Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Révolution et l’Église (LA), par F. Arnaud de l’Ariége

Administration du grand dictionnaire universel (13, part. 3p. 1123).

Révolution et l’Église (LA), par F. Arnaud de l’Ariége (Paris, Lacroix, 2 vol. in-18). Cet ouvrage, dont un de nos plus judicieux critiques a dit « qu’il est d’une sincérité et d’une modération bienfaisantes, et qu’on ne peut le lire sans éprouver un grand respect pour l’auteur, » a pour objet de montrer que l’hostilité de l’Église pour le droit social issu de la Révolution, si ardente, si persistante qu’elle paraisse, n’est en réalité que le produit d’idées, de passions, de faits particuliers, secondaires, étrangers en soi à l’essence de l’institution catholique ; que l’Église et la Révolution, malgré l’antagonisme apparent de leurs formules, ont un fonds commun de principes et d’aspirations qui les rattachent à une même origine, au même esprit libéral et social, à l’esprit de la civilisation chrétienne.

La Révolution et la religion chrétienne présentent d’abord ce caractère commun, l’universalité. « Le Christ seul, à la place des antiques religions nationales, a fondé la religion universelle ; rapprochant les âmes par les côtés communs à tous les hommes, par ce qu’il y a d’essentiel dans la nature humaine, il les a toutes unies en Dieu. La Révolution française a fait quelque chose d’analogue : dans le citoyen elle a vu l’homme ; non plus ce personnage conventionnel et artificiellement classé par la constitution de son pays, mais l’être social, l’homme dans ses droits natifs et inaliénables. »

Un autre point qui rapproche la Révolution française et la révolution chrétienne, d’après M. F. Arnaud de l’Ariége, c’est que l’idée qui domine dans l’une et dans l’autre est une idée d’émancipation. « C’est surtout par sa vertu libératrice que la Révolution française est l’expression sociale de la révolution chrétienne. L’être humain est reconstitué dans la plénitude de ses droits et de sa dignité devant l’État, comme il l’avait été par le Christ devant Dieu. » Le génie propre de la Révolution est d’avoir fondé la liberté religieuse en séparant le spirituel du temporel ; or, quel est le principe de cette séparation du spirituel et du temporel, de l’ordre religieux et de l’ordre politique ? C’est l’incompétence politique de l’Église et l’incompétence religieuse de l’État ; et ce principe, c’est précisément le christianisme qui l’a introduit dans le monde. « Ainsi contemplés dans leur source commune, ces deux grands événements, au lieu de se contredire, se complètent mutuellement et s’éclairent l’un par autre ; la Révolution française est manifestement la réalisation pratique de la méthode révolutionnaire théoriquement posée et magistralement inaugurée par le Christ, fondateur de la société universelle des esprits... Dans ces rapprochements et ces analogies se trouve, dit l’auteur, la clef de toute l’histoire du monde moderne. Ils mettent en lumière le rapport de filiation qui unit, à travers les siècles, la France de 1789 à l’œuvre messianique. Mais ils montrent en même temps que cette identité d’origine et même ce rapport de filiation, bien loin de supposer l’ordre religieux et l’ordre politique confondus, en impliquent nécessairement la distinction. Là est vraiment le trait caractéristique de la méthode révolutionnaire commune au christianisme et à la Révolution française. »

D’où vient l’antagonisme de l’Église et de la Révolution ? D’une infidélité de l’Église à l’esprit qui l’a fondée, au principe capital de l’incompétence politique du sacerdoce et de l’incompétence religieuse de l’empire. L’Église s’est alliée aux puissances de la terre ; telle est l’origine de tout le mal. « Rien n’est plus funeste à un corps, quel qu’il soit, que de sortir des limites de son domaine. Jamais il ne met le pied dans un ordre qui n’est pas le sien, sans fausser l’esprit de sa propre destination. C’est la pente de toute association d’hommes, parce que c’est la pente de l’esprit humain, essentiellement envahisseur ; et c’est la plus dangereuse. Elle est dangereuse surtout pour une société dont le but est d’unir les âmes en vue de leurs destinées immortelles, et qui, prétendant emprunter ses pratiques et ses sanctions à l’ordre temporel, s’y crée par des empiétements successifs une situation privilégiée. Si ces alliances, au début, peuvent rendre plus facile et plus efficace son action civilisatrice, c’est toujours aux dépens de sa vie supérieure et essentielle. »

Mais le mal n’est pas irréparable, et M. Arnaud attend avec une confiance au moins robuste la réconciliation définitive des deux idées prétendues ennemies. Il faut que l’Église, puissance purement spirituelle, apprenne à se renfermer dans son domaine, comme l’État dans le sien. Il faut que l’incompétence réciproque des deux institutions devienne la formule de leurs rapports. Ce qui ne veut pas dire que la religion cessera d’être le principe vivifiant et tutélaire des sociétés humaines ; loin de là : c’est dans la séparation du spirituel et du temporel, c’est dans la liberté qui résulte de cette séparation, que le catholicisme retrouvera la vie et la direction des esprits. « L’Église, répudiant les institutions et les pratiques qui l’ont faite, contrairement à son esprit, intolérante et violente pendant des siècles, entrera dans la pureté de son essence spirituelle et dans la vérité de sa mission religieuse, laissant les sociétés humaines à l’indépendance de leur destinée temporelle.

« Les questions de compétence, si longtemps obscurcies, se résoudront d’elles-mêmes et les causes de conflits seront écartées. Sans regrets pour ses privilèges perdus, tournée vers l’avenir et non vers le passé, l’Église transformera en elle tout ce qui est susceptible d’être transformé dans sa discipline, dans ses rapports hiérarchiques, dans ses moyens d’action sur les âmes. Alors, comme un navire allégé de tout ce qui alourdissait sa marche, elle s’élèvera au-dessus des agitations tumultueuses de ce monde, dans ces régions où les orages ne peuvent l’atteindre. Soutenue par le respect et la confiance des jeunes générations, en harmonie avec le droit moderne, elle répandra les inépuisables trésors de sa doctrine sur les sociétés démocratiques qu’elle a charge de moraliser et d’évangéliser. »

La thèse soutenue et développée avec talent par M. Arnaud soulève les questions suivantes : Est-il vrai que Jésus ait réellement voulu établir l’incompétence politique de l’Église qu’il instituait ? et ces célèbres maximes : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, Mon royaume n’est pas de ce monde, etc., » ont-elles bien la portée libérale que leur attribue notre auteur ? Est-il possible que la religion, qui est la morale enseignée, et la politique, qui est la morale appliquée, constituent, pour la conscience, deux domaines absolument indépendants et séparés ? Est-il possible que l’Église, avec l’idée de sa mission divine, se croie absolument incompétente en matière politique, c’est-à-dire, au fond, en matière de droit ? Est-il possible que l’État, avec l’idée de sa mission juridique, se croie absolument incompétent en matière religieuse, c’est-à-dire, au fond, en matière d’enseignement moral ? Nous ne le pensons pas et nous estimons que M. Arnaud de l’Ariége se trompe lorsqu’il rêve une réconciliation entre le catholicisme et la liberté, entre l’idée théologique et la Révolution. L’histoire des siècles passés et des temps modernes démontre que la lutte entre les deux principes va s’accentuant chaque jour et ne peut se terminer que par la ruine de l’idée théologique.