Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/PHILIPPE II, fils de Charles-Quint

Administration du grand dictionnaire universel (12, part. 3p. 811-812).

PHILIPPE II, fils de Charles-Quint, né à Valladolid en 1527, Il devint successivement et par l’abdication de son père roi de Naples et de Sicile (1554), souverain des Pays-Bas (1555), enfin roi d’Espagne (1556). Dès 1554, déjà veuf de Marie de Portugal, il avait épousé Marie Tudor, fille de Henri VIII, et porté dans la Grande-Bretagne le sombre fanatisme et l’intolérance du catholicisme espagnol. Mais il n’y resta que quelques mois, et s’embarqua pour la Flandre avant même la mort de Marie, survenue presque aussitôt (1558). À peine en possession de la monarchie espagnole, il reprit les projets de domination universelle qui avaient fait la grandeur et le tourment de son père ; il y joignit la pensée de rétablir partout l’empire exclusif de la religion catholique : double but qu’il poursuivit toute sa vie avec une impitoyable opiniâtreté, mais qu’il n’atteignit jamais. Il était alors le plus puissant prince du monde : les Espagnes, Naples, la Sicile, le Milanais, la Franche-Comté, les Pays-Bas, Tunis, Oran, le Cap-Vert, les Canaries, une grande partie de l’Amérique reconnaissaient son autorité. Il continua la guerre commencée par son père contre la France, gagna les batailles de Saint-Quentin (1557), de Gravelines (1558) et signa néanmoins la paix de Cateau-Cambrésis (1559), qui laissait la France intacte. À la même époque il épousa la princesse Élisabeth, fille de Henri II, roi de France : c’est entre cette princesse, appelée Isabelle par les Espagnols, et don Carlos, fils aîné de Philippe II, que les historiens avaient imaginé une romanesque intrigue d’amour, terminée par la mort tragique du jeune prince (V. don Carlos). Tout entier à sa pensée dominante, l’extinction de l’hérésie, Philippe II envoya dans les Pays-Bas un homme de sang, l’impitoyable duc d’Albe ; mais ni les persécutions, ni les supplices ne purent empêcher les progrès du luthéranisme et la séparation des Provinces-Unies, qui fut définitivement consommée en 1581. En Espagne, les rigueurs de l’inquisition contre les Maures et la terreur des exécutions furent également impuissantes et causèrent la dépopulation de la péninsule et la ruine de son industrie. L’Italie même (Milan et Naples) repoussa l’établissement de l’inquisition par des soulèvements. Toutefois, les pertes qu’il eut à supporter dans ses provinces du nord furent compensées par l’importante acquisition du Portugal (1580).

En 1588, Philippe déclara follement la guerre à la reine Élisabeth, parce qu’elle favorisait l’hérésie dans ses États et n’avait pas craint de fournir des secours aux Flamands. Il arma une flotte considérable, qui reçut le nom pompeux d’invincible Armada, et qui fut anéantie par la tempête et les escadres anglaise et hollandaise. Une seconde expédition ne fut pas plus heureuse. Dans le même temps, ses intrigues agitaient la France, que la sainte Ligue faillit lui livrer ; déjà les ligueurs lui donnaient le titre de Protecteur, et lui-même se croyait si sûr de sa proie, qu’il disait : « Ma bonne ville de Paris. » Déjà en 1569, ce Démon du Midi (c’est ainsi qu’on l’appelait) avait tramé une conspiration dans le Béarn pour enlever Jeanne d’Albret, mère de Henri IV, et la livrer, comme hérétique, à l’inquisition espagnole. Mais il eut beau fomenter la guerre civile et protéger contre Henri IV les Guise et les ligueurs, ses ténébreuses intrigues n’aboutirent qu’à lui donner le Charolais, qu’il obtint de Henri IV par la traité de Vervins (1598). Il mourut dans le cours de la même année, usé par les débauches de sa jeunesse et par les amers soucis de la puissance absolue. Ce prince était doué d’une haute capacité, mais son caractère sombre, inflexible, sanguinaire, vindicatif ; son tempérament tout à la fois pusillanime et cruel, qui lui faisait éprouver une joie convulsive en présence d’un auto-da-fé et trembler au milieu d’une bataille ; son fanatisme sanguinaire ; ses violences bestiales, les fourberies de sa politique, toujours couverte du masque de la religion, rendront sa mémoire à jamais odieuse. Rien d’humain ne semble avoir battu dans ce cœur de bronze. Mais toutes ses combinaisons tournèrent contre lui-même et contre l’Espagne, dont elles amenèrent la décadence ; les succès de Guillaume d’Orange, d’Élisabeth et de Henri IV triomphèrent de sa politique et de ses armes, et la prépondérance de l’Espagne descendit avec lui au tombeau. C’est lui qui fonda l’Escurial et qui fit de Madrid la capitale des Espagnes. Il avait un goût très-prononcé pour les beaux-arts, qui étaient, avec la chasse, son seul délassement. Il était bon connaisseur en peinture, dit Prescott, et aimait surtout l’architecture, dont il avait étudié les principes. Aucun prince n’a donné autant de preuves de goût et de magnificence sous ce rapport. « Philippe récompensait avec une grande générosité le talent des artistes comme le dévouement de ses serviteurs. Contrairement à son père, il était généreux, très-sobre et d’une grande simplicité dans ses vêtements.

« Philippe II, dit M. Mignet, fit plus qu’épuiser les ressources matérielles d’un pays dont Charles-Quint avait brisé les ressorts moraux. Il éteignit la royauté, comme son père avait éteint la nation. Il la séquestra dans une solitude abrutissante. Il la rendit invisible, sombre, hébétée ; il ne lui fit connaître les événements que par des rapports, les hommes que par des défiances. Il porta si loin le soupçon, qu’il éleva son fils dans la crainte et dans l’isolement. Il ne lui permettait pas de s’entretenir avec sa fille, à laquelle seule il se confiait et qui seule soulageait sa vieillesse accablée d’infirmités et de revers. Au moment où il fallut quitter la puissance qu’il avait voulu étendre et qu’il avait craint de perdre, il rejeta sur la Providence son propre ouvrage, l’incapacité de son fils. Ce prince, qui avait appris la victoire de Lépante sans que son visage exprimât un mouvement de joie et à qui la ruine de son Armada n’avait pas arraché un regret, pleura sur l’avenir de la monarchie espagnole. Voilà où il en était arrivé après une longue vie, où il n’avait cessé de se montrer plein d’une activité que rien ne pouvait lasser. » De son premier mariage, il avait eu un fils, don Carlos, et de sa quatrième femme, Anne d’Autriche, Philippe III, qui lui succéda.

— Iconogr. Le peintre favori de Philippe II fut le Hollandais Antonis de Moor (Antonio Moro), qui fit un assez long séjour en Espagne ; le roi le traitait avec une familiarité qui faillit amener un dénoûment tragique. Se trouvant un jour en gaieté (il avait sans doute reçu de bonnes nouvelles du duc d’Albe), cet aimable souverain frappa de sa griffe sur l’épaule d’Antonio. Celui-ci, qui était en train de peindre, riposta avec son appui-main. Peu s’en fallut que l’audacieux artiste ne fût brûlé vif pour un pareil sacrilège. Il échappa à l’inquisition en quittant l’Espagne et regagnant son pays. Carel van Mander termine le récit de cette anecdote par cette réflexion : « Il est toujours dangereux de toucher le lion. » Mais le mot n’est pas juste, a dit W. Bürger : Philippe II n’est pas un lion, c’est une bête de cimetière et de tombeaux. Le musée de Madrid possède un portrait en buste de Philippe II par Ant. Moro ; il y en a un autre dans la collection de lord Spencer, qui a figuré à l’exposition de Manchester en 1857. C’est par Charles-Quint qu’Antonio Moro avait été appelé en Espagne, sur la recommandation du cardinal Granvelle ; le Louvre possède le portrait qu’il fit du nain de cet empereur. Il exécuta aussi pour ce prince diverses copies d’après le Titien. Ce dernier maître lui-même nous a laissé d’admirables portraits de Philippe II. Un des plus beaux appartient au musée de Naples : le roi est jeune, il a les cheveux bruns et courts, les moustaches et la barbiche blondes ; il est en pied et debout, vêtu d’un pourpoint blanc brodé d’or et d’un petit manteau bleu, également brodé d’or et garni de fourrures ; de sa main gauche, qui est baissée, il tient des gants ; de la droite, il joue avec le manche d’un poignard. Ce portrait, d’une couleur chaude et harmonieuse, est signé en lettres majuscules : Titianus Eques Cae… F. Il y en a, au palais Pitti, à Florence, une répétition que l’on croit être le tableau dont l’auteur fit présent à Cosme Ier, au dire de Vasari ; l’exécution en est moins ferme que celle du chef-d’œuvre de Naples. Le musée de Madrid a un portrait en pied de Philippe II, par le Titien, dont le coloris a conservé tout son éclat : le fils de Charles-Quint est ici revêtu de son armure ; il appuie la main gauche sur la garde de son épée et la droite sur son casque qui est posé sur une table recouverte d’un tapis. Dans une autre peinture du Titien, Philippe II, coiffé d’une toque et coquettement vêtu, est assis sous une espèce de tente, au milieu d’un riche paysage ; il joue de la guitare et contemple sa maîtresse étendue près de lui, entièrement nue, accoudée sur des coussins, tenant une flûte et couronnée par l’Amour ; cette femme à demi couchée a des appas opulents et des carnations splendides ; elle serait digne de donner la main à la célèbre Venus au petit chien du musée des Offices. Cette toile a appartenu à Christine de Suède, au duc d’Orléans, à lord Fitz-William ; celui-ci la paya 25,000 fr. (prix qui serait probablement décuplé aujourd’hui) et la légua à l’université de Cambridge. Elle a été gravée par J. Bouillard, dans la Galerie d’Orléans, par Réveil, etc.

Au Louvre est un tableau de Pâris Bordone qui passe pour représenter Philippe II et son précepteur : les deux personnages portent la main sur un globe, « symbole de la vaste domination à laquelle Philippe était appelé, ou de sa grande aptitude aux mathématiques, » dit le catalogue. Un portrait de Philippe II, par F. Porbus, date de 1565, a figuré à la vente Soret, en 1863. Le musée de Madrid a un portrait équestre de Philippe II couronné par la Victoire, de Rubens, et un Philippe II âgé, vêtu de noir et tenant un chapelet à la main, peint par Juan Pantoja de La Cruz. Des portraits de ce roi ont été gravés par Abr. de Bruyn, P. de Jode le jeune (d’après le Titien), Robert Gaillard, Augustin Carrache, Fr. Bouttats, Th. de Leu, Giovanni Orlandi, Giulio Bonasone, Alph. Boilly, etc. Au musée de Florence est un portrait de Philippe II, gravé sur camée, attribué à Jacopo da Trezzo.

Jollivet a exposé au Salon de 1834 un tableau représentant Philippe II à l’Escurial, quelques jours avant sa mort.

Philippe II (HISTOIRE DU RÈGNE DE), par Prescott (1854-1858, 3 vol.). Philippe II est un de ces despotes qui ont gravé leur image détestée sur le siècle où ils vécurent. Élucider par une critique sagace les événements et las questions qui agitèrent le règne de Philippe II et son siècle, en faisant ressortir l’insignifiance de l’homme qui prétendait dominer les uns ou résoudre les autres, telle est la tâche entreprise par Prescott. Son plan embrassait toute l’histoire de l’Europe occidentale durant la seconde moitié du XVIe siècle ; mais, par malheur, l’historien n’a pas eu le temps de terminer son entreprise. Il a laissé son œuvre interrompue, avant d’avoir raconté la formation de la république de Hollande et l’expédition de l’Invincible Armada.

Tel qu’il est, l’ouvrage de Prescott est devenu un livre célèbre. Comme dans ses travaux antérieurs, on reconnaît son talent de composition, la fusion habile des matériaux, l’art du récit, un esprit libéral, la recherche constante de la vérité. Les critiques français, anglais et autres ont placé l’Histoire de Philippe II au rang des meilleures narrations.

Un historien anglais, M. Stirling, a caractérisé le talent et les facultés littéraires de l’illustre historien américain. « Son exactitude et sa consciencieuse étude des autorités, premiers éléments du mérite d’un historien, sont universellement reconnues. On a exprimé le doute, et il est douteux en effet peut-être, que sa faculté d’analyse philosophique fût égale à son habileté d’arrangement synthétique. Discerner le mobile des actions humaines n’est pas moins essentiel à l’historien que l’art de colliger les faits et de colorer les événements. C’était à ce dernier art qu’aspirait plus spécialement Prescott. Il a peu de rivaux ; très-peu d’égaux parmi les historiens qui ont écrit en anglais… Les chapitres de Preseott sur les mœurs et la littérature ne sont pas moins pittoresques que ses récits des événements contemporains, dont ces chapitres sont le commentaire vivant. Parmi les modernes historiens, il est un des premiers qui ont reconnu et mis en relief l’importance de ce genre d’éclaircissement, trop négligé par ses prédécesseurs immédiats. » Prescott indique ses sources et contrôle, pièces en main, les témoignages de toutes ses principales autorités. L'Histoire de Philippe II a été traduite en français (1861, 3 vol. in-8o),

Philippe II, tragédie d’Alfieri (1774). Alfieri a suivi la tradition historique jusqu’alors acceptée et que Schiller a également mise en scène dans son Don Carlos ; cette tradition, qui faisait du jeune prince le rival heureux de son père et expliquait ainsi sa mort tragique, a été démontrée depuis absolument fausse. C’est dommage, car elle offrait aux poètes un drame tout fait, et Alfieri en a tiré des scènes d’une grande beauté. Il a présenté avec une effrayante vérité la profonde dissimulation du monarque espagnol, et l’a conduit jusqu’à la fin de la pièce sans lui avoir fait révéler à personne sa secrète pensée. Il était dans la nature d’Alfieri de peindre ce tyran, le plus sombre des temps modernes, et l’amour voilé de son fils don Carlos pour Isabelle. Philippe a surpris l’aveu de leur amour : sa vengeance est résolue, et ses sinistres monosyllabes sont trop bien compris par son ministre, le lâche et fourbe Gomez, et par l’inquisiteur Léonard, hypocrite féroce. Les prétextes ne manquent pas à ces scélérats ; un conseil est rassemblé où les accusations de trahison et d’hérésie sont portées contre don Carlos. Seul entre tous les courtisans de cette cour servile, Perez, l’ami du jeune prince, prend sa défense et s’adresse au roi avec une audace courageuse qui contraste heureusement avec la bassesse des autres. Don Carlos est jeté dans un cachot, sa mon est décidée, mais ce n’est pas assez. Gomez tend un piège infâme à Isabelle et, en lui promettant le salut du jeune prince, il l’introduit dans sa prison. C’est là qu’est la scène du cinquième acte ; Philippe jouit enfin de sa vengeance ; il tient les deux coupables dans ses filets. Carlos essaye de justifier Isabelle, mais elle rejette toute excuse ; elle désire la mort pour sortir de cet horrible palais ; elle provoque Philippe par des discours outrageants, et de nouveau Alfieri met ses propres sentiments, sa propre haine des tyrans dans la bouche de ses personnages. Gomez revient et rapporte, avec une coupe, un poignard ; Philippe offre le choix aux deux amants entre le fer et le poison. Carlos choisit le fer et se poignarde ; Isabelle se félicite de mourir, et Philippe, pour mieux la punir, la condamne à vivre ; mais elle arrache au roi son poignard et se tue à son tour. Il y a, du roi à Gomez et de Gomez au roi, des mots superbes de concision et de férocité. César Cantù, après avoir remarqué que la vérité historique est entièrement sacrifiée dans cette pièce, ajoute : « L’auteur lui-même a jugé très-sévèrement cette tragédie ; il dit que les passions n’y sont pas susceptibles de cet ardent développement qui seul fait excuser les atrocités sur la scène ; c’est pourtant la même action qui attendrit et terrifie dans le Don Carlos de Schiller. Ce qui fait la force de celle d’Alfieri, ce sont les réticences, les mots concis et les passions qu’il laisse deviner plutôt qu’il ne les exprime, ce qui répond bien au caractère historique de cette cour. » De son côté, Sismondi, comparant avec cette pièce terrible le Don Carlos de Schiller, s’exprime ainsi : « Le poète allemand a bien mieux représenté les mœurs de la nation, le temps, les circonstances ; mais il est resté fort au-dessous d’Alfieri dans le caractère même de Philippe ; il l’a dépouillé de toute cette terreur qui tient au sombre et inscrutable silence dont ce tyran s’environnait. C’est un coup de maître d’Alfieri que d’avoir donné à Philippe un confident auquel il ne dit rien, même au moment où il l’introduit dans ses secrets. Le concert muet de Gomez, de Léonard et du roi pour le crime excite ta plus profonde terreur ; tandis que Schiller a donné à son Philippe de l’ouverture de cœur, qu’il lui en a donné même pour le marquis de Posa, dont le caractère tout allemand ne pouvait jamais s’accorder avec celui du roi. »