvait le moyen de la faire bâcler à l’abbé Raynal pour 8 sous. On comprend qu’expédier des messes de troisième main — et des messes à 8 sous ! — ne pouvait procurer une existence bien brillante. Aussi le pauvre diable finit-il par se rebuter de messer en de pareilles conditions. Il avait essayé aussi de la prédication, mais sans pouvoir retrouver, devant un public plus délicat, les succès de sa petite ville. Son parler méridional lui faisait aussi beaucoup de tort. Plus tard, il disait lui-même naïvement qu’il ne prêchait pas trop mal, mais qu’il avait un assent de tous les diables.

On a raconté qu’il avait dû quitter Saint-Sulpice pour s’être livré à de petits trafics des choses religieuses, comme d’inhumer pour de l’argent des protestants en terre sainte, etc. Mais ces historiettes, écho des haines cléricales, ne sont pas d’une authenticité bien sûre.

Quoi qu’il en soit, l’abbé Raynal quitta la service des autels, pour lequel il n’avait jamais eu probablement beaucoup de vocation, et, par la protection de MM. de Saint-Séverin et de Puisieux, il obtint une place de rédacteur au Mercure de France. Dès lors, il avait, comme on dit, le pied à l’étrier. Reçu dans plusieurs sociétés et dans les salons philosophiques, il arriva en peu de temps à la renommée et même à la fortune. Livré entièrement aux travaux littéraires, il entreprit la publication de divers ouvrages dans des genres différents : l’Histoire du stathoudérat (La Haye, 1748, in-12), sorte de philippique historique contre les princes d’Orange ; Histoire du Parlement d’Angleterre (Londres, 1748, in-12, et 1751, in-8°), compilation fort médiocre ; Anecdotes littéraires (Paris, 1750, in-12, 2 vol.) ; Anecdotes historiques, militaires et politiques de l’Europe (Amsterdam, 1753, 3 vol. in-12), qu’il fit réimprimer plus tard, avec des additions, sous le titre de Mémoires politiques de l’Europe (3 vol.), et d’où il tira un morceau fort remarquable publié à part, le Divorce de Henri VIII et de Catherine d’Aragon (1763). C’est là qu’on trouve ce tableau de l’Europe souvent cité comme une esquisse tracée de main de maître.

La valeur de la plus grande partie de ces ouvrages a été fort discutée, et il faut dire qu’ils ne sont guère lus depuis longtemps. Néanmoins, ils eurent du succès, et Raynal y trouva une source d’abondants bénéfices ; car, par une innovation très-raisonnable, mais qui choquait les idées reçues alors, il s’était fait lui-même son éditeur et son libraire. Quelque laborieux qu’il fût, d’ailleurs, il n’eût pas suffi seul à des travaux si considérables, et il eut de nombreux collaborateurs, comme nous l’indiquerons plus bas. Il publia encore une assez pauvre compilation que lui avait commandée le ministère, l’École militaire, recueil d’exemples comparés de courage et de pusillanimité.

Bien accueilli du parti philosophique, solidement assis au Mercure, hôte assidu des salons d’Helvétius, de d’Holbach et de Mme Geoffrin, où il recueillait dans les conversations étincelantes des hommes les plus distingués du temps mille traits dont il enrichissait ses ouvrages, Raynal, arrivé déjà à la fortune et au succès, allait bientôt conquérir la renommée par la publication d’un livre qui eut une vogue retentissante et qui a joui d’un grand crédit jusqu’au commencement de ce siècle.

Au milieu des sociétés philosophiques et littéraires qu’il fréquentait, il conçut ou on lui suggéra l’idée d’un grand travail ayant pour objet les colonies formées par les Européens depuis la découverte de l’Amérique et du passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance, et l’influence que ces grands faits avaient exercée sur la politique, le commerce et l’industrie de l’Europe, ainsi que sur la civilisation en général.

C’était un de ces vastes sujets d’ensemble comme on les aimait à cette époque de généralisation. Raynal reçut de toutes mains des documents, des matériaux, des notes, des appréciations et jusqu’à des chapitres entiers. Il amalgama tous ces éléments, sans trop se soucier de les fondre et de les relier entre eux, il les parsema de digressions, de boursouflures oratoires et de tirades emphatiques, et il publia le tout en 1770, sous ce titre : Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (4 vol. in-8°). Cette première édition parut sans nom d’auteur.

Prôné longtemps à l’avance dans les salons littéraires, l’ouvrage eut un brillant succès. « Il avait, dit Laharpe, de quoi plaire à beaucoup de lecteurs ; il offre aux politiques des vues et des spéculations sur tous les gouvernements du monde ; aux commerçants, des calculs et des faits ; aux philosophes, des principes de tolérance et la haine la plus décidée contre la tyrannie et la superstition ; aux femmes, des morceaux agréables et dans le goût romanesque, surtout l’adoration la plus passionnée et l’enthousiasme de leurs attraits. »

Nous n’avons pas à analyser ici cet ouvrage, auquel le Grand Dictionnaire a consacré une notice spéciale ; rappelons seulement qu’il est rempli de morceaux vigoureux contre le catholicisme, les prêtres, les rois, les aristocraties, l’ignorance, la superstition, empreint d’un bout à l’autre des passions viriles de la grande école du XVIIIe siècle. On sent bien que la main puissante et nerveuse de Diderot a passé par là. C’est une chose bien connue, en effet, que les morceaux les plus énergiques et les plus intéressants lui appartiennent. On a sur ce point le témoignage unanime des contemporains, notamment de Laharpe et de Grimm. Ce dernier affirma que Diderot a travaillé deux ans à l’Histoire philosophique et qu’un tiers de l’ouvrage est de lui. La fille du grand écrivain. Mme de Vandeuil, possédait un exemplaire de la première édition où tous les morceaux dus à la plume de son père étaient marqués.

On sait aussi que d’Holbach, Naigeon, Pechméja, et d’autres encore, ont été les collaborateurs de Raynal, qui, dans les éditions suivantes, inséra même des pages entières d’autres ouvrages sans indiquer que c’étaient des citations.

Malgré les hardiesses qu’il contenait, le livre circula assez librement et fut réimprimé plusieurs fois, avec des additions considérables, à Genève, à La Haye, et même en France. Un arrêt du parlement (19 décembre 1779) en défendit l’introduction dans le royaume, mais sans en empêcher la propagation. Enhardi par cette impunité, Raynal prépara une édition considérablement augmentée et passa ensuite en Suisse pour en surveiller l’impression. Pendant son séjour dans ce pays, il fit élever à ses frais, dans une île du lac de Lucerne, un monument à la mémoire des trois héros de l’indépendance helvétique, et il fonda trois prix pour autant de vieillards pauvres qui auraient donné l’exemple d’une vie de travail et de probité. À son retour, nous le voyons encore, lors de son passage à Lyon, remettre à l’Académie de cette ville, qui l’avait élu l’un de ses membres, une somme nécessaire pour fonder deux prix.

La nouvelle édition de l’Histoire philosophique parut en 1780 ; il y en eut deux impressions, l’une en 5 vol. in-4o, l’autre en 16 vol. in-8o. avec atlas. Raynal, qui avait publié les autres sans nom d’auteur, signa celle-ci et même l’orna de son portrait.

Cette fois, l’orage éclata, et l’administration relativement plus libérale de Louis XVI se montra plus sévère que l’administration despotique de Louis XV. Une main perfide plaça sur le bureau du roi un volume de l’ouvrage relié de telle sorte, qu’il s’ouvrait aux endroits les plus violents, aux passages où la religion et le despotisme étaient le plus attaqués. Louis XVI fut indigné ; il tança les ministres et ordonna des poursuites.

Néanmoins, les idées philosophiques avaient fait tant de progrès, que tout se borna à de pures formalités.

L’avocat général Séguier avertit l’auteur, le ministère ferma les yeux, et Raynal eut tout le temps de mettre en sûreté sa fortune et sa personne. Il partit fort tranquillement de sa maison de Courbevoie et alla se réfugier à Spa, où la plus brillante société de l’Europe l’accueillit comme on accueillait alors les princes de l’esprit.

Le parlement, en mai 1781, ordonna que l’Histoire philosophique fût brûlée par la main du bourreau et que l’auteur fût arrêté et ses biens séquestrés. Cela ne tirait pas à conséquence, puisque Raynal avait été mis à même de prendre toutes les précautions convenables. De Spa, il passa en Angleterre, puis en Allemagne, et fut partout reçu d’une manière distinguée par les souverains, dont ses publications sapaient les trônes. C’est encore une des bizarreries de ce temps, où l’on voyait s’incliner devant la philosophie ceux-là mêmes qui devaient le plus souffrir de ses conquêtes. Puissance de l’esprit et des idées ! les dominateurs mêmes courtisaient ceux dont les travaux allaient les dépouiller de la domination.

Frédéric le Grand, toutefois, qui avait gardé rancune de certain passage de l’Histoire philosophique, montra quelque froideur envers l’écrivain, qui en fut dédommagé par la réception brillante que lui fit Catherine II.

En 1787, les amis de Raynal obtinrent son rappel en France. Il revint habiter Saint-Geniez, sa patrie, le séjour de Paris ne lui étant pas permis encore. Bientôt, il fut attiré en Provence par Malouet, qui était intendant de marine à Toulon. Il signala encore cette époque de sa vie par une œuvre philanthropique. Ayant remarqué la misère et le découragement des campagnes, il mit à la disposition de l’assemblée provinciale de la haute Guyenne une rente perpétuelle de 1,200 livres pour être répartie entre les petits cultivateurs qui auraient le mieux exploité leurs terres. Lors de la convocation des états généraux en 1789, Raynal fut élu député par le tiers état de Marseille ; mais son grand âge ne lui permit pas d’accepter, et il fit reporter les suffrages sur son ami Malouet.

À cette époque, il avait d’ailleurs renié la plupart de ses idées philosophiques, et dans le moment même où elles passaient de la théorie dans les faits ; aberration de vieillard dont il y a d’ailleurs de nombreux exemples dans l’histoire des idées. Une brochure anonyme, dans laquelle la Révolution et les réformes étaient combattues avec âpreté, lui fut attribuée par quelques personnes. Les patriotes la déclaraient apocryphe, ne pouvant croire à une telle palinodie de la part du collaborateur de Diderot, de l’auteur de l’Histoire philosophique. Peut-être cet écrit n’était-il pas, en effet, de Raynal ; mais le doute sur son changement de principes ne fut plus permis quand on le vit, le 31 mai 1791, adresser à l’Assemblée nationale, par l’intermédiaire du président Bureaux de Puzy, une lettre qui n’était qu’une complète rétractation des idées qu’il avait si longtemps propagées et dans laquelle il dressait en quelque sorte l’acte d’accusation de la Révolution et de la philosophie. Le malheureux vieillard espérait sans doute, par cette démarche insensée, ramener l’opinion publique au fétichisme du passé. Les ennemis des institutions nouvelles, qui l’avaient poussé, attendaient un grand effet de cette manifestation faite par un vétéran du XVIIIe siècle ; mais l’Assemblée, sur la proposition de Robespierre, passa dédaigneusement à l’ordre du jour. André Chénier, Anacharsis Cloots et quelques autres publièrent des brochures véhémentes contre Raynal, qu’ils ne désignaient plus que sous le nom d’apostat de la philosophie et de la liberté. Dans ces écrits, on allait même jusqu’à affirmer qu’il s’était enrichi dans la traite des noirs et qu’il avait autrefois rendu des services à la police. Mais ce n’étaient là sans doute que des exagérations de la colère, des inventions de la haine trop facilement accueillies par les témoins de cette mémorable palinodie. Pour caractériser l’état de sénilité du vieux philosophe, des caricaturistes le représentèrent sous la figure d’un enfant, avec un bourrelet et des lisières.

Au reste, suivant Montgaillard, il aurait reçu du roi, pour son libelle contre-révolutionnaire, 24,000 livres, dont il signa quittance (Histoire de France, tome II, p. 329).

Raynal se survécut encore plusieurs années. Pendant les orages de la Révolution, il vécut retiré au village de Montlhéry et mourut d’une crise catarrhale pendant un petit voyage qu’il avait fait à Paris. Il venait d’être nommé membre de l’Institut. Dans ses derniers jours, il préparait une nouvelle édition de son grand ouvrage, expurgée de tous les morceaux qui précisément en avaient fait le mérite et le succès. Mais il n’eut pas le temps d’accomplir cette mutilation.