Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Napoléon Ier

Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 2p. 804-818).

NAPOLÉON Ier, empereur des Français. À l’article Bonaparte, nous avons envisagé ce personnage comme général de la République et nous avons amplement raconté son origine, son enfance, son éducation et toutes ses actions jusqu’au moment où il usurpa la puissance souveraine à la suite d’une conspiration heureuse. Par une fiction que nos lecteurs ont bien comprise, nous l’avons même enregistré comme mort le 19 brumaire an VIII. Il était mort, en effet, et comme capitaine républicain et comme fils de la Révolution, et, à partir de ce moment, on ne voit plus en lui que le dictateur politique et militaire et l’imitateur des Césars. C’est en quelque sorte un autre personnage et ce sont aussi des temps nouveaux. Sur les ruines du régime ancien, c’est une monarchie nouvelle qui s’édifie, c’est le passé qui renaît, au moins en partie, sous une autre forme.

On comprend, en outre, qu’à l’époque où fut publié notre article Bonaparte, nous manquions de la liberté nécessaire, car le régime qu’il s’agissait d’apprécier était le fait régnant, et l’on ne sait que trop de quelles mesures brutales étaient souvent punies par les maîtres du jour l’indépendance et la sincérité. Nous dûmes donc nous résigner à ajourner notre jugement, dans la crainte de compromettre et notre publication et l’exécution de nos engagements envers nos souscripteurs qui attendent de nous, non-seulement des renseignements, des matériaux, mais encore la vérité historique, la critique des faits, la philosophie des événements, l’appréciation des caractères, bien entendu dans la mesure de nos forces.

Mais si nous éprouvions impérieusement la nécessité d’une liberté sérieuse et complète pour traiter un tel sujet, pour esquisser l’histoire d’un homme qui fut le plus cruel ennemi de la liberté, ce n’est pas que nous voulussions être injuste envers lui, ni faire succéder aux idolâtries populaires, aux superstitions d’un aveugle enthousiasme, les amertumes de la haine et les préventions d’un esprit de parti contraire. Aujourd’hui que nous pouvons parler librement, nous ne descendrons pas plus que nous ne l’eussions fait hier au dénigrement systématique et passionné ; mais nous ne nous asservirons pas davantage à la méthode vulgaire et surannée des glorifications et des apothéoses. Si nous ne pouvons prétendre à l’infaillibilité du jugement, nous pouvons du moins promettre à nos lecteurs l’indépendance d’esprit et la sincérité. Ils nous pardonneront les erreurs dans lesquelles nous pourrons involontairement tomber, en faveur de notre ferme intention de ne rechercher que le vrai et d’atteindre, s’il nous est possible, à la sereine impartialité qui convient à l’histoire.

À l’article Bonaparte, nous avons raconté comment l’audacieux soldat s’était violemment emparé du pouvoir à la suite du coup de force des 18-19 brumaire an VIII. On sait que, dans la soirée de ce dernier jour, quelques représentants complices (une trentaine environ sur cinq cents), dans un conciliabule de factieux, prononcèrent la suspension du régime légal et constitutionnel, la révocation du pouvoir national et l’établissement d’une dictature composée de trois consuls chargés de réorganiser la République et de faire une nouvelle constitution. Ces nouveaux maîtres de la France, ces magistrats usurpateurs vinrent s’installer au palais du Luxembourg, demeure officielle du Directoire. C’étaient Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos. Naturellement, le général prit et garda la présidence de la commission consulaire, se constitua l’arbitre de la situation, et bientôt, en vertu de la constitution de l’an VIII, élaborée à sa convenance par ses créatures, il fut institué d’office premier consul, avec Cambacérès et Lebrun pour deuxième et troisième consuls. Ces derniers n’avaient que voix consultative et n’étaient en réalité que de simples assesseurs. Bonaparte était tout. Appuyé sur la nouvelle aristocratie militaire, sur une nuée d’ambitieux, sur l’engouement dont il était l’objet, il s’attribua tous les pouvoirs et transforma la République en une seigneurie, à la manière des républiques italiennes du moyen âge.

À l’article consulat, nous avons esquissé cette période de sa vie, ainsi que les événements dont elle fut remplie, et nous n’avons pas à y revenir ici. On sait qu’après s’être fait nommer consul à vie avec le droit de désigner son successeur, après avoir successivement dépouillé la nation de toutes ses libertés, après avoir rétabli, resserré l’ancienne centralisation administrative, de manière que tout aboutît à sa personne, après s’être attribué enfin la plupart des prérogatives de la monarchie absolue, il songea à réaliser enfin son projet de transformer en établissement définitif et héréditaire la royauté de fait qu’il exerçait.

Ce changement était préparé de longue main. On ne peut savoir quelles étaient au juste ses vues d’avenir au lendemain du 18 brumaire ; mais il est présumable qu’avec ses idées de césarisme romain, avec son insatiable ambition, son esprit dominateur, il avait déjà des idées de souveraineté perpétuelle, sans que la forme sous laquelle il l’exercerait fût bien arrêtée dans son esprit. Toutefois la dictature militaire et romaine devait être sa conception et son idéal. L’établissement d’un consulat en est une preuve ; c’était un degré pour arriver à l’empire. En Égypte, il s’était essayé au rôle d’Alexandre ; en Italie, il avait exercé une véritable royauté, un pouvoir bien plus absolu que celui des vice-rois anglais dans l’Inde. Comme premier consul, il agissait de plus en plus en roi : son entourage devenait de plus en plus une cour, peuplée d’émigrés et d’anciens royalistes ; bientôt on y vit des dames d’honneur, un maître des cérémonies, une étiquette, un costume renouvelé de l’ancien régime, des chambellans, sous le nom de préfets du palais, une garde, etc. Il avait pris possession, pour ses villégiatures, d’une ancienne résidence princière, Saint-Cloud ; il avait institué une fêté nationale pour l’anniversaire de sa naissance. Les lois constitutionnelles, incessamment remaniées, sous son inspiration, lui donnaient tous les pouvoirs. Les corps constitués, créés par lui, étaient à ses pieds. Les républicains, persécutés avec la persistance de la vendetta corse, étaient désormais réduits à l’impuissance. Le peuple était aveuglé par l’engouement ou dominé par la crainte. La presse était asservie plus complètement que sous l’ancien régime. Le clergé réfractaire avait été gagné par le concordat et par mille caresses, les royalistes par des faveurs de tout genre et par de nombreuses radiations sur la liste des émigrés (moyen sûr pour recruter des auxiliaires serviles). Tout était préparé enfin pour l’usurpation suprême et définitive !

Depuis longtemps déjà, des complaisants avaient tâté l’opinion en jetant en avant les mots d’empire d’Occident, d’empire des Gaules, mais sans éveiller d’échos ailleurs que dans le monde officiel. La France était subjuguée par la puissance et par le prestige de Bonaparte, mais ne voyait nullement la nécessité du rétablissement de la monarchie. Toutefois, après tant d’événements et tant d’orages, elle était passive, sans volonté, et n’avait plus, d’ailleurs, aucun moyen de s’opposer aux entreprises d’un pouvoir à peu près sans limites et sans contre-poids.

Mais d’ailleurs, comme le dit si bien M. Lanfrey (Histoire de Napoléon Ier), « jamais révolution ne fut moins spontanée, moins motivée, moins appelée par le vœu public ; jamais crise n’a été provoquée avec plus de mépris pour les droits du peuple ; jamais on n’a plus audacieusement insulté au bon sens et à la vérité qu’en affirmant que l’empire était souhaité par la nation. Dans l’entourage même de Bonaparte, les personnages les plus éclairés étaient pour la plupart opposés au nouveau changement ; ils s’effrayaient pour eux-mêmes d’une ambition qui semblait devenir plus insatiable en raison même des satisfactions qu’on lui prodiguait afin de l’apaiser. »

Quant à résister, outre que l’esprit public et, encore moins, celui des fonctionnaires n’étaient plus à la résistance, il n’y avait pas à y songer. Bonaparte absorbait tout, était maître de tout. En 1800, il avait dit au conseil d’État : « Avec mes préfets, mes gendarmes et mes prêtres, je ferai ce que je voudrai. » Il eût pu ajouter l’armée, si puissante alors, populaire par tant de victoires, et qui, par une conséquence naturelle du régime militaire, tendait de plus en plus à la prééminence et voyait dans l’élévation de son chef sa propre élévation.

Les conspirations royalistes fournissaient un excellent prétexte ; l’assassinat juridique du duc d’Enghien fut la péripétie suprême du drame. Le sang de la victime était à peine refroidi que le Sénat, dans une adresse servile, supplia le premier consul de couronner et d’affirmer son œuvre en rendant son pouvoir héréditaire (27 mars 1804). Bonaparte feignit de vouloir réfléchir avant de répondre à cette proposition, que lui-même avait préparée et imposée. En même temps, il provoquait de toutes parts des adresses dans le même sens de la part de tous les pouvoirs publics, qui lui étaient complètement asservis, et il chargeait ses ambassadeurs de négocier auprès des puissances la reconnaissance du nouveau titre qu’il allait se donner.

L’Europe avait été frappée de stupeur et d’indignation à la nouvelle du meurtre du duc d’Enghien ; mais la Russie et la Suède protestèrent seules. Toutefois, la Prusse se lia bientôt à la Russie par un traité secret. Au reste, depuis la rupture du traité d’Amiens, tous les États, se sentant menacés, étaient disposés plus ou moins ouvertement à résister aux exigences intraitables de Napoléon.

Par un calcul ou un caprice souverain, il plut au maître de se faire proposer le trône par la dernière assemblée où l’on croyait voir encore l’ombre de la liberté, le Tribunat, amoindri, épuré précédemment, peuplé de ses créatures et devenu simplement une section du conseil d’État.

Le 23 avril, un tribun obscur nommé Curée déposa une motion (concertée avec le premier consul) pour demander l’établissement de l’empire en faveur de Napoléon et de sa famille. Le 30, il la développa à la tribune, pendant que ses collègues affectaient l’enthousiasme le plus extravagant et le plus servile. Un ex-royaliste, Siméon, un Duveyrier, un Carrion et autres plats imbéciles comparèrent Bonaparte à Hercule, à Hugues Capet, à Charlemagne, plaidèrent cette thèse qu’il n’avait pas le droit de refuser la puissance suprême, qu’il devait se sacrifier au bonheur public, etc.

Au milieu de ces scènes avilissantes, un seul homme resta debout et parla avec énergie et dignité : ce fut Carnot, aveuglé jusque-là sur l’ambition effrénée de Bonaparte et qui l’avait soutenu, défendu contre de justes et clairvoyantes préventions. Dans son discours calme et méthodique, il s’attacha à démontrer que rien dans la situation ne nécessitait le changement projeté et que le pouvoir absolu n’avait jamais été un élément de stabilité ; il se prononça enfin pour le maintien de la République, dont il n’existait plus d’ailleurs qu’un vain nom. Mais il fut à peine écouté par une assemblée bassement impatiente de se précipiter dans la servitude. Le Tribunat vota d’enthousiasme la motion de Curée et se hâta de transmettre son vœu au Sénat, qui reçut le même vœu du Corps législatif (2 mai), et qui, tout en exprimant le désir de nouveaux privilèges pour lui-même, s’empressa néanmoins de convertir en sénatus-consulte les convoitises du maître et de conférer le titre d’empereur au citoyen premier consul, en établissant dans sa famille l’hérédité au trône impérial (18 mai 1804.)

Ce qui servit Bonaparte, ce ne fut pas seulement sa gloire militaire, la lassitude publique, la servilité de tous les pouvoirs, mais aussi les sentiments restés vivants encore à cette époque de décadence, l’horreur de l’ancien régime et des Bourbons, la préoccupation de sauvegarder les conquêtes matérielles de la Révolution, de protéger les intérêts nouveaux, de creuser un abîme de plus en plus profond entre l’état social dont on n’avait pas cessé de redouter la résurrection et la France de 1789. On pensait enfin qu’en couronnant le plus brillant parvenu de la Révolution, on créait un obstacle insurmontable au rétablissement des institutions du passé, on assurait aux classes nouvelles la possession des emplois, des biens nationaux, de tous les avantages auxquels ces autres parvenus sacrifiaient volontiers les principes et la liberté.

La même raison qui avait porté les césars romains à ne pas ressusciter le titre de roi décida Bonaparte et ses complaisants à préférer cette qualification toute militaire d’empereur (imperator), qui, tout en paraissant écarter les souvenirs d’un passé qu'on voulait restaurer en partie, donnait cependant, par son caractère vague et indéterminé, plus de pouvoirs réels à celui qui en était revêtu, avec la perspective d’une domination militaire et césarienne sur les peuples et les nations.

On a dit légèrement que c’était la Révolution qui se couronnait elle-même ; que Napoléon, c’était « Robespierre à cheval, » etc. Ces systèmes surannés ont eu leur moment de vogue ; mais rien de plus arbitraire et de plus faux. Il est bien vrai que Napoléon, ce bâtard heureux de la Révolution, en a fort habilement exploité les souvenirs, mais uniquement pour en étouffer les principes et les résultats autant que cela était en sa puissance et dans des vues de grandeur personnelle et d’intérêt privé.

Lui-même, indépendamment de son monstrueux égoïsme et de son ambition effrénée, était, par son tempérament et ses idées, un homme d’ancien régime. Petit gentilhomme d’une noblesse douteuse, d’une famille besoigneuse, quoique gonflée d’orgueil et d’avide ambition, élevé par faveur dans les écoles publiques, ce parvenu n’en était pas moins rempli d’infatuation aristocratique ; il méprisait le peuple et ne l’appréciait qu’en tant que force brute, dans la mesure où il pouvait l’exploiter pour ses tueries. Au fond, il n’avait de tendresse que pour l’aristocratie, il avait le vulgaire engouement d’un bourgeois de Molière pour cette noblesse de la vieille monarchie qui mendiait bassement, qui recevait avec avidité ses faveurs, tout en le méprisant en secret comme usurpateur et comme parvenu.

Étranger par la race et par les idées, il était à mille lieues de cette France humanitaire et philosophe du XVIIIe siècle dont les principes et les conceptions avaient pénétré tous les hommes de son temps. Son mépris bien connu des idéologues et tous les actes de sa vie montrent assez qu’il ne croyait qu’à la force et à l’autorité. Loin d’être la continuation de la Révolution française, son règne, malgré son éclat militaire, en fut la réaction haineuse et, sous le rapport politique, une pure imitation du césarisme byzantin. En résumé, il ne laissa subsister de la Révolution que ce qu’il ne pouvait anéantir, il restaura de l’ancien régime tout ce qui pouvait s’adapter à la société nouvelle. Son autocratie était même plus absolue que celle des anciens rois et elle s’étendait sur sa propre famille, à la manière antique et au delà des limites légales.

Napoléon se para aussitôt de son titre sans attendre la comédie de la consécration populaire ; il s’entoura d’une cour et de hauts dignitaires. Cambacérès et Lebrun, les deux consuls sortants, furent affublés des titres grotesques archichancelier et d’architrésorier, avec le droit de se faire appeler altesses sérénissimes. Joseph et Louis, les seuls frères de l’empereur admis à l’hérédité, furent créés princes français, altesses impériales et, en outre, l’un grand électeur, l’autre grand connétable. On créa aussi une foule d’autres hautes dignités honorifiques, inactives, irresponsables, dont l’énumération serait fastidieuse, ainsi que des maréchaux de l’Empire, des grands officiers, etc. Il fallait bien gorger les créatures, donner de l’éclat au nouveau trône impérial et offrir un appât aux affamés de l’ancienne noblesse qui, revenus de l’émigration, ne demandaient qu’à servir sous un maître, quel qu’il fût, et à se refaire une existence oisive et brillante aux dépens du trésor public.

Bien d’autres hommes aussi étaient, hélas ! dans les mêmes dispositions, et parmi ceux-là beaucoup qui avaient figuré dans le grand drame de la Révolution. En réalité, le nouvel État et la nouvelle cour n’étaient guère composés que de renégats de tous les régimes.

Sous la dictée de Bonaparte, le Sénat avait remanié une fois de plus les institutions de manière que le pouvoir suprême fût à peu près sans limites et sans contre-poids. Les fantômes d’institutions créées par la constitution consulaire de l’an VIII, formes sans réalité, disparaissaient pour laisser place à de vains mots qui seront effacés à leur tour, au gré des circonstances. Ce sont ces modifications successives, toujours faites dans le sens d’un pouvoir de plus en plus absolu : ce sont ces ukases, ces codes de servitude, déshonneur de la France de 1789, outrage permanent à la raison, au droit des citoyens, au bon sens et à la liberté, qu’on appellera les constitutions de l’Empire.

Pour s’établir et pour durer, le système napoléonien avait à combattre l’ancienne France et la nouvelle, et il se servit réciproquement de l’une contre l’autre avec une duplicité qui est restée dans la tradition du parti. C’était comme une sorte de Janus, dont une des faces grimaçait la démocratie, en même temps que l’autre souriait à l’ancien régime et à la contre-révolution, également hypocrite et menteur dans les deux rôles qu’il jouait.

L’inauguration du nouveau règne fut marquée par le procès du général Moreau, dont Bonaparte était bassement envieux, et dont la complicité dans le complot de Cadoudal et de Pichegru n’était nullement prouvée. Ce procès passionna singulièrement l'opinion publique. L’illustre vainqueur de Hohenlinden fut condamné à deux ans de prison par des juges qui eussent voulu l’acquitter et à qui le pouvoir avait imposé de prononcer une condamnation.

Napoléon, qui attendait, qui voulait la peine capitale, fut exaspéré de cet arrêt ; toutefois, il consentit à commuer la peine en un exil perpétuel, qui le débarrassait pour toujours de celui que l’opinion lui donnait pour rival.

Quant aux condamnés royalistes, onze furent exécutés avec Georges (26 juin). L’empereur, toujours favorable à la noblesse, ne fit grâce qu’aux Polignac et à quelques autres gentilshommes.

Constamment préoccupé de frapper les imaginations par des scènes théâtrales, Napoléon avait imaginé de se faire sacrer par le pape et à Paris même, chose sans exemple jusqu’alors. Cambacérès et le cardinal Caprara furent employés à cette négociation, qui fut conduite, en quelque sorte, militairement, en ce sens qu’on fit comprendre à Rome qu’on n’accepterait aucune réponse évasive ou dilatoire. Dès l’époque du concordat, La Fayette avait prévu que Bonaparte ne rétablissait officiellement le culte que « pour se faire casser la petite fiole sur la tête ; » ce furent ses propres expressions au premier consul lui-même.

Pie VII, qui voulait recouvrer les Légations, même Avignon et Carpentras, se fit longtemps prier ; leurré de promesses vagues et fausses, dominé d’ailleurs par l’ascendant de la France en Italie, dupe de ses convoitises aussi bien que des ruses de Bonaparte, il finit par céder et par promettre de procéder en personne à cette cérémonie d’un autre âge.

Napoléon était loin, d’ailleurs, de songer à restituer les Légations au saint-siége, car il en comptait faire une des provinces du royaume italien qu’en ce moment même il entreprenait de substituer à la république Cisalpine (dont il s’était fait donner la présidence), et par les mêmes manœuvres qui l’avaient mis en possession de la couronne impériale, c’est-à-dire en imposant à la consulte de Milan et aux fonctionnaires des manifestations et des vœux dans le sens de ses propres convoitises.

Au milieu de ces préoccupations ambitieuses et pendant qu’il faisait ainsi la chasse aux couronnes, il n’oubliait pas d’exploiter à l’occasion les souvenirs des plus beaux temps de la liberté dans l’intérêt de son pouvoir et de sa personne. En 1802, il avait institué l’ordre de la Légion d’honneur. Le 14 juillet 1804, il fit coïncider l’inauguration de son ordre avec l’anniversaire de la prise de la Bastille et de la grande Fédération de 1790, plaçant avec apparat, mais sans aucune sincérité, sa nouvelle institution sous le patronage des principes révolutionnaires. Il y eut grande solennité dans l’église des Invalides ; le cardinal-archevêque de Paris officiait en l’honneur de la mémorable journée, au milieu de l’éclatante réunion du clergé, de tous les grands dignitaires civils et militaires, etc. Le grand chancelier (Lacépède) prononça un discours éloquent pour rappeler les souvenirs du 14 juillet. Enfin, pour compléter la comédie, Napoléon récita une harangue pour inviter les légionnaires à prêter le serment prescrit à la liberté, à l’égalité, à la résistance au rétablissement du régime féodal, enfin, au maintien de l’Empire, des lois de la République et des propriétés nationales. Puis il commença sa distribution de croix en détachant de son cou le grand cordon pour le donner fastueusement au représentant du pape, au vieux cardinal Caprara, car il ne perdait pas de vue l’affaire du sacre.

Ce fut le dernier anniversaire officiel de la Fédération, et cette cérémonie ne fut qu’une représentation menteuse et sans dignité. En cette décadence de la nation, les beaux souvenirs de la liberté, qui vivaient encore en toute leur pureté dans quelques âmes fières et stoïques, ne servaient plus officiellement qu’à être exploités par le charlatanisme et l’ambition de ceux qui se partageaient les dépouilles de la République et de la Révolution.

Cependant, l’empereur n’oubliait pas les conceptions du premier consul. Au premier rang figurait le projet d’invasion contre l’Angleterre. La politique folle et téméraire qui avait préparé avec tant de machiavélisme la rupture du traité d’Amiens avait porté ses fruits. Il fallait se préparer à une guerre à mort contre l’Angleterre, et dont la nation ne voyait nullement la nécessité. De là d’immenses préparatifs, la formation du camp de Boulogne, la création de ressources financières, l’établissement des percepteurs des contributions et de la régie des droits réunis, la restauration des contributions indirectes, la formation de la compagnie pour l’escompte de valeurs du Trésor, les vastes travaux dans les ports et les arsenaux, toute la France, en quelque sorte, ainsi que la Belgique et la Hollande, transformée en un grand chantier maritime, etc.

Le plan de Napoléon était de créer une flottille assez forte pour jeter d’un seul coup 150,000 hommes sur les côtes de l’Angleterre, et cela avec des chaloupes canonnières, des bateaux pêcheurs, des péniches, etc. Les marins les plus expérimentés, Decrès, Ganteaume, Villeneuve, ne croyaient pas ou croyaient peu à la réussite d’une telle entreprise, à la possibilité d’échapper à la flotte anglaise qui croisait dans la Manche. Mais, voyant leurs observations méprisées, ils s’étaient mis à l’œuvre, afin de diminuer, au moins, les mauvaises chances de l’expédition. Malgré l’avis des hommes compétents, Napoléon, fasciné par son idée fixe d’écraser l’Angleterre et d’arriver ainsi à la domination de l’Europe, mit toute sa volonté et son énergie à poursuivre ce projet chimérique, avec l’opiniâtreté aveugle qui lui fera plus tard entreprendre l’expédition de Russie.

Après de longs et immenses préparatifs, il avait résolu de franchir le détroit au plus tard en août 1804, appuyé par la flotte de Toulon. Le 18 juillet, il partit pour visiter les camps qui menaçaient la Grande-Bretagne, Vimereux, Calais, Dunkerque, Ostende, etc. Le 16 août, il fit, au camp de Boulogne, une nouvelle distribution solennelle de croix et porta au comble le fanatisme de ses soldats. Néanmoins, il jugea prudent de remettre son expédition au moins de septembre. L’idée avait déjà subi bien des ajournements et des modifications.

Quelques écrivains ont même conjecturé que ce fameux projet de descente n’était qu’une feinte pour masquer des plans de conquête sur le continent, ne pouvant admettre, quand nos ports étaient bloqués par les flottes anglaises, qu’on risquât sérieusement ainsi toutes nos forces disponibles dans une entreprise aussi aventureuse, laissant la France désarmée, exposée infailliblement aux coups des puissances européennes, submergée par l’invasion, pendant que ses armées seraient cernées par les escadres britanniques.

Mais l’examen des faits ne permet pas de conserver le moindre doute ; le projet était sérieux, et rien ne montre mieux combien Napoléon, avec des facultés parfois merveilleuses dans l’action, était souvent dominé par l’imagination dans ses combinaisons grandioses et chimériques, et, malgré sa puissance de calcul, emporté par une fantaisie effrénée qui le poussait à des conceptions romanesques, où manquaient le bon sens et l’esprit pratique, et que des complaisants ont voulu trop facilement faire passer pour des combinaisons de génie.

L’Angleterre était vivement agitée par ces préparatifs menaçants. Le vieil ennemi de la France, Pitt, venait de remonter au pouvoir, porté par la situation. Les deux champions allaient se retrouver face à face, l’un pour susciter des coalitions contre nous, l’autre pour essayer de les briser à coups d’épée.

La mort de l’amiral Latouche-Tréville, qui devait guider la flotte de Toulon, fit reculer encore la fameuse entreprise. Au reste, il était évident, pour tous les marins capables, que, malgré des dépenses énormes, notre marine renaissante n'était pas encore capable d’entrer en ligne. Les constructions hâtives de bâtiments de toutes sortes n’avaient donné que des résultats inférieurs ; quant aux équipages, ils étaient insuffisants et laissaient fort à désirer, ayant été recrutés en partie par l’enlèvement forcé, par la presse, moyen violent et odieux, bien digne de l’homme qui avait rétabli l’esclavage aux colonies.

En résumé, après avoir changé plusieurs fois ses plans et donné libre cours à son imagination déréglée, Napoléon finit par être obligé d’abandonner son projet. Dans l’intervalle, divers combats de mer étaient livrés et une nouvelle coalition se nouait silencieusement en Europe.

Mais l’empereur était alors surtout préoccupé de la représentation théâtrale de son sacre. Il avait aussi employé à cette négociation son oncle, l’abbé Fesch, qui avait abjuré la prêtrise en l’an II, était devenu commissaire des guerres, puis avait ramassé son froc dans les orties lors de l’élévation de son neveu, qui l’avait fait nommer archevêque de Lyon et cardinal. Il était alors notre ambassadeur à Rome. Personnage médiocre, vain et ambitieux, instrument du parti ultramontain, il causa plus d’un embarras et plus d’un chagrin à Napoléon.

Quoi qu’il en soit, Pie VII consentit à venir en France, après bien des hésitations, mais aux frais de la France et sous la promesse de nouvelles concessions pour l’Église. Il apportait en échange, outre sa bénédiction, toute une cargaison de chapelets pour les dames de la cour.

Le 2 décembre 1804, la cérémonie du sacre eut lieu sous les voûtes de Notre-Dame. Un détail curieux, c’est que la nuit précédente le pape avait dû donner la bénédiction nuptiale, dans la chapelle des Tuileries, à Napoléon et à Joséphine, qui n’étaient mariés que civilement.

La solennité de Notre-Dame eut une pompe extraordinaire. Tout avait été préparé à l’avance et par des répétitions, comme une pièce de théâtre, avec de petites poupées de bois, sous la direction du peintre Isabey (Mémoires de Beausset, préfet du palais). David avait dessiné les costumes. Napoléon était affublé d’une défroque à la Henri IV, sous son manteau impérial et sa couronne de lauriers d’or. Il parait qu’il bâilla tout le temps. Il était d’ailleurs fort indisposé d’avoir été contraint de se soumettre au mariage religieux, qui resserrait ses liens avec Joséphine, qu’à cette époque déjà il avait l’intention de répudier. Quant à celle-ci, elle avait les yeux rouges encore de violentes scènes domestiques.

En présence de cette cérémonie éclatante et burlesque, les assistants, grands dignitaires, maréchaux, etc., avaient peine à garder leur sérieux. Quoique courtisans, ils étaient restés des hommes du XVIIIe siècle, sceptiques et philosophes, et d’après les témoignages les plus certains, notamment celui de l’archevêque de Malines, M. de Pradt, plus d’un maréchal ou autre grand dignitaire s’indignait assez haut de ces capucinades, et peu s’en fallut qu’elles ne fussent troublées par des éclats de rire.

Au moment où le pape élevait la couronne en forme de tiare qu’il se préparait à poser sur le front de Napoléon, celui-ci, qui ne voulait la tenir que de lui-même, la saisit lestement (comme il l’avait annoncé), et se la plaça sur la tête. Il en fit autant pour celle destinée à l’impératrice.

Cet homme étrange voulait bien imposer aux autres les symboles du passé, dans un but de discipline et d’asservissement, mais n’entendait s’y soumettre lui-même que dans la mesure de ses intérêts et de son ambition.

La veille du sacre, le Sénat lui avait présenté le résultat du plébiscite qui ratifiait à une énorme majorité sa nouvelle usurpation. On avait dû voter sur des registres ouverts. Les 108 départements avaient donné 3,572,329 oui. Personne ne prit au sérieux ce vote par intimidation. D’ailleurs, Bonaparte avait déjà la puissance, le titre, la France sous ses pieds. Cette comédie électorale était un outrage de plus.

Devenu l’oint du Seigneur, Napoléon fit inscrire dans le catéchisme, à la suite du 4e commandement, tes père et mère honoreras, des préceptes qui consacraient son propre culte presque à l’égal de celui de Dieu, On n’avait pas vu pareille infatuation depuis l’apothéose des Césars.

Il se sentait alors, et il était en effet, maître absolu de la grande nation. Les prétendues institutions dont il était entouré, Sénat, Corps législatif, sans une ombre d’indépendance et de pouvoir, n’avaient d’autre objet que de servir d’instrument et de masque à son despotisme, assez semblable à celui des czars de Russie, et incontestablement plus absolu que celui des anciens rois de France.

Quant à la presse, elle était asservie comme elle ne le fut jamais. Outre qu’il avait supprimé tous les journaux qui lui déplaisaient ou qu’il en avait confisque la propriété pour la donner à ses créatures, il ne pouvait supporter même les articles les plus innocents, et les malheureux publicistes, ceux mêmes qu’il avait choisis parmi les plus bas valets de la presse, ne pouvaient écrire dix lignes qui ne lui portassent ombrage, et ils en étaient arrivés à ne plus pouvoir parler qu’en tremblant de la pluie et du beau temps. Ils ne pouvaient même s’abstenir ; car le maître les accusait alors de ne pas soutenir l’opinion, c’est-à-dire de ne pas mentir, de n’être pas dignes d’écrire sous son règne, et il les faisait menacer par Fouché. Jamais la pensée n’avait été traitée avec cette brutalité, même sous l’ancien régime, et il en fut ainsi pendant tout ce règne néfaste. Cette servitude explique assez la stérilité intellectuelle de l’époque impériale. Toutes les intelligences étaient refoulées, éteintes par le despotisme, toutes les forces vives de la nation n’avaient d’autre emploi que la guerre. Le système ramenait directement à la barbarie.

Le Ier janvier 1805, Napoléon, ayant tout fait pour rendre la guerre générale inévitable, écrivit une lettre d’apparat au roi d’Angleterre pour l’inviter à la paix, démonstration menteuse, comme la plupart de ses actes publics, car il n’avait renoncé à aucune de ses prétentions à la domination de l’Europe. Il en donna bientôt la preuve en se faisant proclamer roi d’Italie et solennellement couronner à Milan (26 mai), en réunissant Gênes à l’Empire ; en érigeant Lucques et Piombino en principauté pour Bacciochi, l’époux de sa sœur Élisa, en créant en Hollande un grand pensionnaire, en plaçant Rome et Naples sous sa dépendance morale, en réduisant l’Espagne à une sorte de vassalité, en inquiétant enfin toute l’Europe par ses intrigues et ses projets de domination.

La troisième coalition, justifiée par tant d’entreprises, se révélait par ses armements qui répondaient à ceux de la France, et, le 8 avril, un traité est signé à Saint-Pétersbourg entre l’Angleterre et la Russie, auquel allaient bientôt adhérer l’Autriche, la Suède, Naples et la Sardaigne. Les peuples allaient de nouveau s’entr’égorger pour le caprice de leurs souverains, et surtout pour l’insatiable ambition d’un seul homme.

Nous passerons rapidement sur les faits de guerre, qui ont chacun des articles spéciaux et détaillés dans ce Dictionnaire. Nous n’avons ici qu’à résumer l’ensemble du règne, en évitant de faire double emploi avec les sujets déjà traités à leur ordre alphabétique, où le lecteur va plus naturellement et plus facilement les consulter que dans un article général. Nous ne jugeons pas non plus qu’il soit utile de nous occuper des mille plans de Napoléon, de ces projets qui fermentaient constamment dans cette tête volcanique, comme son dessein d’une diversion dans l’Inde, non plus que de diverses expéditions maritimes, qui ne furent que des incidents et n’amenèrent aucun résultat important.

Obligé de faire face au continent, Napoléon dut renoncer au roman de sa descente en Angleterre, dont le résultat eût été probablement un échec, et certainement l’invasion de la France par les puissances coalisées. Mais son infatuation était telle à cet égard, qu’il avait à l’avance fait frapper une médaille pour célébrer cette conquête, qu’il avait rêvée. Il en fut quitte pour attribuer, suivant sa coutume, l’avortement de ses desseins à ses lieutenants, notamment à l’amiral Villeneuve.

Ses plans, au reste, étaient dressés pour une autre combinaison, avec une fécondité d’esprit dont il serait puéril de méconnaître la puissance ; c’est ce qu’il appelait « faire son thème en deux façons, » afin de n’être pas pris au dépourvu.

Pendant que l’Europe s’ébranlait, il prit donc immédiatement son parti et résolut de se jeter sur l’Allemagne avec toutes ses forces, avant la jonction des alliés et l’intervention de la Prusse. Il envoie ses instructions à ses lieutenants, à Bernadotte, qui commandait l’armée du Hanovre, au prince Eugène, en Italie, à Saint-Cyr, à Marmont, etc. ; puis, levant précipitamment le camp de Boulogne, il dirige cette belle armée vers le Rhin, qu’elle franchit le 1er octobre 1805. Après les brillants combats de Donauwœrth, de Wertingen, de Guntzbourg et d’Elchingen, livrés d’ailleurs et gagnés avec des forces supérieures, elle s’établit sur le Danube. Le général autrichien Mack, enfermé dans Ulm, est forcé de capituler et de se rendre prisonnier avec 30,000 hommes, 3,000 chevaux et 60 canons (20 octobre). Ce magnifique début fut malheureusement attristé par le grand désastre maritime de Trafalgar (21 octobre), où notre flotte, renforcée des contingents de l’Espagne, fut coupée en deux et battue par Nelson. L’empire de la mer restait décidément aux Anglais. « Soit, dit Napoléon, je battrai l’Angleterre sur le continent. » Ces mots contenaient en germe le blocus continental. La mer, en effet, ne lui fut jamais favorable : Aboukir, la perte de Malte et des Îles Ioniennes, Trafalgar, la perte de Saint-Domingue, la vente (forcée) de la Louisiane, l’avortement réel de la descente en Angleterre, etc., étaient des faits assez caractéristiques. L’Océan restait sous l’empire de la marine britannique.

Pour le détail de toutes ces opérations et de celles qui suivent, nous répéterons que nous ne donnons ici que les noms, le résultat, l’ensemble ; on trouvera la description de toutes les actions principales aux articles spéciaux qui leur sont consacrés dans ce Dictionnaire. Nos lecteurs étant avertis, nous ne jugeons même pas nécessaire de multiplier les renvois, puisque l’ordre alphabétique est là pour les guider dans leurs recherches.

Après le grand coup frappé à Ulm, Napoléon marcha sur Vienne, escomptant à l’avance ses victoires et remaniant déjà l’Europe dans son ardente imagination. Il avait divisé son armée en sept corps, dont l’ensemble, formait la grande armée, nom bien justifié par ces admirables troupes et qui devait rester historique.

Cette campagne se poursuivit par la prise de Vienne (15 novembre), par les succès d’Augereau et de Ney dans le Tyrol, par ceux de Masséna dans le nord de l’Italie, par la jonction de ce dernier avec la grande armée, par quantité de petites actions brillantes contre les Russes et les Autrichiens, enfin par l’immortelle bataille d’Austerlitz (2 décembre 1805), à laquelle assistaient les trois empereurs (Napoléon, François II, Alexandre Ier),

Cette victoire mémorable eût pu avoir des résultats décisifs et durables ; mais Napoléon était destiné à constamment abuser de la victoire et à lasser la fortune en la surmenant.

François II, réduit à la Hongrie, hors d’état même de la défendre, dut s’humilier, séparer sa cause de celle d’Alexandre et, enfin, subir le traité de Presbourg (26 décembre), qui bouleversa l’Allemagne entière. L’Autriche perdait la Dalmatie et l’Albanie, réunies à l’Empire français, les États de Venise, réunis au royaume d’Italie (c’est-à-dire également à l’Empire français), les deux Tyrols, annexés à la Bavière, érigée en royaume, ainsi que le Wurtemberg ; le margraviat de Bade est transformé en duché et agrandi. Enfin, la plupart des petits princes allemands étaient placés sous le protectorat de Napoléon, qui exigea en outre le mariage de la princesse Catherine de Wurtemberg avec son frère Jérôme (déjà marié) et celui de la princesse Stéphanie de Beauharnais avec le fils de l’électeur de Bade. Par ces alliances princières, obtenues le sabre à la main, il voulait ainsi se faire accepter par les familles monarchiques de l’Europe, qui ne le regardaient dédaigneusement encore que comme un parvenu (de plus souillé du meurtre du duc d’Enghien).

Bientôt, le royaume de Naples, enlevé par Masséna et Gouvion Saint-Cyr à Ferdinand IV, et donné à Joseph Bonaparte, qui ne l’acceptait qu’avec répugnance (mars-juillet 1806) ; le grand-duché de Berg confisqué pour Murat (mars) ; la république batave transformée en royaume de Hollande pour Louis, autre frère de l’empereur (5 juin) ; la princesse Pauline Borghèse, investie du duché de Guastalla ; Neuchâtel et Ponte-Corvo érigés en principautés pour Berthier et Bernadotte ; la création d’un grand nombre de fiefs réels et avec dotations pour les maréchaux et grands dignitaires (dans les pays conquis ou annexés), montrèrent que Napoléon n’avait d’autre but que de créer de toutes parts des souverainetés vassales, pour pressurer les peuples conquis et dominer les nations de l’Europe. D’ailleurs, il entendait que tous ces feudataires, petits ou grands, lui fussent absolument asservis et lui servissent à lever des hommes et des subsides.

Ce système féodal, établi par la force, avec un mépris complet des droits et de l’autonomie des peuples, n’était propre qu’à susciter partout des haines implacables contre la France, que la Révolution et les grandes luttes de la liberté avaient rendue chère à toutes les nations. Tel fut toujours, d’ailleurs, le fruit de la détestable politique des Bonaparte, par suite de leur esprit de domination. Le second Empire, gardien fidèle de cette funeste tradition, nous a laissés, comme le premier, sans alliés et chargés de la haine universelle.

Napoléon était alors plongé dans ses rêves de restauration de l’empire de Charlemagne, en pleine utopie carlovingienne ; ce prétendu représentant de la Révolution (suivant certaines écoles) n’avait en réalité d’autre préoccupation que de restaurer l’ancien régime, autant qu’il était en lui. Il rétablit la noblesse, en se réservant, bien entendu, de ne reconnaître que celle qu’il conférait lui-même ; il réinstitua les majorats, au mépris du droit moderne. Un peu plus tard, il allait compléter son système nobiliaire en attachant les titres à certaines fonctions ; les grands dignitaires furent princes, altesses sérénissimes ; les ministres et sénateurs, comtes ; les hauts magistrats et les évêques, barons, etc.

Ainsi, il rétablit une cour, une noblesse, des feudataires, des distinctions, des privilèges, une Église dominante, une centralisation excessive qui n’était que le despotisme administratif de l’ancien régime, un enseignement disciplinaire, persécuteur des écoles libres, confié exclusivement à son Université, par laquelle il semblait vouloir instituer la conscription des intelligences, et auquel il donna pour bases : 1o les préceptes de la religion catholique ; 2o la fidélité à l’empereur, dépositaire du bonheur du peuple, à la dynastie napoléonienne, etc. ; bref, le culte officiel de sa propre personne. Il supprima les élections, tout contrôle et toute publicité libre, la liberté individuelle comme toutes les autres libertés, rétablit en réalité les lettres de cachet, les prisons d’État, des emprisonnements arbitraires et extra-légaux, la censure ; fit de la force et de l’autorité sans limites et sans contre-poids les seuls principes de gouvernement ; de la police, la plus inquisitoriale et la plus odieuse qui fut jamais, l’une des bases de sa puissance ; asservit l’imprimerie et la librairie ; constitua le monopole de la Banque de France, supprima la liberté théâtrale, asservit à ses règles autoritaires avoués, notaires, avocats, agents de change, etc. ; assujettit l’ouvrier au livret, à la loi contre les coalitions ; établit qu’en cas de contestation le maître sera cru sur parole, etc. ; enfin se constitua lui-même au-dessus de l’humanité, comme une sorte de divinité dont le culte obligé, la volonté, les caprices les plus tyranniques et les plus extravagants devaient être également sacrés. Ses œuvres, sa correspondance, si soigneusement expurgée cependant, le détail connu de sa conduite, tout ce que les travaux récents ont recueilli, nous le font bien connaître et bien apprécier, maintenant que l’idolâtrie qui l’avait placé presque sur un autel est à peu près éteinte et ne reste plus que comme un triste souvenir de servitude intellectuelle, comme un exemple de l’aveuglement causé par l’éblouissement de la gloire militaire.

Cet étranger, de race incertaine, qui vivait dans les siècles passés, obsédé par le rêve des royautés barbares, a pu pervertir et subjuguer la France, mais il n’a jamais compris son génie et sa mission d’affranchissement et de civilisation. La liberté, l’émancipation populaire, les droits de la pensée et de la science, les garanties politiques, le progrès social, le travail sous l’abri de la loi, l’indépendance des peuples et des individus, toutes ces vérités, fondement des sociétés modernes, qui n’étaient plus à découvrir, puisque le XVIIIe siècle et la grande Révolution les avaient proclamées, affirmées à la face du monde, lui ont été, non-seulement étrangères, mais odieuses.

Malgré la puissance incontestable de son esprit et la grandeur théâtrale de ses conceptions, il nous apparaît avec cette infériorité native et radicale, qu’il était incapable de s’élever à la simple notion de la justice, du droit, du bon sens et de la vérité. Non-seulement la morale n’existait pas pour lui, quand ses intérêts étaient en jeu, non-seulement il se flattait présomptueusement de venir à bout de tout, des hommes comme des événements, par la terreur, la fourberie et la violence, mais encore ce prodigieux aventurier en arriva de plus en plus à méconnaître les limites du possible et, finalement, comme cela devait logiquement arriver, courut de lui-même à sa perte en se précipitant tête baissée dans les entreprises les plus insensées.

Quant à ses violences, aux emprisonnements et aux exécutions qu’il ordonna, l’espace nous manque pour les enregistrer ; mais l’histoire ne les oubliera pas, et l’on sait bien que la liste en est longue et bien faite pour exciter l’indignation.

Mais reprenons le récit des faits.

Après le traité de Presbourg, et pendant que les armées impériales occupaient encore les États autrichiens, Napoléon, dont l’ambition et les convoitises ne dormaient jamais, songea à organiser à sa convenance et à son profit la Confédération germanique, projet plus menaçant encore pour la paix de l’Europe. Il commença par amuser l’Angleterre, la Russie et la Prusse par de vaines négociations, tenant toujours en réserve des conditions inacceptables, pour pouvoir dire ensuite qu’on lui refusait la paix. La mort de Pitt, l’élévation de Fox au ministère, l’inexpérience des négociateurs russes lui permettent de nouer ses hautes intrigues. Dans l’intervalle, ce Byzantin avait secrètement préparé et conclu le traité de la Confédération germanique (union armée de quatorze États allemands), qu’il notifie à la diète de Ratisbonne le 6 août 1806, et en vertu duquel il est déclaré protecteur de la confédération du Rhin, qui devait lui fournir des contingents armés. Ce coup de théâtre, qui éclatait comme un fait accompli, suivant sa méthode constante de surprises et de coups d’éclat, en diplomatie comme à la guerre, était bien propre à froisser cruellement les puissances avec lesquelles il feignait de traiter.

Ce qui donnait, en outre, un caractère particulièrement mystificateur à ses négociations, c’est qu’il proposait effrontément, comme compensations, des territoires sur lesquels il n’avait aucun droit et qu’il n’avait même pas conquis, comme les villes hanséatiques, qui appartenaient à l’Allemagne, l’Albanie, que possédait la Turquie, Raguse, république indépendante, les îles Baléares, propriété du roi d’Espagne, etc. Il n’était en possession d’aucun de ces pays, et il en disposait diplomatiquement comme de propriétés personnelles ! Il semblait que le monde lui appartînt et qu’il pût trafiquer librement de tel ou tel territoire qui restait à conquérir. Qui pouvait estimer et prendre au sérieux un tel négociateur ?

La quatrième coalition (Prusse, Russie, Angleterre) fut la réponse de l’Europe. La Prusse entre la première en ligne. Napoléon, tout préparé, et qui occupait encore sous différents prétextes le midi de l’Allemagne, renforcé, en outre, par les contingents de la Confédération, agit avec sa décision habituelle, malgré une crise financière à l’intérieur et qu’il essaya de conjurer à son ordinaire, par l’arbitraire et la violence.

Peu de temps auparavant, il avait envoyé à Berthier l’ordre d’arrêter et de faire fusiller dans les vingt-quatre heures un libraire nommé Palm, de la ville libre de Nuremberg, momentanément occupée par nos troupes, et dont le crime était d’avoir vendu des brochures patriotiques allemandes. Ce meurtre causa dans toute l’Allemagne un frémissement d’horreur et d’indignation. C’est par ces procédés, non moins que par son despotisme et ses conquêtes, que cet homme funeste a soulevé contre nous des haines si implacables et dont nous avons vu les effets dans l’invasion prussienne de 1870-1871.

Napoléon prit toutes ses mesures pour écraser la Prusse avant que la Russie fût prête, ce qui, d’ailleurs, lui était facile, car il avait encore 150,000 hommes en Allemagne, qu’il pouvait jeter tout à coup sur la frontière prussienne, et il ne négligea rien pour augmenter rapidement son effectif. Tout l’avantage était de son côté, en forces comme en positions, quoi qu’en aient dit certains historiens trop complaisants ; car, outre son armée d’expédition, il avait des corps d’armée partout, et son vaste cercle de défense embrassait près de la moitié de l’Europe, consolidé par une ligne de places fortes. Lui-même écrivait à Soult (5 octobre) : « Nous marcherons sur Dresde en un bataillon carré de 200,000 hommes. Avec cette immense supériorité de forces, je puis attaquer partout l’ennemi avec des forces doubles. »

On sait quelle fut la rapidité foudroyante de cette campagne. Notre armée déboucha en Saxe par trois points différents. Le 8 octobre, la campagne s’ouvre devant Saalbourg par un engagement de la cavalerie de Murat contre l’ennemi ; le 9, Bernadotte remporte un avantage important à Schleitz ; le 10, Lannes triomphe au combat de Saafeld, où le prince Louis de Prusse fut tué ; le 14, Napoléon, avec des forces doubles et des lieutenants comme Lannes, Augereau, Ney, Soult, Murat, etc., remporte la victoire d’Iéna sur le corps du prince de Hohenlohe. À la même heure et à quelques lieues de là, Davout, avec des forces inférieures, gagne sur la plus forte partie de l’armée prussienne, commandée par le roi et Brunswick, la bataille d’Auërsaedt. La déroute de l’armée ennemie fut achevée un peu plus loin par le corps de Bernadotte.

La Prusse était anéantie d’un seul coup.

Suivant sa coutume, Napoléon, contre toute vérité, intervertit les rôles dans ses relations officielles et présenta la bataille d’Auërstaedt comme un épisode secondaire de celle d’Iéna, tandis qu’elle en était l’événement capital et décisif.

Dès le lendemain, l’empereur frappa les pays conquis d’une contribution de 159 millions et ordonna la confiscation de toutes les marchandises anglaises qui se trouveraient chez les négociants de l’Allemagne du Nord ; spoliation inqualifiable, qui fut le prélude du blocus continental.

Après divers combats qui n’étaient, d’ailleurs, que la poursuite des corps dispersés, les Français entrèrent le 24 à Berlin. Napoléon, dans un mouvement d’orgueil puéril, s’empara de l’épée du grand Frédéric et l’envoya à Paris.

Il avait d’abord présenté un traité de paix, que le roi de Prusse, réfugié à Kœnigsberg, acceptait, malgré les conditions les plus dures ; mais il se ravisa et résolut de garder ses conquêtes, comme positions stratégiques contre la Russie et comme une riche mine à exploiter pour ses finances et ses approvisionnements.

Enivré de ses éclatants succès, il revint alors à son idée fixe de dominer « la mer par la terre » et il rendit le fameux décret qui établissait le blocus continental (v. ce mot), pour fermer le continent au commerce britannique, interdire partout les marchandises anglaises, les correspondances avec ce pays, confisquer les propriétés des Anglais, les arrêter eux-mêmes comme prisonniers de guerre, etc. ; projet gigantesque et extravagant, dont il prétendait imposer la réalisation à tous les peuples et qui devait avoir des conséquences si funestes (21 novembre 1806).

L’Europe, qui déjà exécrait sa tyrannie, le crut tombé dans le délire. Il n’y avait pas en effet de meilleur moyen pour lui de multiplier le nombre de ses ennemis, de se créer des embarras et des cas de guerre, et de rattacher par l’intérêt et le besoin toutes les nations à l’Angleterre.

Cependant, les Russes entrent en campagne en décembre, et la guerre allait avoir pour théâtre la Pologne, que Napoléon berce de la promesse vague d’une résurrection, pour exploiter le courage de ses enfants. Il arrive à Varsovie le 15 ; après deux avantages remportés à Czarnowo et à Pultusk, il joint les Russes à Eylau, et, après une bataille terrible et sanglante, longtemps indécise, première hésitation de la fortune, il triomphe complètement de l’ennemi (8 février 1807), poursuit les Russes, occupe sur la Baltique Stralsund et Dantzig (avril-mai), et organise de ce côté son système de blocus continental.

Les Russes, vaincus de nouveau dans plusieurs combats, sont écrasés complètement dans la décisive bataille de Friedland (14 juin 1807), où ils perdirent 40,000 hommes, tués ou prisonniers. Soult occupe Kœnigsberg, un armistice est signé ; Napoléon et le czar se rencontrent dans une entrevue célèbre sur le Niémen et discutent les conditions de la paix, qui est signée à Tilsitt les 7 et 8 juillet. La Prusse, soumise à l’occupation militaire, perdait la moitié de son territoire ; deux royautés vassales, la Westphalie, donnée à Jérôme, et la Saxe, accrue du grand-duché de Varsovie, étendaient la domination française jusqu’à la Vistule. L’Allemagne demeurait inondée par nos garnisons. De plus, la Russie adhérait au blocus continental.

Au lieu de reconstituer la Pologne, Napoléon avait donné à son vassal le roi de Saxe les débris de ce pays qu’il avait arrachés au czar.

Néanmoins, l’Empire était à son apogée militaire, dominant tous les grands États de l’Europe. Le Sénat, le 27 juillet suivant, dans sa harangue à l’empereur, déclarait emphatiquement qu’il était au delà de l’histoire humaine, au-dessus de l’admiration.

Il le prouva aussitôt en faisant disparaître les derniers vestiges de la liberté, en supprimant ce qui restait du Tribunat, une ombre, et successivement en rétablissant la censure, en suspendant le jury et les dernières garanties de la liberté individuelle, en complétant son système nobiliaire, etc. Signalons, cependant, quelques établissements utiles, l’installation de la cour des comptes et la promulgation d’un code de commerce.

Il avait parlé de paix, dans ses discours d’apparat : il chercha aussitôt des prétextes pour une guerre nouvelle. Le Portugal, comme c’était son droit et son intérêt, refuse d’exclure de ses ports le commerce anglais, de déclarer sur-le-champ la guerre à l’Angleterre, de saisir les marchandises et les propriétés des Anglais, comme le lui intimait Napoléon ; celui-ci en propose la conquête à l’Espagne, signe un traité dans ce sens avec l’imbécile Charles IV et son ministre, le fameux Godoï, et ordonne à Junot d’envahir le Portugal (octobre 1807). Le passage par l’Espagne était garanti. Mais Junot, qui n’avait presque que de jeunes conscrits n'ayant pas l’âge et levés par anticipation, perdit beaucoup de monde en route et arriva à la fin de novembre à Abrantès dans un assez piteux état. Mais le prestige de la « grande armée » était tel, que la cour, le gouvernement et les principales familles s’embarquèrent aussitôt pour le Brésil. La conquête était faite presque sans coup férir. Le général français entre à Lisbonne et se trouve rapidement maître de tout le Portugal.

Mais Napoléon préparait déjà un autre drame politique : le détrônement de son bon allié le roi d’Espagne et la conquête de la péninsule. Ce malheureux pays, qui avait cru trouver une protection dans notre alliance, au milieu des bouleversements de l’Europe, qui avait fait tant de sacrifices pour nous, qui avait subi toutes les exigences tyranniques de l’empereur, avait eu un moment la velléité de s’affranchir de cette lourde tutelle, aussi onéreuse qu’humiliante, mais était retombé aussitôt dans son impuissance. Le faible Charles IV était dominé par Godoï, prince de la Paix, favori de la reine et serviteur trop docile de la politique française. Ceux qui s’indignaient en silence contre cette sujétion plaçaient volontiers leurs espérances patriotiques dans l’héritier du trône, Ferdinand, prince des Asturies. Après une suite d’intrigues ténébreuses, Napoléon crut l’heure venue de profiter des dissensions de la famille royale, qu’il attisait par ses agents, pour consommer son usurpation.

En janvier 1808, tout en accablant le roi de marques d’amitié, il fait entrer des troupes en Espagne, sous le prétexte de couvrir l’armée de Portugal et de s’opposer à un débarquement supposé des Anglais à Cadix. Chaque jour de nouvelles troupes entraient, comme s’il n’y eût plus eu de Pyrénées, s’étendaient partout, assez bien accueillies, car on n’osait encore supposer une si noire trahison, et, suivant leurs instructions, profitant de ces dispositions pour occuper les places fortes et les points stratégiques. Bientôt Murat vint prendre le commandement de cette armée (1er mars 1808). La cour, dont les inquiétudes grandissaient tous les jours, veut se retirer d'Aranjuez, où elle se trouvait, sur Séville. Des émeutes éclatent, le peuple s’oppose à cette fuite ; le roi, épouvanté, abdique en faveur de son fils, devenu populaire, en haine du favori Godoï, et qui est proclamé sous le nom de Ferdinand VII. Pendant ce temps, Murat entrait tranquillement à Madrid. Se posant en arbitre, il décida Charles IV à rétracter son abdication (23 mars). Napoléon ne pouvait souhaiter mieux que tous ces déchirements. L’intrigue fut si habilement menée, que le peuple était convaincu que les Français allaient favoriser Ferdinand.

Le 27 mars, l’empereur, qui sentait le dénoûment approcher, écrivait secrètement au roi de Hollande, son frère, pour lui annoncer qu’il allait lui donner la couronne d’Espagne, le changer de royaume aussi simplement qu’il eût notifié à un fonctionnaire qu’il était « appelé à d’autres fonctions. »

Enfin, Napoléon vint s’installer à Bayonne (14 avril). À force de mensonges et de promesses, il y attira le père et le fils pour juger leurs différends, prononcer entre eux, en bon ami et en fidèle allié. Il avait, d’ailleurs, pris ses mesures pour les y faire amener au besoin de force.

Quand il les eut sous sa main, il leur exprima crûment ses volontés et leur imposa à tous deux une renonciation (5-10 mai), puis les interna en France.

Dans l’intervalle, une émeute avait éclaté à Madrid et avait été cruellement réprimée par Murat, qui se berçait de l’illusion que le trône d’Espagne lui était destiné.

À la nouvelle du massacre de Madrid et des trahisons de Bayonne, toute l’Espagne se souleva spontanément contre cette domination étrangère, aggravée encore par une fourberie sans exemple. Ce noble pays ne fut pas seulement entraîné par ses moines, comme on l’a répété ; le soulèvement fut unanime, national, et eut tous les caractères d’une explosion ; toute classe et tout parti y contribuèrent ; ce qu’il y a de vrai, c’est que le clergé s’y associa, à son honneur. Napoléon allait avoir devant lui, non plus une armée, mais une nation, qui se levait avec la résolution de sauver son indépendance ou de périr.

Quant à lui, changeant d’idée, il donna la couronne d’Espagne à son frère Joseph, qui régnait à Naples, et, sans le consulter, lui enjoignit, par un ordre bref et impératif, de venir régner sur ce volcan. Par d’autres promotions, il donne le royaume de Naples à Murat et le grand-duché de Berg au fils du roi de Hollande, déplaçant au gré de son caprice ses rois et ses grands feudataires comme il eût fait de ses garnisons.

À peine installé, Joseph jugea sa situation et en demeura consterné. Mais l’empereur le voulait, il lui fallait régner en sous-ordre et de seconde main. Il ne lui manquait guère que des sujets.

Les Espagnols soulevés, comme les Portugais, avaient appelé, accueilli les Anglais pour les soutenir. On sait ce que fut cette guerre implacable, qui dévora, dit-on, 500,000 hommes à la France et qui allait se poursuivre jusqu’en 1813, époque à laquelle le puissant empereur dut s’avouer vaincu et abandonner sa prétendue conquête.

Pendant les péripéties de ce drame sanglant, d’autres événements se passaient en Europe. L’héroïque résistance des Espagnols sembla réveiller les peuples. L’Allemagne se prépare en silence, attendant le moment favorable. L’Autriche arme, renoue ses relations avec l’Angleterre, excite la Prusse, soulève le Tyrol et occupe la Bavière. En janvier 1809, Napoléon, qui s’était précédemment lié avec le czar dans l’entrevue d’Erfurt, dont il attendait d’utiles résultats, accourt d’Espagne où, dans une apparition de deux mois, il avait un peu rétabli ses affaires, et se voit obligé de tourner de nouveau ses regards vers l’Allemagne. Il tire quelques renforts d’Espagne, organise ses nouvelles conscriptions (levées par anticipation), enrôle de toutes parts et de force, jusqu’à des enfants de seize ans, augmente son effectif en saignant la France à blanc, en épuisant les alliés ; enfin, pendant que ses lieutenants opéraient en divers lieux, il part pour l’Allemagne (avril 1808), et, à la suite des combats de Thann, d’Abensberg, de Landshut, d’Eckmülh, de Ratisbonne, qu’on a nommés la bataille des cinq jours, et où son génie militaire brilla du plus grand éclat, il enfonce le centre des Autrichiens et les rejette sur les deux rives du Danube.

Ce magnifique début fut attristé par la nouvelle que le prince Eugène s’était fait battre en Italie par l’archiduc Jean. Napoléon n’en marche pas moins sur Vienne, où il entre pour la seconde fois (13 mai), et d’où, quelques jours plus tard, il lance le décret qui mettait fin au pouvoir temporel des papes. Déjà, à la suite de longs démêlés, il s’était saisi d’une partie des États pontificaux et il avait fait occuper Rome par Miollis. Il finit par faire enlever le pape, qu’il interna à Savone.

Cette campagne, marquée par de nombreuses actions, Essling, Gros-Aspern, Raab, etc., se termine par la sanglante bataille de Wagram (6 juillet). L’Autriche, épuisée, négocie la paix, qui est signée à Vienne le 14 octobre, à des conditions assez dures pour elle. Pendant le cours de cette année, les Anglais avaient remporté quelques succès maritimes ; mais ils avaient échoué dans une descente en Hollande.

Bien que le divorce fût interdit aux membres de la famille impériale par les constitutions de l’Empire, Napoléon n’en divorça pas moins avec Joséphine en décembre. Trois mois plus tard, le 2 avril 1810, il épousait l’archiduchesse d’Autriche, Marie-Louise, et entrait enfin dans « le concert des rois. »

Il était au sommet de sa fortune, mais déjà l’on pouvait prévoir son déclin. La nation se fatiguait comme l’Europe. Les continuelles levées d’hommes, le despotisme étendu sur tous, le malaise, l’absence de commerce extérieur, les continuels remaniements de territoire, la lassitude des généraux, les violences du maître, bien d’autres causes encore entretenaient la désaffection.

La France comprenait 130 départements, sans compter le royaume d’Italie et toute une ceinture d’États feudataires. Mais cette puissance énorme, qui écrasait l’Europe, commençait à apparaître d’une solidité douteuse, et les esprits clairvoyants prévoyaient, craignaient une décadence rapide, que Napoléon, en effet, allait précipiter par des fautes nouvelles et qu’il avait méritée par ses excès de toute nature.

Toujours obsédé par l’idée funeste de son blocus continental, il y subordonnait en partie sa politique. C’est pour cela qu’il violentait les peuples et les princes, ceux mêmes qu’il avait établis, et qui étaient accablés de ses exigences, obligés pour y faire face de léser les intérêts et la dignité de leur patrie adoptive ; c’est pour cela qu’il imposa l'abdication à son frère Louis et convertit la Hollande en départements (juillet 1810) ; qu’il absorba les villes hanséatiques, l’Oldenbourg, une partie de la Westphalie, les provinces illyriennes ; qu’il occupa Dantzig et une partie des côtes de la Baltique ; qu’il opprimait les neutres et les alliés ; qu’il expulsait les Américains des porte de l’Empire, etc.

À cette époque où la guerre lui laissait un peu de repos, sauf en Espagne, il était tout occupé de cette grande affaire et n’en agissait pas moins en prévoyance de nouveaux conflits.

Le 20 mars 1811, il lui naquit un fils, qu’il baptisa du titre de roi de Rome, à l’imitation des anciens césars germaniques, et sur qui il fondait, par une vaine prévision, les plus vastes espérances. Il y eut à l’occasion de cette naissance, puis du baptême, des fêtes éclatantes, comme après le mariage. On revit dans ces occasions tous les actes de courtisanerie, toutes les platitudes habituelles et dont Napoléon était si avide. À l’Hôtel de ville, Bellart et les membres du conseil (qui proclameront la déchéance) votèrent 10,000 fr. de rente au page qui vint des Tuileries leur annoncer la grande nouvelle qu’il était né « un roi de Rome. » C’était le budget de la ville de Paris qui soldait les frais de cet enthousiasme officiel. Des sénateurs vinrent haranguer l’enfant, etc.

Bientôt le sang allait recommencer à couler par torrents, et l’empereur, sous le prétexte que son bon allié le czar organisait ses forces, poussait lui-même ses préparatifs militaires avec sa fiévreuse activité et comme s’il eût voulu entrer en campagne deux mois plus tard. La France et les peuples soumis, les alliés, devaient pourvoir sans murmurer à ces prodigieuses dépenses d’hommes et d’argent. Il levait les conscriptions un an et deux ans à l’avance, et quant aux nombreux réfractaires qui se dérobaient pour échapper à la boucherie, il les faisait poursuivre par des colonnes mobiles qui commettaient tous les excès, accoutumées à toutes les brutalités de la guerre, et qui installaient chez les parents des fugitifs des garnisaires que les familles devaient grassement nourrir et payer jusqu’à soumission des malheureux réfractaires.

Il organisait militairement, en outre, une prétendue garde nationale, conscription mal déguisée, qu’il comptait bien incorporer d’une heure à l’autre dans l’armée active.

Par suite du blocus, les matières premières étaient rares, nos manufactures combles de produits invendus, la crise commerciale et industrielle en permanence ; les faillites et banqueroutes se multipliaient par milliers et sans relâche (1811). À Lyon, à Rouen, dans la plupart des villes industrielles et dans beaucoup de départements, « les trois quarts des bras au moins restèrent oisifs. » (Thiers.) Le sucre, le café et d’autres produits atteignirent des prix fabuleux, comme nous l’avons revu durant le siège de Paris.

Enfin, en 1812, il y eut une disette qui ajouta les souffrances de la faim à tant d’autres.

Mais toutes ces souffrances et ces ruines ne troublaient guère le maître dans ses vastes conceptions et dans la poursuite de ses chimères. Il semblait déjà évident pour plusieurs de ceux qui l’approchaient qu’il était frappé d’une sorte de démence. Il avait au moins la folie de la puissance et de l’orgueil.

L’année 1811 avait été marquée en Espagne par quelques succès, qui compensaient un peu tant d’échecs précédemment essuyés. Mais Wellington était maître du Portugal et marchait sur Madrid.

C’est à cette heure critique que Napoléon se détermina à la plus funeste de ses entreprises.

Mécontent du czar, dont l’alliance ne lui avait pas procuré des avantages à la hauteur de ses prétentions, il résolut de le punir de sa tiédeur dans l’application du blocus (qui ruinait ses peuples) par l’invasion de la Russie. Pendant qu’il leurrait cette puissance par de vaines négociations, il poussait ses préparatifs avec la plus grande activité, groupant les contingents de l'Italie, de la Hollande, de la Saxe, de la Bavière, etc., de manière à se constituer une année de 600,000 combattants ; il s’assurait le concours forcé de la Prusse et de l’Autriche, et, après avoir tenu à Dresde un de ces congrès de rois où se complaisait son orgueil, il déclare la guerre à la Russie (22 juin 1812) et, le surlendemain, franchit le Niémen à la tête de masses énormes, composées de soldats de toutes les nations. Le voilà engagé dans cette aventure tragique et gigantesque dont rien n’avait pu le détourner, ni les conseils, ni les prières, ni les représentations les plus judicieuses. Il avait dit, dans sa proclamation aux soldats : « La Russie est entraînée par la fatalité : ses destins doivent s’accomplir ! »

Combien, à ce moment, ce langage emphatique s’appliquait bien plutôt à lui-même ! Après s’être attardé 17 jours dans Wilna, après les batailles de Smolensk, de Polotzk, de Valontina, qui écartèrent les armées russes plutôt qu’elles ne les dispersèrent, il s’enfonça à travers des régions dévastées, ne rencontrant que des débris de villes incendiées par les Russes, et se dirigeant sur Moscou, où il pensait pouvoir livrer une action décisive. Il rencontra, en effet, l’année de Barcley et de Koutouzof sur les bords de la Moskova (7 sept.), et remporta sur eux la grande victoire de Borodino, due principalement au maréchal Ney.

La vue de Moscou remplit l’armée d’enthousiasme, et Napoléon s'établit au Kremlin, attendant des propositions de paix, et affectant de dicter des décrets sur le Théâtre-Français et autres sujets de cette importance.

Tout à coup, Moscou brûle, embrasé par le patriotisme des habitants et par les ordres du gouverneur Rostopchin (15-20 sept.). Napoléon atterré, au lieu de marcher sur Saint-Pétersbourg, attendit, en poursuivant de vaines négociations, que l’hiver précoce de ce dur climat le chassât de ces ruines fumantes, terrible auxiliaire que les Russes attendaient. Il se résigne enfin à la retraite (18 octobre), harcelé par les Cosaques et divers corps d’armée, à travers les neiges et les déserts, avec des troupes affamées, démoralisées, obligées cependant de combattre à chaque pas, et semant de milliers de cadavres cette route funèbre. Ce fut une marche dont le souvenir épouvantable ne s’effacera jamais. La Bérézina, nom sinistre, engloutit 20,000 cadavres (25 nov.). Enfin, on évalue à 300,000 le nombre de ceux qui ne repassèrent jamais le Niémen.

L’auteur de tant de désastres, quand on fut arrivé dans un pays où l’on pouvait se procurer des moyens de transport (en Lithuanie), abandonna froidement ses débris d’année (6 déc.) et accourut à Paris, où la conspiration de Malet avait récemment failli le renverser.

De plus, en Espagne, la défaite des Arapiles avait encore une fois chassé Joseph de Madrid, et mis ses affaires dans le plus fâcheux état.

Quant au puissant empereur, se jetant à côté, il attribua en plein conseil d’État les malheurs de la France à l’esprit philosophique, aux idéologues, qui avaient perverti l’esprit du peuple !

Puis, au lieu de demander la paix, il se hâta de moissonner plusieurs générations, avec l’appui d’un Sénat avili, et se précipita de nouveau en Allemagne, où la Russie, renforcée de la Prusse et de la Suède, qui avait en 1810 Bernadotte comme prince héréditaire, ne voulait plus souffrir l’occupation française. L’Angleterre fournit 7 millions sterling à la nouvelle coalition. L’Autriche reste sourde aux appels de l’époux de Marie-Louise, dominée par l’Allemagne, qui, entraînée par des ligues patriotiques, se levait à la voix de ses meilleurs citoyens contre le tyran du monde, à l’exemple de la courageuse Espagne.

Le 2 mai 1813, l’empereur, au prix d’énormes sacrifices, bat les coalisés à Lutzen, réinstalle à Dresde son fidèle allié le roi de Saxe (12 mai), et défait les Russes dans une bataille de quatre jours, à Bautzen (20 mai). Il jugea prudent, toutefois, d’accepter la médiation de l’Autriche, l’armistice de Pleiswitz (3 juin), enfin le résultat du congrès réuni à Prague (5 juillet), le tout pour se donner le temps d’achever ses armements. Quant à la paix, à des conditions pratiques, il n’en voulait pas, se croyant assuré de vaincre les coalisés et d’imposer définitivement sa domination à l’Europe. Cette paix, que l’Autriche proposait dans sa médiation, lui eût fait perdre des conquêtes que visiblement il ne pouvait plus défendre, mais lui eût laissé encore la Belgique, les provinces rhénanes, la Hollande, le Piémont, la Toscane, l’État romain, plus Naples, la Lombardie, la Westphalie, constitués en États vassaux. Mais il préférait perdre la France plutôt que de renoncer à l’autocratie de l'Europe. La nation, exténuée, affamée de paix, eût accepté ces conditions fort modérées et qui n’avaient rien d’humiliant après les désastres de Russie et d’Espagne. Aussi, se gardait-il de laisser deviner le fond de sa pensée, sauf à quelques intimes, comme son esclave Bassano. Toute sa conduite, et cela à toutes les époques, n’était que mensonge et dissimulation.

Finalement, la lutte reprit. L’Autriche entra dans la coalition, puis la Bavière, en attendant d’autres défections successives. Menacé par trois armées, Napoléon remporte encore la victoire de Dresde (27 août 1813), pendant que ses lieutenants, grands hommes de guerre, mais dominés par la situation, les Macdonald, les Ney, les Oudinot, échouent en Silésie, en Bohême, etc. Il se vit donc obligé de battre en retraite, en combattant à chaque pas, fit tête pendant deux jours à 300,000 coalisés, avec une étonnante supériorité, dans cette effroyable affaire de Leipzig (18-19 oct.), qu’on a nommée la bataille des nations. Écrasé, il subit encore un échec au passage de l’Elster, mais soutient sa retraite jusqu’au Rhin, perce les Bavarois à Hanau (30 oct.), à Hocheim (2 nov.), et rentre en France avec un lambeau d’année.

Les souvenirs de la grande Révolution rendent les coalisés prudents, ils proposent la paix sur la base des frontières naturelles ; mais cet homme implacable refuse. Alors la débâcle commence et la France est envahie de toutes parts, pendant que Joseph est définitivement rejeté d’Espagne. L’œuvre de la Révolution était détruite, les frontières débordées ; Soult luttait énergiquement dans le Midi, puis devant Toulouse. Murat s’était rallié à l’Autriche, dans l’espérance de garder son royaume.

Le Corps législatif, en présence de ces catastrophes, ouvrage du despotisme et de la déraison d'un seul homme, manifeste quelques velléités d’indépendance, que l’empereur réprime avec sa violence habituelle. Puis il réclame des hommes au Sénat, qui n’avait pas d’autre volonté que la sienne, et, le 24 janvier 1814, il quitte Paris après avoir fastueusement confié son fils et sa femme à la garde nationale (à laquelle il s’était gardé de donner des fusils), et il engage cette célèbre campagne de France, qui n’était que la lutte contre une fatalité inévitable.

Nous avons raconté les épisodes de cette lutte désespérée (v. campagne de France) et nous n’avons pas à y revenir ici. On sait qu’après la bataille d’Arcis-sur-Aube (20 mars) et la rupture du traité de Chàtillon, Napoléon se jeta à Fontainebleau, décidé à lutter encore.

Mais la prise de Paris, la défection de Marmont, le découragement de ses maréchaux, et de ses instruments les plus serviles comme les plus dévoués, anéantirent ses dernières et vaines espérances.

Son Sénat, si avili et si dégradé devant ses moindres caprices, proclame sa déchéance ; l'abdication pure et simple lui est imposée en échange de la souveraineté dérisoire de l’Île d’Elbe, et le 20 avril, après avoir fait à ses derniers compagnons de guerre des adieux célèbres et touchants, il quitta Fontainebleau et se dirigea, déguisé, vers le Midi pour gagner son lieu d’exil, poursuivi par les malédictions des populations.

On sait qu'après moins d’un an de cet exil, jugeant déjà les Bourbons finis, il s’enfuit de l’Île d’Elbe, débarque au golfe Juan, le 1er mars 1815, enlève successivement toutes les troupes qu'on envoie contre lui et rentre victorieux aux Tuileries le 20 mars. La renaissance de l’esprit libéral lui indiquait sa voie ; il se donne effrontément comme le représentant de la Révolution contre l’ancien régime et les Bourbons. Mais, quoique s’accommodant aux circonstances, il n’avait rien perdu de son orgueil et de son ambition.

Ce retour ouvre la période des Cent-Jours, dont nous avons esquissé les événements dans un article spécial. V. Cent-Jours.

Il arriva nécessairement que la coalition se reforma contre lui et qu’il voulut lutter contre elle avec des ressources insuffisantes. Traité par l’Europe en ennemi public, en tyran des nations, il se prépara de nouveau à la guerre, sa seule préoccupation, sa seule ressource, ayant, disait-il, besoin d’une victoire pour fasciner l’opinion et ressaisir la dictature. Il partit de Paris le 12 juin pour la Belgique et alla livrer cette tragique bataille de Waterloo, qui fut le terme de sa destinée et de ses boucheries, et qui fut perdue par les fautes qu’il commit, malgré la légende et malgré son habitude constante de s'attribuer tous les succès et de rejeter tous les revers sur ses lieutenants (v. campagne de 1815 et Waterloo). On peut consulter à cet égard Jomini, Charras, Pierrard, Quinet et M. Thiers lui-même.

Le 21 juin, il arriva, à Paris, avec la prétention de lever de nouvelles troupes et d’exercer la dictature, pour sauver le pays, quand il n’était que trop avéré que lui seul était la cause de tous ses malheurs.

Il y eut un soulèvement d’opinion contre ce bourreau de la Fiance, ce monstre d’orgueil et de despotisme, qui avait sacrifié à sa folle ambition plus de 3 millions d’hommes. Quel avait été le fruit de cette consommation de vies humaines ? De faire perdre au pays les frontières de la République, d’interrompre le cours du progrès et de la civilisation, d’amener deux invasions et l’occupation étrangère, d’étouffer la liberté, de rendre inévitable la restauration de l’ancienne race par le rétablissement d’une partie des institutions tyranniques du passé, de ressusciter la barbarie militaire, enfin de susciter, par ses excès, contre notre malheureux pays, des haines nationales si violentes, que rien ne put les calmer, pas même trois invasions, pas même la vengeance.

La Chambre des représentants, les fonctionnaires eux-mêmes s’élevèrent avec vigueur contre lui. Il voulut parler en maître, comme au temps de sa puissance ; mais ceux mêmes qui avaient si longtemps tremblé devant lui exigent son abdication définitive, qu’il est obligé de signer vingt-quatre heures après son arrivée à Paris (22 juin), en stipulant fort inutilement l’élévation de son fils au trône.

Malheureusement, l’invasion qu’il avait une fois de plus attirée sur la France était désormais irrésistible, d’autant plus qu’elle avait des complices parmi ses créatures et ses hauts dignitaires. Malgré son patriotisme et ses efforts, la Chambre des représentants, si injustement décriée par les écrivains bonapartistes, ne put en conjurer les effets, et les Bourbons revinrent encore une fois s’imposer au pays accablé, sous la protection des hordes de l’ennemi.

Napoléon, ayant perdu l’espoir de recouvrer la puissance sous un titre quelconque, se résigna à quitter la Malmaison le 29 juin et se dirigea sur Rochefort, avec l’intention de s’embarquer pour les États-Unis, ne croyant pas encore son rôle terminé. Mais il était surveillé, et, voyant l’inutilité de tous ses projets de départ clandestin, il se décida à se retirer sur le navire anglais le Bellérophon, en réclamant, en style de tragédie, d’aller, « comme Thémistocle, s’asseoir au foyer du peuple britannique. »

Son sort était fixé par les puissances. Lui-même avait si cruellement et toujours abusé de la force, de la victoire et du mensonge, qu’il n’avait aucun droit de se plaindre de subir le sort des vaincus.

Transporté aux confins de l’Océan, à l’Île de Sainte-Hélène, il s’y consuma six années dans les regrets de la puissance perdue, dans les amertumes de l’orgueil vaincu. Il mourut le 5 mai 1821. Tout ce que la légende bonapartiste a rapporté des prétendues persécutions du gouverneur Hudson Lowe, officier fort honorable, est fort exagéré. V. Lowe (Hudson). V. aussi les Mémoires de ce dernier.

Le 15 décembre 1840, ses restes, rapportés en France, furent déposés en grande pompe aux Invalides par le gouvernement de Louis-Philippe, qui comptait exploiter sans danger cette popularité si aveuglément ressuscitée par les libéraux, et qui devait contribuer à l’établissement d'une nouvelle tyrannie napoléonienne, qui n’a pas été moins funeste à la France que la première.

Opinions, jugements et notes sur Napoléon.
L’HOMME ; SON PORTRAIT.

On a fait si souvent le portrait de Napoléon, que je n’apprendrai rien de nouveau en disant qu’il était de taille moyenne (cinq pieds deux pouces). À l’époque où j’ai été attaché à son cabinet, il jouissait d’une santé vigoureuse ; il était récemment guéri d’un mal interne, dont il avait commencé à souffrir sérieusement pendant la seconde année du Consulat. C’était une affection scabieuse, invétérée, contractée en servant une pièce de canon pendant le siège de Toulon, que des palliatifs avaient fait rentrer, et dont son habile médecin, Corvisart, venait de le délivrer. Napoléon avait alors un embonpoint médiocre, que développa plus tard le fréquent usage des bains, qui le délassaient de ses fatigues de corps et d’esprit. Il contracta, en effet, l’habitude de se baigner tous les jours à des heures irrégulières. Sur l’observation de son médecin, que la haute température de ses bains, leur fréquence et leur longue durée tendaient à l’affaiblir et le disposaient à l’obésité, il en usa depuis plus sobrement. Son cou était un peu court, ses épaules larges, et le développement de sa poitrine annonçait une constitution robuste, moins forte cependant que son moral. Il avait les bras bien attachés, la jambe bien faite et le pied petit. Sa main, dont il tirait un peu de vanité, était ferme et potelée, avec des doigts effilés. Il avait le front haut et large, les yeux gris et investigateurs, le nez droit et bien conformé, d’assez belles dents, l’arc de la bouche parfaitement dessiné et le menton légèrement proéminent. Son teint était sans couleur, mais d’une pâleur transparente, sous laquelle on voyait circuler la vie. Ses cheveux châtains, très-fins, qu’il avait portés longs et recouvrant ses oreilles jusqu’à l’époque de son expédition en Égypte, étaient alors coupés court et laissaient à découvert son front, siège de hautes pensées. Le galbe de son visage et l’ensemble de ses traits étaient d’une régularité irréprochable, Enfin, sa tête et son buste ne le cédaient en noblesse et en dignité à aucun des plus beaux bustes que nous ait légués l’antiquité.

Quand il était excité par quelque passion violente, sa figure prenait une expression sévère et même terrible. Il s’exerçait comme un mouvement de rotation sensible sur son front et entre ses sourcils ; ses yeux lançaient des éclairs. Les ailes du nez se dilataient, gonflées par l’orage intérieur ; mais ces mouvements passagers, quelle que fût leur cause, ne portaient point de désordre dans son esprit. Il paraissait en régler à son gré les explosions qui, du reste, avec le temps, devinrent de plus en plus rares. Sa tête restait froide ; le sang ne s’y portait jamais, il refluait toujours vers le cœur. Dans l’état ordinaire, son visage était calme, doucement sérieux. Il s’illuminait du plus gracieux sourire quand il était déridé par la bonne humeur ou par le désir d’être agréable. Dans la familiarité, il avait le rire bruyant et railleur.

L’embonpoint qu’il acquit dans les dernières années de son règne avait donné au torse plus de développement qu’à la partie inférieure du corps ; ce qui a fait dire après sa chute, que son buste donnait l’idée d’un monument majestueux et imposant qui n’aurait pas eu une base proportionnée à sa grandeur.

Le portrait de Napoléon serait incomplet si je passais sous silence son chapeau, sans bordure ni galons, qu’ornait une petite cocarde tricolore retenue par une ganse de soie noire, et sa redingote grise qui recouvrait le simple uniforme de colonel de sa garde. Ce chapeau et cette redingote, devenus historiques avec lui, brillaient au milieu des habits chargés de broderies d’or et d’argent de ses généraux et des officiers civils et militaires de sa maison. (Baron Meneval, Souv. hist.)

Je ne connais que deux portraits fidèles de Napoléon. L’un est le buste d’Houdon (1800), sauvage, obscur et ténébreux, qui semble une sinistre énigme. L’autre est un tableau qui le représente en pied, dans son cabinet (1810 ?). C’est une œuvre de David qui, dit-on, y mit deux ans, et s’y montra consciencieux, courageux, sans souci de plaire, ne songeant qu’à la vérité. Tellement que le graveur (Grignon) n’a pas osé le suivre en certains détails, où la vérité contrariait la tradition. David l’a fait, comme il fut toujours, sans cils, ni sourcils ; peu de cheveux, d’un châtain douteux qui, dans sa jeunesse, paraissaient noirs, à force de pommade. Les yeux gris, comme une vitre de verre où l’on ne voit rien. Enfin, une impersonnalité complète, obscure, et qui semble fantasmagorique.

Il est gras, et cependant on distingue le trait qu’il eut en naissant et qu’il tenait de sa mère, les pommettes des joues très-saillantes, comme ont les Corses et les Sardes. Il dit, lui-même, qu’en tout il lui ressemblait, et tenait tout d’elle. Dans sa jeunesse, il en était l’image amoindrie, rétrécie. Si l’on met celle de sa mère à côté, il en semble une contrefaçon desséchée, comme si la maladie héréditaire de la famille, le cancer de l’estomac, l’eût déjà rongé en dedans. (Michelet, Origine des Bonaparte.)

SES HABITUDES.

Napoléon ne dictait qu’en marchant. Il commençait quelquefois étant assis, mais à la première phrase il se levait. Il se mettait à marcher dans la pièce où il se trouvait, et la parcourait dans sa longueur. Cette promenade durait pendant tout le temps de sa dictée. À mesure qu’il entrait dans son sujet, il éprouvait une espèce de tic qui consistait dans un mouvement du bras droit, qu’il tordait en tirant avec la main le parement de la manche de son habit. Du reste, son débit n’était pas précipité par ce mouvement ; sa marche était également lente et mesurée.

Les expressions se présentaient sans effort pour rendre sa pensée. Si elles étaient quelquefois incorrectes, ces incorrections mêmes ajoutaient à leur énergie et peignaient toujours merveilleusement à l’esprit ce qu’il voulait dire. Ces imperfections n’étaient cependant pas inhérentes à sa manière d’écrire ; elles échappaient plutôt à lA chaleur de l’improvisation. Elles étaient rares et ne subsistaient que quand la nécessité d’expédier sur-le-champ la dépêche ne permettait pas de les faire disparaître dans la copie. Dans ses discours au Sénat ou au Corps législatif, dans ses proclamations, dans ses lettres aux souverains, dans les notes diplomatiques qu’il chargeait ses ambassadeurs de présenter, le style était soigné et approprié au sujet.

Napoléon écrivait rarement lui-même. Écrire était pour lui une fatigue ; sa main ne pouvait suivre la rapidité de sa conception. Il ne prenait la plume que quand, par hasard, il se trouvait seul, et qu’il avait besoin de confier au papier le premier jet d’une idée ; mais après quelques lignes il s’arrêtait et jetait la plume. Il sortait alors pour faire appeler son secrétaire ordinaire ou, à son défaut, le second secrétaire, ou le secrétaire d’État, ou le général Duroc, quelquefois l’aide de camp de service, selon la spécialité du travail dont il s’occupait. Il accueillait le premier qui se rencontrait à son appel, sans humeur, mais plutôt avec une satisfaction visible d’être tiré d’embarras.

Son écriture était un assemblage de caractères sans liaison et indéchiffrables. La moitié des lettres manquaient aux mots. Il ne pouvait se relire, où il ne voulait pas en prendre la peine. Si une explication lui était demandée, il reprenait son brouillon qu’il déchirait ou jetait au feu, et dictait sur nouveaux frais ; c’étaient les mêmes idées, mais avec des expressions et une rédaction différentes.

L’orthographe de son écriture était incorrecte, quoiqu’il sût bien en reprendre les fautes dans l’écriture des autres. C’était une négligence passée en habitude ; il ne voulait pas que l’attention qu’il aurait donnée à l’orthographe pût brouiller ou rompre le fil de ses idées. Dans les chiffres, dont l’exactitude est absolue et positive, Napoléon commettait aussi des erreurs. Il aurait pu résoudre les problèmes de mathématiques les plus compliqués, et il a fait rarement une addition juste. Il est vrai de dire que ces erreurs n’étaient pas toujours commises sans dessein. Par exemple dans le calcul du nombre d’hommes qui devait composer ses bataillons, ses régiments ou ses divisions, il enflait toujours le résumé total. On ne peut pas croire qu’il voulût se faire illusion à lui-même, mais il jugeait souvent nécessaire de donner le change sur la force de ces corps. Quelques représentations qu’on lui fit, il repoussait l’évidence, et persistait opiniâtrement dans son erreur volontaire de calcul. Son écriture était illisible, et il détestait les écritures difficiles à lire. Ses billets, ou le peu de lignes qu’il lui arrivait d’écrire et qui n’exigeaient pas de contention d’esprit, étaient en général exempts de fautes d’orthographe, excepté dans les mots où ces fautes se représentaient invariablement. Il écrivait, par exemple, cabinet, Caffarelli, gabinet, Gaffarelli, afin que, enfin que, infanterie, enfanterie.

Les premiers mots sont évidemment des réminiscences de sa langue maternelle, les seules qui lui soient restées de sa première enfance ; les autres, enfin que, enfanterie, n’ont pas d’analogie avec la langue italienne. Il parlait mal cette langue, et évitait les occasions de la parler. Il ne s’y résignait qu’avec des Italiens qui ne parlaient pas le français, ou qui éprouvaient de la difficulté à s’exprimer en français. Je l’ai entendu causer quelquefois avec des Italiens ; son langage était un français italianisé, avec des terminaisons en i, en o, en a. (Baron Meneval, Souv. hist.)

La vie active qu’il menait dans les camps était subordonnée aux opérations militaires. Habituellement, il marchait à cheval avec l’armée quand elle était à la suite et près de l’ennemi. Lorsqu’elle était en grandes manœuvres et que les opérations avaient lieu à fortes distances, il attendait que les corps qui étaient en marche fussent près d’être rendus dans les positions qu’il avait indiquées ; il restait alors à son quartier général. Là, il recevait les rapports qui lui étaient adressés directement, ou au major général, par les commandants des différents corps. Dans les intervalles, il donnait ses soins à l’administration intérieure de la France ; il répondait aux rapports qui lui étaient envoyés de Paris par les ministres, qui avaient l’habitude de lui écrire tous les jours et à ceux des ministres, réunis en conseil, qui lui étaient apportés chaque semaine par un auditeur du conseil d’État, lequel était mis à la disposition de l’intendant général de l’armée, qui l’employait à différentes missions ; il gouvernait ainsi l’empire en même temps qu’il dirigeait l’armée. Économe de son temps, il calculait l’époque de son départ de manière à se trouver à la tête de ses corps au moment où sa présence y devenait nécessaire ; il s’y transportait alors rapidement en voiture ; mais, pendant ce trajet même, il ne restait pas oisif : il s’occupait à lire ses dépêches ; le plus souvent, il recevait les rapports de ses généraux et expédiait à l’instant les réponses. Des estafettes apportant des dépêches de Paris, renfermées dans un portefeuille fermant à clef, lui étaient quelquefois remises en même temps. Une lumière, disposée dans le fond de sa voiture, l'éclairait pendant les voyages de nuit et lui permettait de travailler comme s’il eût été dans son cabinet. Le major général voyageait habituellement avec lui. Aux portières marchaient toujours ses aides de camp et ses officiers d’ordonnance, et une brigade de ses chevaux de selle suivait avec l’escorte.

Telle était l’organisation privilégiée de cet homme extraordinaire en tout, qu’il pouvait dormir une heure, être réveillé par un ordre à donner, se rendormir, être réveillé de nouveau, sans que son repos ni sa santé en souffrissent. Six heures de sommeil lui suffisaient, soit qu’il les prît de suite, soit qu’il dormît à divers intervalles durant vingt-quatre heures.

Les jours qui précédaient une grande bataille, il était constamment à cheval pour reconnaître la force et la position de l’ennemi, étudier son champ de bataille, parcourir les bivacs de son corps d'armée. La nuit même, il visitait la ligne pour s’assurer encore de la force de l'ennemi par le nombre de ses feux, et en quelques heures il fatiguait plusieurs chevaux. Le jour de la bataille, il se plaçait sur un point central, d’où il pouvait voir tout ce qui se passait. Il avait près de lui ses aides de camp et ses officiers d’ordonnance ; il les envoyait porter ses ordres sur tous les points. À quelque distance en arrière de lui étaient quatre escadrons de la garde, un de chaque arme ; mais, lorsqu’il quittait cette position, il ne prenait pour escorte qu’un peloton. Il indiquait ordinairement le lieu qu’il avait choisi à ses maréchaux, afin d’être facilement trouvé par les officiers qu’ils lui enverraient. Aussitôt que sa présence devenait nécessaire quelque part, il s’y portait au galop. (Général Gourgaud, Examen crit. de l’ouvrage du comte de Ségur.)

SON CARACTÈRE.

Napoléon était né avec un esprit juste, pénétrant, vaste, universel et surtout prompt, avec un caractère aussi prompt que son esprit. Toujours, en toutes choses, if allait droit et sans détour au but. S’agissait-il d’un raisonnement, il trouvait à l' instant l’argument péremptoire ; d’une bataille à livrer, il découvrait la manœuvre décisive. En lui, concevoir, vouloir, agir, étaient un seul acte indivisible, d’une rapidité incroyable, de manière qu’entre la pensée et l’action il n’y avait pas un instant perdu pour réfléchir et se résoudre. À un génie ainsi constitué, opposer une objection médiocre, une résistance de tiédeur, de faiblesse ou de mauvaise volonté, c’était le faire bondir comme le torrent qui jaillit et vous couvre de son écume si vous lui opposez un obstacle inattendu. S’il eût embrassé l’une de ces carrières civiles où l’on ne parvient qu’en persuadant les hommes, en les gagnant à soi, peut-être il se fût appliqué à modérer, à ralentir les mouvements de son humeur fougueuse ; mais, jeté dans la carrière de la force, c’est-à-dire dans celle des armes, y apportant la faculté souveraine de découvrir d’un coup d’œil ce qu’il fallait faire pour vaincre, il arriva d’un premier élan à la domination de l’Italie ; d’un second, à la domination de la République ; d’un troisième, à la domination de l’Europe, et quel miracle alors que cette nature que Dieu avait faite si prompte, que la victoire avait faite plus prompte encore, fût brusque, impétueuse, dominatrice, absolue dans ses volontés ! Si, hors du champ de bataille, il se prêtait quelquefois aux ménagements qu’exigent les affaires civiles, c’était au sein du conseil d’État, et là même il tranchait les questions avec une sagacité rare, une sûreté de jugement qui étonnaient, subjuguaient ses auditeurs, excepté dans quelques cas très-rares, où l’insuffisance de son savoir, quelquefois aussi la passion, l’avaient un moment égaré. Tout avait donc concouru, la nature et les événements, pour faire de ce mortel le plus absolu, le plus impétueux des hommes. Pourtant, en suivant son histoire, ce n’est pas tout de suite et tout entière qu’on voit se déployer cette nature si fougueusement dominatrice. Maigre, taciturne, triste même dans sa jeunesse, triste de cette ambition concentrée qui se dévore jusqu’à ce qu’elle éclate au dehors et arrive au but de ses désirs, il prend peu à peu confiance en lui-même, se montre parfois tranchant comme un jeune homme, reste morose néanmoins ; puis, lorsque l’admiration commence à se manifester autour de lui, il devient plus ouvert, plus serein, se met à parler, perd sa maigreur expressive, se dilate en un mot. Consul à vie, empereur, vainqueur de Marengo et d’Austerlitz, ne se contenant plus guère, mais toutefois se contenant encore, il semble à l’apogée de son caractère, et, n’ayant alors qu’un demi-embonpoint, il rayonne d’une régulière et mâle beauté. Bientôt, voyant les peuples se soumettre, les souverains s’abaisser, il ne compte plus ni avec les hommes ni avec la nature. Il ose tout, entreprend tout, dit tout, devient gai, familier, intempérant de langage, s’épanouit complètement au physique et au moral, acquiert un embonpoint excessif qui ne diminue en rien sa beauté olympienne, conserve dans un visage élargi un regard de feu, et si de ces hauteurs où on est habitué à le voir, à l’admirer, à le craindre, à le haïr, il descend pour être rieur, familier, presque vulgaire, il y remonte d’un trait après en être descendu un instant, sachant ainsi déposer son ascendant sans le compromettre ; et quand enfin on le croirait moins actif ou moins hardi, parce que son corps semble lui peser ou que la fortune cesse de lui sourire, il s’élance plus impétueux que jamais sur son cheval de bataille, prouvant que, pour son âme ardente, la matière n’a point de poids, le malheur d’accablement.

Telle fut cette nature extraordinaire dans ses développements successifs. Maintenant, si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est plus difficile à apprécier, parce qu’il est difficile d’aller découvrir la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts, l’amitié chez un homme qui n’eut jamais d’égaux autour de lui, la probité enfin chez un potentat qui était maître des richesses de l’univers. Toutefois, quelque en dehors des règles ordinaires que fût ce mortel, il n’est pas impossible de saisir çà et là certains traits de sa physionomie morale.

La promptitude était son caractère en toutes choses. Il s’emportait, mais revenait avec une facilité merveilleuse, presque honteux de son emportement, en riant lui-même s’il le pouvait sans manquer de maintien, et rappelant, caressant du geste ou de la voix l’officier qu’il avait désolé par un éclat de sa colère. Quelquefois aussi, ses colères étaient feintes et destinées à intimider des subalternes infidèles à leur devoir. Mais, sincères, elles n’avaient que la durée d’un éclair ; feintes, la durée du besoin. Dès qu’il cessait de commander et d’avoir à contenir ou à exciter les hommes, il devenait doux, simple, équitable, de cette équité d’un grand esprit qui connaît l’humanité, apprécie ses faiblesses et les lui pardonne, parce qu’il les sait inévitables. À Sainte-Hélène, dépouillé de tout prestige, ne pouvant plus rien pour personne, n’ayant sur ses compagnons d’infortune que l’ascendant de son esprit et de son caractère, Napoléon ne cessa de les dominer d’une manière absolue, se les attacha par une bonté inaltérable, à ce point qu’après l’avoir craint la plus grande partie de leur vie, pendant l’autre ils l’aimèrent. Sur les champs de bataille, il s’était fait une insensibilité, on peut dire effroyable, jusqu’à voir sans émotion la terre couverte de cent mille cadavres, car jamais le génie de la guerre n’avait poussé aussi loin l’effusion du sang humain. Mais cette insensibilité était de profession, si on ose ainsi parler. Souvent, en effet, après avoir rempli un champ de bataille de toutes les horreurs de la guerre, Napoléon le parcourait le soir pour faire lui-même ramasser les blessés, ce qui pouvait n’être qu’un calcul ; mais, ce qui n’en était pas un, il se jetait quelquefois à bas de cheval pour s’assurer si, dans un mort apparent, ne restait pas un être prêt à revivre. À Wagram, apercevant un beau jeune homme, revêtu de l’armure des cuirassiers, étendu par terre, le visage presque couvert d’un caillot de sang, il descendait vivement de cheval, soulevait la tête du blessé, l’appuyait sur son genou et, avec un spiritueux actif, réveillant la vie près de s’éteindre : « Il en reviendra, disait-il en souriant… c’est autant de sauvé ! » Ce ne sont pas là, certes, les mouvements d’une âme impitoyable.

Ordonné jusqu’à l’avarice, disputant un centime à des comptables, il distribuait des millions à ses serviteurs, à ses amis, à des malheureux.

Ayant peu d’instants à donner aux affections privées, les écartant même par la distance à laquelle il s’était mis des autres hommes, il s’attachait néanmoins avec le temps, s’attachait fortement, jusqu’à devenir indulgent, presque faible pour ceux qu’il aimait. C’est ainsi qu’à l’égard de ses proches, souvent irrité par leurs prétentions et se montrant dur alors, il ne pouvait souffrir leur air chagrin, et, pour les voir contents, faisait quelquefois ce qu’il savait mauvais. Ne ressentant pour l’impératrice Joséphine qu’un goût que le temps avait dissipé, qu’une estime que beaucoup de légèretés avaient diminuée, il conserva pour elle, même après son divorce, une tendresse profonde. Il accorda quelques larmes à Duroc, mais en les cachant comme une faiblesse.

Quant à la probité, on ne sait comment la saisir chez un homme qui, à peine arrivé au commandement, disposa de richesses immenses. Devenu général en chef de l’armée d’Italie, maître des trésors de cette riche contrée, il mit d’abord son armée dans l’abondance, envoya à l’armée du Rhin de quoi la tirer de la misère, ne prit rien pour lui, tout au plus de quoi acheter une petite maison rue de la Victoire, qu’une année de ses appointements aurait suffi à payer, et, s’il fût mort en Égypte, il aurait laissé une veuve sans fortune. Était-ce fierté d’âme, dédain des jouissances vulgaires, honnêteté enfin ? Probablement, il y avait de tout à la fois dans cette espèce d’abstinence, qui ne fut pas sans exemple parmi nos généraux, mais qui alors, comme toujours, n’était pas commune. Il poursuivait l’improbité aveu un acharnement inexorable, ce qui pouvait tenir à l’esprit d’ordre qu’il apportait en toutes choses ; mais, ce qui était mieux et ce qui approchait de la vraie probité, c’était le goût de la probité elle-même quand il la rencontrait ; c’était un véritable amour des honnêtes gens, poussé jusqu’à se complaire dans leur compagnie et à le leur témoigner avec une sorte de vivacité.

Pourtant, cet homme que Dieu, après l’avoir fait si grand, avait fait bon aussi, n’avait rien de la vertu, car la vertu consiste à se tracer du devoir une idée absolue, à lui soumettre tous ses penchants, à lui immoler tous ses appétits, moraux ou physiques, et ce ne pouvait être le cas de sa nature, la moins contenue qui fut jamais. Mais s’il n’eut à aucun degré ce qu’on appelle la vertu, il eut certaines vertus d’état, et notamment celles qui appartiennent au guerrier et au gouvernant. Il était sobre, ne donnait presque rien aux satisfactions des sens ; sans être chaste, il ne fut jamais surpris dans un grossier libertinage, ne passait (hors les repas d’apparat) que peu d’instants à table, couchait sur la dure, avec un corps plutôt débile que fort, supportait sans s’en apercevoir des fatigues auxquelles auraient succombé les soldats les plus vigoureux, devenait capable de tout quand son âme était excitée par la poursuite des grandes choses, faisait mieux que de braver le péril, n’y pensait pas, et, sans le rechercher ni l’éviter, se trouvait partout où sa présence était nécessaire pour voir, diriger, commander enfin. Si tel était chez lui le caractère du soldat, celui du général en chef n’était pas moins rare. Jamais on ne supporta les anxiétés d’un immense commandement avec plus de sang-froid, de vigueur, de présence d’esprit. Si, quelquefois, il était bouillant, colère même, c’est qu’alors « tout allait bien, » comme disaient les officiers habitués à son humeur. Dès que le danger paraissait sérieux, il devenait calme, doux, encourageant, ne voulant pas ajouter au trouble qui naissait des circonstances celui qui serait résulté de ses emportements ; il se montrait d’une sérénité parfaite, par l’habitude de se dominer dans les situations graves, de calculer la portée des périls, de trouver le moyen d’en sortir et de dompter ainsi la fortune. Né pour les grandes extrémités et en ayant pris une habitude sans égale, lorsqu’il s’était mis, par la faute de son ambition, dans des positions affreuses, on le voyait assister, en 1814 par exemple, au suicide de sa propre grandeur avec un incroyable sang-froid, espérant encore quand personne n’espérait plus, parce qu’il découvrait des ressources où personne n’en soupçonnait, et, en tout cas, s’élevant sur les ailes du génie au-dessus de toutes les situations qui pouvaient lui échoir, avec la résignation d’un esprit qui se rend justice et accepte le prix mérité de ses fautes. Tel fut, selon nous, ce mortel si étrange, si divers, si multiple. Si, dans les traits principaux de ce caractère, on peut en détacher un plus saillant que les autres, c’est évidemment l’intempérance, morale, bien entendu. Prodige de génie et de passion, jeté dans le chaos d’une révolution, il s’y déploie, s’y développe, la domine, se substitue à elle et en prend l’énergie, l’audace, l’incontinence. Succédant à des gens qui ne se sont arrêtés en rien, ni dans la vertu ni dans le crime, ni dans l’héroïsme ni dans la cruauté, entouré d’hommes qui n’ont rien refusé à leurs passions, il ne refuse rien aux siennes. Ils ont voulu faire du monde une république universelle, il en veut faire une monarchie également universelle ; ils en ont fait un chaos, il en fait une unité presque tyrannique ; ils ont tout dérangé, il veut tout arranger ; ils ont voulu braver les souverains, il les détrône ; ils ont tué sur l’échafaud, il tue sur les champs de bataille, mais en cachant le sang sous la gloire ; il immola plus d’hommes que jamais n’en ont immolé les conquérants asiatiques et, sur les terres restreintes d’Europe, couvertes de populations résistantes, il parcourt plus d’espace que les Tamerlan, les Gengiskan n’en ont parcouru dans les terrains vides de l’Asie.

L’intempérance est donc le trait essentiel de sa carrière. De là il résulte que ce profond capitaine, ce sage législateur, cet administrateur consommé fut le politique, nous dirions le plus fou, si Alexandre n’avait pas existé. Si la politique n’était qu’esprit, certes rien ne lui eût manqué pour surpasser les hommes d’État les plus raffinés. Mais la politique est caractère encore plus qu’esprit, et c’est par là que Napoléon pèche. Ah ! lorsque jeune encore, n’ayant pas soumis le monde, il est obligé et résigné à compter avec les obstacles, il se montre aussi rusé, aussi fin, aussi patient qu’aucun autre ! Descendant, en 1796, en Italie avec une faible armée, ayant à s’attacher les populations, il protège les prêtres, ménage les princes, quoi qu’en puissent dire les républicains de Paris. Transporté en Orient, ayant à craindre l’antipathie musulmane, il cherche à s’attirer les cheiks arabes, leur fait espérer sa conversion, quoi qu’en puissent dire les dévots de Paris, et réussit ainsi à se les attacher complètement. Plus tard, appliqué à une œuvre bien différente, celle du concordat, il s’applique, par un prodigieux mélange d’adresse et d’énergie, à vaincre les préjugés de Rome et, ce qui les vaut bien, les préjugés des philosophes. Tout ce qu’il lui fallut en cette occasion de finesse, d’art, de constance, de force, nous l’avons exposé ailleurs, et de manière à prouver que rien ne lui manqua en fait de génie politique. Mais il n’était pas le maître, alors, il se contenait ! Devenu tout-puissant, il ne se contint plus, et du politique il ne lui resta que la moindre partie, l’esprit : le caractère avait disparu.

Pourtant, ajoutons pour son excuse que, si la politique est quelque part hors de saison, c’est dans une révolution. Qui dit politique dit respect et lent développement du passé ; qui dit révolution, au contraire, dit rupture complète et brusque avec le passé. La vraie politique, en effet, c’est l’œuvre des générations en transmettant un dessein, marchant à son accomplissement avec suite, patience, modestie s’il le faut, ne faisant vers le but qu’un pas, deux au plus dans un siècle, et jamais n’aspirant à y arriver d’un bond : c’est l’œuvre d’Henri IV projetant, après avoir contenu les partis, d’abaisser les maisons d’Espagne et d’Autriche, unies par le sang et par l’ambition, transmettant ce grand dessein à Richelieu, qui le transmet à Mazarin, qui le transmet à Louis XIV, lequel le poursuit jusqu’à ce que, en plaçant à tout risque son petit-fils sur le trône d’Espagne, il sépare à jamais l’Espagne de l’Autriche ; c’est, en Prusse, l’œuvre du grand électeur commençant l’importance militaire de sa nation, suivi d’abord de l’électeur Frédéric III qui prend la couronne, puis de Frédéric-Guillaume Ier qui, pour soutenir le nouveau titre de sa famille, s’applique à créer une armée et un trésor ; enfin, de Frédéric le Grand qui, le moment de la crise venu, ajoutant l’audace à la longueur des desseins, fonde, après un duel de vingt ans avec l’Europe, la grandeur de la Prusse, et fait d’un petit électorat l’une des plus importantes monarchies du continent.

Il ne faut donc pas s’étonner si Napoléon, despote et révolutionnaire à la fois, ne fut point un politique ; car, s’il se montra un moment politique admirable en réconciliant la France avec l’Église, avec l’Europe, avec elle-même, bientôt, en s’emportant contre l’Angleterre, en rompant la paix d’Amiens, en projetant la monarchie universelle après Austerlitz, en entreprenant la guerre d’Espagne, qu’il alla essayer de terminer à Moscou, en refusant la paix de Prague, il fut pire qu’un mauvais politique, il présenta au monde le triste spectacle du génie descendu à l’état d’un pauvre insensé. Mais, il faut le reconnaître, ce n’était pas lui seul, c’était la Révolution française qui délirait en lui, en son vaste génie. (Thiers, Hist. du Consulat et de l’Empire.)

*

L’idole est tombée, l’homme est démasqué. La haine et le mépris ont succédé à l’amour et à l’admiration dont il a été longtemps l’objet ; l’idolâtrie qui l’avait placé presque sur un autel restera à jamais comme un exemple de l’étourdissement que la gloire militaire produit dans les esprits ; et du long succès que peut obtenir une grande fausseté historique. De ses œuvres, de sa correspondance, de ses mémoires, du détail connu de sa conduite, de tout ce que des travaux récents ont recueilli, il se dégage maintenant un caractère qui se définit en trois mots : l’égoïsme comme mobile, le mensonge et le charlatanisme comme procédés, la domination comme fin.

Il se montra brutal dans la prospérité, pitoyable dans la mauvaise fortune. Loquace, emporté, tranchant, présomptueux, il s’est mêlé de tout, il s’est trompé sur tout : il y aurait à faire un volumineux recueil des opinions ridicules et des sottises authentiques tombées de ses lèvres. Ce qui est le signe certain d’un esprit malade, il ne tenait aucun compte de la nature des choses ; non-seuleînent la morale n’existait pas pour lui, il ne faisait nul cas des droits des hommes et de la puissance des idées, il méprisait assez les uns et les autres pour croire que par la terreur, la fourberie et la violence il viendrait à bout de tout, mais il méconnut jusqu’à la fin les limites du possible, il se précipita tête baissée dans l’extravagance ; sa force de calcul appliquée aux détails ne servait qu’à lui justifier sa folie, et ses paroles, ses rêves insensés, même après Waterloo, attestent qu’à cet égard son mal était incurable. (République française, 15 janvier 1873.)

« … La fortune, lui dis-je, peut se lasser une seconde fois, comme elle s’est lassée en 1812. En temps ordinaire, les armées ne forment qu’une fraction infime de la population ; aujourd’hui, vous appelez sous les armes des nations entières, et votre armée actuelle n’est-elle pas formée par un appel de classe anticipé ? J’ai vu vos soldats, ce sont des enfants. Vous supposez la nation convaincue que vous lui êtes nécessaire, mais la réciproque n’est-elle pas aussi vraie ? Et quand la génération enlevée par un appel anticipé aura disparu, appellerez-vous encore la classe suivante ? »

Ces mots provoquèrent la colère de Napoléon ; il pâlit, son visage se décomposa. « Vous n’êtes pas militaire, me dit-il d’un ton irrité, et vous ne savez pas ce que c’est que l'âme d’un soldat. J’ai grandi dans les camps, et un homme comme moi se soucie peu (je n’ose me servir ici de l’expression beaucoup plus énergique employée par Napoléon) de la vie d’un million d’hommes. »

En achevant ces mots, il jeta dans un coin de la chambre son chapeau qu’il tenait à la main. Je sus me contenir et, m’appuyant sur une console, je lui répondis, d’un ton naturellement un peu ému, après la parole que je venais d’entendre : « Pourquoi me choisissez-vous pour me dire cela entre quatre yeux ? Nous n’aurions qu’à ouvrir cette porte, et vos paroles retentiraient d’un bout à l’autre de l’Europe ! Ce n’est pas là le sujet qui m’amène, et un tel langage ne peut que vous nuire. »

Napoléon reprit son sang-froid et, baissant le ton, me dit des choses qui n’étaient pas moins dignes de remarque que celles que je viens de rapporter. « Les Français n’ont pas à se plaindre de moi ; pour les épargner, je fais tuer des Allemands et des Polonais. Dans la campagne de Moscou, j’ai perdu 300,000 hommes et, dans ce nombre, il n’y avait que 30,000 Français.

— Vous oubliez, sire, lui dis-je, que vous parlez à un Allemand. »

Napoléon se remit à marcher à côté de moi et, au second tour, il ramassa son chapeau qui était à ses pieds, puis il revint sur le chapitre de son mariage :

« Ainsi, dit-il, j’ai fait une joliment grosse sottise en épousant une archiduchesse d’Autriche ? — Puisque Votre Majesté veut savoir mon opinion, je lui dirai franchement que Napoléon le Conquérant en fait une.— L’empereur François veut-il donc détrôner sa fille ? — L’empereur, repartis-je, ne connaît que ses devoirs et saura les remplir : quel que puisse être le sort de sa fille, l’empereur est monarque avant tout, et l’intérêt de ses peuples sera toujours le premier mobile de ses déterminations. — Eh bien ! interrompit Napoléon, vous ne me dites rien qui puisse m’étonner, vous me confirmez dans l’opinion que j’ai fait fausse route et commis une faute irréparable en épousant l’archiduchesse ; je voulais fondre le passé avec le présent, les préjugés gothiques avec les institutions modernes ; je me suis trompé, et maintenant je vois toute l’étendue de mon erreur. Mon trône peut s’écrouler, mais j’ensevelirai le monde sous ses ruines.  » (Papiers de Metternich, 1813.)

On dit que, lors de la première nomination de Bonaparte au commandement de l’armée d’Italie, le Directoire n’avait pas le pouvoir ou la volonté de lui donner les moyens nécessaires pour qu’avec ses aides de camp il fît le voyage et parût d’une façon convenable au quartier général d’une grande armée. Dans cet embarras, il réunit tout ce que ses ressources, les contributions de ses amis et son crédit purent lui fournir, et s’adressa ensuite à Junot, jeune officier qui fréquentait les tables de jeu. Il lui confia tout l’argent qu’il avait pu réunir et qui formait une somme peu élevée, en le priant de tout perdre, ou de l’augmenter, dans une très-grande proportion avant le matin, parce que de son succès au jeu dépendait la possibilité de prendre le commandement de l’armée avec Junot comme aide de camp. Junot réussit au delà de ses espérances, et ayant gagné une somme qui lui paraissait plus que suffisante pour faire face aux exigences du moment, il alla trouver le général Bonaparte. Celui-ci ne se tint pas satisfait, et résolut de tenter de nouveau la fortune ; il renvoya Junot en lui disant de retourner au jeu risquer tout ce qu’il avait gagné et de ne pas quitter la table sans avoir perdu jusqu’à la dernière obole ou doublé la somme qu’il avait apportée. La chance le favorisa de nouveau, et il put se rendre au quartier général, pour prendre le commandement de l'armée, avec tout l’éclat et toute la splendeur désirables... Je n’oserais spécifier les sommes gagnées, mais je crois que la dernière s’élevait à 300,000 francs. (Lord Holland, Mémoires.)

Le général Bonaparte n’aimait pas le jeu ; mais, s’il fallait jouer, c’était au vingt-et-un qu’il donnait la préférence, parce que ce jeu marche plus vite que les autres ; et si, en rendant compte de ses beaux faits d’armes, il se plaisait à embellir, à vanter sa fortune, il ne dédaignait pas de l’aider, les cartes à la main ; en un mot, il trichait. Voici, par exemple, comment il s’y prenait au vingt-et-un : il demandait une carte ; si elle le faisait perdre, il ne disait rien et la laissait sur la table ; il attendait que le banquier eût tiré la sienne. Le banquier montrait-il une carte favorable, alors Bonaparte jetait ses cartes sans les montrer et abandonnait sa mise. Si, au contraire, la carte du banquier lui faisait dépasser vingt-et-un, Bonaparte jetait encore ses cartes sans les montrer, et se faisait payer la mise. Il riait beaucoup de ces petites tricheries, surtout lorsqu’on ne s’en apercevait pas... Je dois me hâter de dire qu’il ne profitait point des petites violences qu’il faisait au hasard ; qu’à la fin de la partie, il rendait tout ce qu’il avait gagné, et on se le partageait. Le gain, comme on peut le croire, lui était indifférent ; mais la fortune lui devait à point nommé un as ou un dix, comme elle lui devait un temps favorable le jour d’une bataille ; et si la fortune manquait à son devoir, il fallait que personne ne s'en aperçût. (Mémoires de Bourrienne.)

Napoléon, tout absolu qu’il était, avait de grandes faiblesses pour ses vieux soldats. Il supportait d’eux des choses étranges. Un jour (c’était au retour de la campagne de Prusse), un général d’artillerie de la garde, Soulès, veut traverser le Rhin avec soixante caissons remplis de marchandises de contrebande. Il n’y avait pas de crime plus odieux au maître. Les douaniers insistent et veulent ouvrir les caissons de force. Le général met sa contrebande sous la protection d’un régiment, et déclare qu’il jettera les douaniers dans le Rhin... Grand tumulte. Les douaniers sont mis en déroute ; mais leur chef écrit à Paris et se plaint du général contrebandier. Napoléon ne fit qu’en rire. « Je te le passe aujourd’hui, dit-il à Soulès en lui pinçant l’oreille ; mais si tu recommences, je te ferai fusiller. » (Assolant, Campagne de Russie.)

Portalis, ministre des cultes, entrait un jour chez l’empereur, la figure défaite et les yeux remplis de larmes. « Qu’avez-vous donc, Portalis, lui dit Napoléon, êtes-vous malade ? — Non, sire, mais je suis bien malheureux : l’archevêque de Tours, ce pauvre Boisgelin, mon camarade et mon ami d’enfance... — Eh bien que lui est-il arrivé ? — Hélas ! sire, il vient de mourir. — Cela m’est égal, il ne m’était plus bon à rien. — Puisque l’empereur le prend de la sorte, me voilà tout consolé...» Et, en effet, le sourire reparut sur les lèvres du ministre, dont la douleur venait de se calmer si facilement. (Beugnot, Mémoires.)

Napoléon, dans un bal, s’arrêta devant la comtesse ***, qui passait pour légère, et lui demanda d’une voix haute et brusque : « Eh bien ! madame, aimez-vous toujours les hommes ? — Oui, sire, quand ils sont polis, » lui répondit la comtesse ***, qui était une femme de tête, en faisant une profonde révérence.

L’empereur lui tourna les talons sans mot dire ; mais son mari, qui était préfet, fut destitué peu de jours après. (Mme de Bassanville, les Salons d’autrefois.)

Napoléon dit un jour devant quarante personnes à Mme de Lorges, dont le mari était général de division : « Oh ! Madame, quelle horreur que votre robe ! c’est tout à fait vieille tapisserie. C’est bien là le goût allemand ! » (Mme de Lorges était Allemande.) Je ne sais si la robe était dans le goût allemand, mais ce que je sais mieux, c’est que ce compliment n’était pas dans le goût français. (Constant, Mémoires.)

On était en 1814. Pressé un jour par les ennemis, le général Sébastiani envoie son aide de camp, Joly de La Vaubignon, prendre les ordres de l’empereur. L’envoyé fait diligence, arrive auprès de l’empereur et lui transmet le message du général.

Napoléon demeure plongé dans ses réflexions comme s’il n’avait pas entendu. L’aide de camp réitère sa demande et sollicite une réponse. Troublé dans ses pensées, l’empereur répondit au capitaine par un énergique : « Allez.........! » M. Joly reçut bravement l’apostrophe et, sans se déconcerter, dit au maréchal Berthier : « Comment dois-je interpréter l’ordre ? » Ce mot dérida l’empereur, qui sortit de ses rêveries pour donner audience au jeune aide de camp.

SES IDÉES SUR LA RELIGION.

... À mesure que l’ennui et l’inaction détruisant sa santé, il voyait la mort s’approcher, il s’entretenait plus fréquemment de philosophie et de religion. Dieu, disait-il, est partout visible dans l'univers, et bien aveugles ou bien faibles sont les yeux qui ne l’aperçoivent pas. Pour moi, je le vois dans la nature entière, je me sens sous sa main toute-puissante, et je ne cherche pas à douter de son existence, car je n’en ai pas peur. Je crois qu’il est aussi indulgent qu’il est grand, et je suis convaincu que, revenus dans son vaste sein, nous y trouverons confirmés tous les pressentiments de la conscience humaine, et que là sera bien ou sera mal ce que les esprits vraiment éclairés ont déclaré bien ou mal sur la terre. Je mets de côté les erreurs des peuples, qu’on peut reconnaître à ce trait que l’erreur de l’un n’est jamais celle de l'autre ; mais ce que les grands esprits de toutes les nations auront déclaré bon ou mauvais restera tel dans le sein de Dieu. Je n’ai point de doute à cet égard, et, malgré mes fautes, je m’approche tranquillement de la souveraine justice. Je suis moins sûr de mon fait lorsque j’entre dans le domaine des religions positives. Là je rencontre à chaque pas la main de l’homme, et souvent elle m'offusque et me choque... Mais il ne faut pas céder à ce sentiment, dans lequel il entre beaucoup d’orgueil humain. Si, en mettant de côté les traditions nationales dont tous les peuples ont compliqué la religion, on y trouve la notion de Dieu, la notion du bien et du mal fortement professées, c’est l’essentiel. Pour moi, j’ai été dans les mosquées, j’y ai vu les hommes agenouillés devant la puissance éternelle, et bien que mes habitudes nationales fussent souvent froissées, pourtant je n’y ai point éprouvé le sentiment du ridicule. La calomnie, travestissant mes actes, a dit qu’au Caire j’avais professé l’islamisme, tandis qu’à Paris, devant le pape, je jouais le catholique. En tout cela il y a quelque chose de vrai, c’est que même dans les mosquées je trouvais du respectable, et que, sans être ému comme dans les églises catholiques où mon enfance a été élevée, j’y voyais l’homme à genoux, humiliant sa faiblesse devant la majesté de Dieu. Toute religion qui n’est pas barbare a droit à nos respects, et nous chrétiens, nous avons l’avantage d’en avoir une qui est puisée aux sources de la morale la plus pure. S’il faut les respecter toutes, nous avons bien plus de raison de respecter la nôtre, et chacun d’ailleurs doit vivre et mourir dans celle où sa mère lui a enseigné à adorer Dieu. La religion est une partie de la destinée. Elle forme avec le sol, les lois, les mœurs ce tout sacré qu’on appelle la patrie, et qu’il ne faut jamais déserter. Pour moi, quand, à l’époque du concordat, quelques vieux révolutionnaires me parlaient de faire la France protestante, j’étais révolté, comme si on m’avait proposé d’abdiquer ma qualité de Français pour devenir Anglais ou Allemand. (Thiers, Hist. du Consulat et de l’Empire.)

Il faut que le clergé soit, comme la magistrature, un instrument de règne. C’est l’objet du concordat. À la fin de la Révolution, la liberté religieuse existait pleinement, malgré la loi de circonstance portée le lendemain du 18 fructidor, nécessitée par les machinations du clergé royaliste. Cette liberté reposait sur sa véritable base, la séparation complète de l’Église et de l’État. Bonaparte la détruisit en les rattachant l’un à l’autre. Il dit alors à Cabanis : « Savez-vous ce que c’est que le concordat que je viens de signer ? C’est la vaccine de la religion. Dans cinquante ans, il n’y en aura plus en France. » Mais il mentait, Il ne voulait ni abolir la religion ni la sauver ; il voulait en faire une école de servitude ; il voyait dans les prêtres d’excellents professeurs d’obéissance passive à son profit. Il a renouvelé, sans nécessité, contrairement au vœu de la France, malgré les répugnances manifestées par les corps mêmes qu’il avait créés, par le Tribunat, par le Corps législatif, par le conseil d’État, à la honte de la philosophie, au désespoir des patriotes, un système d’ancien régime. Avec la prétention avouée de se faire du pape un instrument, de prendre la religion pour auxiliaire de la force, de disposer des consciences comme il disposait des armées, Bonaparte a préparé par le concordat le retour et le triomphe de l’ultramontanisme. « Il calmera les esprits, disait-il en parlant du pape, il les réunira dans sa main et les placera dans la mienne. »

Ce mauvais calcul a été trompé. Bonaparte a eu beau nommer les évêques, nourrir, engraisser et décorer les prêtres, leur livrer ce qu’il restait de liberté philosophique ; il a eu beau se faire casser la petite fiole sur la tête, inscrire « l’amour, l’obéissance, le respect, la fidélité, le service militaire et les impôts dus à l’empereur, » parmi les articles du catéchisme ; il a eu beau trouver dans le clergé, pendant les années de sa prospérité, la docilité la plus grande et l’obséquiosité la plus vile, il avait affaire à une ambition aussi tenace, aussi intraitable que la sienne, qui ne consentait pas plus que la sienne au partage du pouvoir et qui était plus sûre de l'emporter, car c’est celle d’un corps qui ne périt pas. Le clergé a applaudi à la chute de Napoléon Ier, et le concordat, que celui-ci lui avait offert comme un bienfait, a été justement détesté comme un joug.

Bonaparte a toujours senti que l’Église ne lui appartiendrait jamais qu’à demi ; c’est pourquoi il la haïssait en s’en servant. (République française, 16 janvier 1873.)

En amnistiant les nobles émigrés qui allaient rentrer besoigneux, avec l’appétit, engendré par l’indigence, de commodes emplois que le gouvernement seul pouvait leur offrir, on passait, il est vrai, l’éponge sur une inexpiable trahison ; mais on trouvait une armée toute prête de fonctionnaires décidés avant tout à garder la place qui allait les faire vivre. En pactisant avec le pape, on ne faisait point cesser une prétendue persécution religieuse, qui n’avait jamais existé comme telle, et qui, en tout cas, n’avait jamais empêché personne d’aller à la messe ; mais on recommençait la vieille association de l’Église et de l’État dans une alliance qui pouvait compromettre également la liberté des consciences et la sécurité de la nation. Pourquoi ? C’est que Bonaparte espérait soutenir les prêtres et les contenir, employer leur crédit à ses fins, parfumer de leur encensoir sa propre grandeur et la vertu de Joséphine. Aussi la bonne dame alla gaiement à Notre-Dame le jour où Bonaparte crut devoir y assister à l’office, en cérémonie {18 avril 1801).

« Ce fut à cette occasion, nous dit le baron Van Scheelten, que le premier consul prit une livrée vert et or. »

Le soir, aux Tuileries, Bonaparte, interpellant le général Delmas, lui dit :

« Eh bien ! général, comment avez-vous trouvé notre cérémonie ?

— Mais, citoyen consul, c’était une belle capucinade ; il n’y manquait que le demi-million d’hommes qui s’est fait tuer pour détruire ce que vous avez rétabli ce matin. »

Delmas fut payé de son inflexible bon sens par une disgrâce qui le tint dix années en exil. (A. Morel, Napoléon III.)

Il (Augereau) blâma ouvertement le concordat, et lorsqu’on voulut le mener à Notre-Dame pour assister à la cérémonie qui devait avoir lieu à cette occasion, il descendit brusquement de voiture ainsi que Lannes, son ami, et le lendemain, ayant entendu Bonaparte s’applaudir de ce qu’il venait de faire pour la religion, il dit hautement qu’il n’avait manqué à la cérémonie de la veille qu’un million de Français morts pour la destruction de ce qu’on voulait rétablir. Le consul fut très-choqué de cette boutade ; mais alors il craignait encore de paraître brouillé avec ceux qui avaient tant contribué à sa gloire et à son élévation. (Biographie universelle.)

SON FATALISME.

... Napoléon s’entretenait de ce qu’on avait appelé son fatalisme. « Sur ce sujet, disait-il, comme sur tous les autres, la calomnie a tracé de mes opinions de vraies caricatures. On a voulu me représenter comme une espèce de musulman stupide, qui voyait tout écrit là-haut, et qui ne se sDrait détourné ni devant un précipice, ni devant un cheval lancé au galop, par cette idée que notre vie, notre mort ne dépendent pas de nous, mais d’un destin implacable et impossible à fléchir. S’il en était ainsi, l’homme devrait se mettre dans son lit à sa naissance et n’en plus sortir, attendant que Dieu fît arriver ses aliments à sa bouche. L’homme deviendrait stupidement inerte. Ce n’est pas moi, qui pendant le cours des plus longues guerres ai tant déployé d’efforts, hélas ! sans y réussir toujours, pour faire prédominer l’intelligence humaine sur le hasard, ce n’est pas moi qui puis penser de la sorte ! Ma croyance, et celle de tout être raisonnable, c’est que l’homme est ici-bas chargé de son sort, qu’il a le droit et le devoir de le rendre par son industrie le meilleur possible, et qu’il ne doit renoncer à ses efforts que lorsqu’il ne peut plus rien. Alors seulement il doit cesser de penser et d’agir, se résigner, en un mot, et ne plus songer au péril auquel il ne peut parer. À la guerre, on a beau faire, le péril est presque partout égal. J’ai vu des hommes quitter une place comme dangereuse, et être frappés juste à celle qu’ils venaient de prendre comme plus sûre. On s’agite donc vainement à la guerre, on perd en s’agitant son sang-froid, son courage, sans éviter le danger, et le mieux évidemment est de se résigner aux chances de son état, de ne pas plus penser aux projectiles qui traversent l’air qu’au vent qui souffle dans nos cheveux. Alors on a tout son courage, tout son sang-froid, tout son esprit, et on recouvre avec le calme la clairvoyance. Voilà mon fatalisme, voilà celui que je prêchais à mes soldats, en y employant les formes qui leur convenaient, en cherchant à leur persuader que leur destin était arrêté là-haut, qu’ils n’y pouvaient rien changer par la lâcheté, que dès lors le mieux était de se donner les honneurs du courage, et au précepte j’ajoutais l’exemple en affichant sur mon front, que tous regardaient, une insouciance qui avait fini par être sincère. C’était le fatalisme du soldat, mais certes, comme général, j’en pratiquais un autre, car j’ai l’orgueil de croire qu’aucun capitaine ne s’est plus servi à la guerre de son esprit et de sa volonté. Vous le voyez, ajoutait Napoléon, je puis rendre compte de toutes mes opinions, car elles sont fondées sur la notion vraie et pratique des choses. (Thikrs, Histoire du Consulat et de l’Empire.)

Napoléon, superstitieux, fataliste, croyant à son étoile, disant de lui-même : Je suis l’enfant des circonstances, et se trompant seulement sur la signification de son rôle et les articles de son mandat, était encore plus près de la vérité que ses contemporains. Il se sentait poussé, et il s’inquiétait, ne sachant où il allait. Qui donc alors eût su le lui dire ? Personne, de son temps, n’eut cette intelligence de l’histoire qui assure la raison contre les succès momentanés d’une fausse politique. Jusqu’à l’arrivée du 29e bulletin (18 décembre 1812), la France fut dans l’éblouissement. À l’étranger même on eut de la peine à en revenir. Un moment, après le bombardement de Copenhague, l’Angleterre est abandonnée ; Alexandre est ami, François donne sa fille. Déjà Fox avait négocié pour la paix. Pitt lui-même avait agi par haine plus que par une juste appréciation des choses. Le reste allait comme moutons. Partout le fil des traditions était rompu, la conscience historique s’évanouissait sous le prestige des événements. Seul, le peuple espagnol opposait son moi au moi impérial. Mais on ne croyait pas que des armées françaises fussent dévorées par des guérillas, et Wagram avait fait désespérer de la nationalité espagnole. Comme on ne regardait qu’à la superficie, on jugeait indestructible un édifice miné, dont, avec un peu plus d’attention, on aurait calculé la fin avec une précision chronologique.

Ainsi, parmi ses contemporains étonnés, Napoléon reste supérieur encore, grâce au sentiment mystique qu’il a de sa destinée ; ce qui revient à dire que l’ignorance des peuples et de leurs chefs a fait les trois quarts de sa gloire. Combien le grand homme eût disparu plus vite si, comme de nos jours, l’esprit d’analyse se fût avisé de computer les éléments de son règne et d’en tirer l’horoscope ! Dis-moi d’où tu viens, et je te dirai où tu vas !... L’histoire de l’établissement d’un pouvoir, en donnant la mesure de son mandat, est une garantie de plus de la liberté des peuples. (P.-J. Proudhon, la Révolution sociale.)

Vers la fin de 1811, le cardinal Fesch, jusque-là étranger à la politique, la mêla à ses controverses religieuses ; il conjura Napoléon de ne pas s’attaquer aux hommes, aux éléments, aux religions, à la terre et au ciel à la fois ; et enfin il lui montra la crainte de le voir succomber.

Pour toute réponse à cette vive attaque, Napoléon le prit par la main, le conduisit b la fenêtre, l’ouvrit et lui dit : « Voyez-vous là-haut cette étoile ? — Non, sire. — Regardez bien. — Sire, je ne la vois pas. — Eh bien ! moi je la vois ! » s’écria Napoléon. Le cardinal, saisi d’étonnement, se tut, s’imaginant qu’il n’y avait plus de voix humaine assez forte pour se faire entendre d’une ambition si colossale qu’elle atteignait déjà les cieux. (Comte de Ségur, Histoire de Napoléon et de la grande armée.)

Napoléon était habitué à regarder la terre fixement ; il ne faisait jamais chiffre à chiffre l’addition poignante du détail ; les chiffres lui importaient peu, pourvu qu’ils donnassent ce total : victoire ; que les commencements s’égarassent, il ne s'en alarmait point, lui qui se croyait maître et possesseur de la fin ; il savait attendre, se supposant hors de question, et il traitait le destin d’égal à égal. Il paraissait dire au sort : Tu n’oserais pas.

Mi-parti lumière et ombre, Napoléon se sentait protégé dans le bien et toléré dans le mal. Il avait, ou croyait avoir pour lui, une connivence, on pourrait presque dire une complicité des événements, équivalente à l’antique invulnérabilité. (Victor Hugo, les Misérables.)

SON INCRÉDULITÉ À L’ÉGARD DE LA MÉDECINE.

Le corps humain, disait-il, est une montre que l’horloger ne peut pas ouvrir pour la réparer. Les médecins y introduisent des instruments bizarrement construits, sans voir ce qu’ils font, et c’est grand miracle s’ils touchent utilement à cette pauvre machine ! Il s’était affermi dans cette prévention, parce que rien de ce qu’on lui avait donné ne lui avait réussi. Il ne trouvait de soulagement que dans l’exercice ou quelques boissons douces qu’il se prescrivait à lui-même. Il avait cru d’abord avoir une maladie de foie due au climat des tropiques. Avec sa sagacité ordinaire, il n’avait pas tardé à reconnaître que son mal résidait bien plutôt dans l’estomac, et se rappelant que son père était mort d’une maladie de cet organe, il avait tourné de ce côté ses soupçons. Quelques vomissements qui se produisirent à cette époque le confirmèrent dans son opinion, et il se regardait comme plus médecin que les médecins de Sainte-Hélène. Toutefois, il avait trop de sens pour ne pas accorder à la science accumulée des siècles la confiance qu’elle mérite, et, après quelques boutades contre les médecins médiocres, il convenait qu’un homme supérieur et de grande expérience lui serait bon à consulter. Aussi disait-il souvent : « Je ne crois pas à la médecine, mais je crois à Corvisart. Puisqu’on ne peut pas me le donner, qu’on me laisse en paix. » (Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire.)

SES FAUTES ; COMMENT IL LES EXPLIQUAIT.

Napoléon aimait à considérer l’ensemble de son règne, et il disait qu’en consultant les annales du monde, en prenant l’histoire des fondateurs de dynastie, on n’en trouvait pas de plus innocent que lui. Effectivement, il n’en est pas à qui l’histoire ait moins à reprocher, sous le rapport des moyens employés pour écarter des parents ou des rivaux, et il est certain qu’excepté les champs de bataille, où l’effusion du sang humain fut immense, personne n’avait moins versé de sang que lui, ce qui était dû à son caractère personnel et surtout aux mœurs de son temps. Se comparant à Cromwell : « Je suis monté, disait-il souvent, sur un trône vide, et je n’ai rien fait pour le rendre vacant. Je n’y suis arrivé que porté par l’enthousiasme et la reconnaissance de mes contemporains. » Cette assertion était rigoureusement vraie. Pourtant, de ce trône où il avait été porté par une admiration si unanime, Napoléon était tombé avec autant d’éclat qu’il y était monté. Certes la trahison, qu’il niait lui-même, ne pouvait être une explication de cette chute ; il fallait la chercher dans ses fautes, et sur ces fautes il était quelquefois sincère, quelquefois sophistique, selon que les aveux à faire coûtaient plus ou moins à son orgueil. Suivant la loi commune, là où il manquait d’excuses, il s’efforçait d’en trouver dans des subtilités ou des inexactitudes de fait, dont il prenait l’habitude, sans qu’on pût démêler s'il y croyait ou n’y croyait pas.

Nous avons, en racontant la chute de l’Empire en 1814, présenté le tableau résumé des fautes qui avaient amené cette chute, et qui, selon nous, se réduisaient à six. Elles avaient consisté :

La première, à sortir en 1803 de la politique forte et modérée du Consulat, à rompre la paix d’Amiens et à se jeter sur l’Angleterre, qu’il était si difficile d’atteindre ;

La seconde, après avoir soumis le continent en trois batailles, Austerlitz, Iéna, Friedland, à n’être pas rentré en 1807 dans la politique modérée, et, au lieu de chercher à réduire l’Angleterre par l’union du continent contre elle, à profiter au contraire de l’occasion pour essayer la monarchie universelle ;

La troisième, à faire reposer à Tilsitt cette monarchie universelle sur la complicité intéressée de la Russie, complicité qui ne pouvait être durable que si elle était payée par l’abandon de Constantinople ;

La quatrième, à s’enfoncer en Espagne, gouffre sans fond où étaient allées s’abîmer toutes nos forces ;

La cinquième, à ne pas essayer de venir à bout de cette guerre par la persévérance, et à chercher en Russie la solution qu’on ne trouvait pas dans la Péninsule, ce qui avait amené la catastrophe inouïe de Moscou ;

La sixième enfin, et la plus funeste, après avoir ramené à Lutzen et Bautzen la victoire sous nos drapeaux, à refuser la paix de Prague, qui nous aurait laissé une étendue de territoire bien supérieure à celle que la politique permettait d’espérer et de désirer.

Il est inutile de dire que, dans les profonds ennuis de sa captivité, Napoléon, reproduisant ses souvenirs à mesure que les hasards de la conversation les réveillaient, ne discutait pas méthodiquement les actes principaux de son règne, comme nous avons essayé de le faire. Il touchait tantôt à un sujet, tantôt à un autre, cherchant d’autant plus à s’excuser qu’il était moins excusable.

Quant à ses emportements envers l’Angleterre et à la rupture de la paix d’Amiens, il disait que la fameuse scène à lord Whitworth avait été fort exagérée, et que le refus du ministère britannique d’évacuer Malte était intolérable, oubliant que par l’ensemble de ses actes il avait créé une situation menaçante, dont les Anglais avaient profité pour ne pas évacuer cette île. Il affirmait que le projet de descente avait été sérieux, et que ses combinaisons navales étaient telles que, sans la faute d’un amiral, il aurait triomphé de l’Angleterre. Il est incontestable, en effet, que jamais combinaisons plus profondes ni plus vastes ne furent imaginées, et que si l'amiral Villeneuve avait paru dans la Manche, 150,000 Français auraient franchi le détroit ! Que serait-il arrivé lorsque, après avoir gagné en Angleterre une bataille d’Austerlitz, Napoléon se fût trouvé maître de Londres comme il le fut plus tard de Vienne et de Berlin ? La fière aristocratie anglaise aurait-elle plié sous ce coup terrible, ou bien aurait-elle essayé de prolonger la lutte contre son vainqueur, prisonnier en quelque sorte dans sa propre conquête ? On n'en sait rien. Mais c’était une terrible manière de jouer sa grandeur et celle de la France que de la risquer dans de pareils hasards !

Quant à la monarchie universelle, qu’il avait essayé d’établir lorsque, ne pouvant venir à bout de l’Angleterre, il s’était jeté sur le continent, Napoléon n’en fournissait pas une raison valable. Cette monarchie universelle, il ne la voulait, disait-il, que temporaire ; c’était une dictature au dehors, comme la dictature au dedans que la France lui avait conférée, et qu’il aurait déposée avec le temps. D’abord, si la France en 1800 demandait un bras puissant pour la sauver de l’anarchie, l’Europe ne désirait rien de semblable. Ce dont elle voulait être préservée, c’était de l’ambition du nouveau chef qui gouvernait alors la France, et le lui donner pour dictateur, c’était tout simplement lui donner ce qu’elle craignait le plus, c’était pour remède à son mal lui donner le mal lui-même. Il n’y avait donc aucune vérité à vouloir déduire de la dictature au dedans la dictature au dehors. Il aurait fallu en tout cas la rendre courte pour la rendre tolérable ; il aurait fallu par ses actes prouver aux peuples qu’on l’exerçait dans leur intérêt, et leur faire du bien au lieu de les accabler de maux, au point de les amener tous à se soulever en 1813 pour combattre et détruire cette dictature européenne.

Sur cette chimère de la monarchie universelle, Napoléon disait encore que toujours on l’avait attaqué, et qu’obligé sans cesse de se défendre il était devenu maître de l’Europe presque malgré lui : fausse assertion souvent répétée par les adulateurs de sa mémoire et de son système. Il est vrai que les puissances européennes, sous l’oppression qu’elles subissaient, n’attendaient qu’un moment pour se révolter ; mais cette disposition à la révolte n’était que le résultat de l’oppression même, et, au surplus, elles étaient si accablées après Tilsitt que, sans la guerre d’Espagne, l’Autriche n’aurait pas essayé la fameuse levée de boucliers de 1809, et qu’après la victoire de Wagram, si Napoléon n’avait pas entrepris la guerre de Russie, personne n eût osé lever la main contre lui.

Il était plus sincère sur la troisième faute, la guerre d’Espagne. La guerre d’Espagne, disait-il, avait compromis Ta moralité de son gouvernement, divisé et usé ses forces. Lui seul pouvait dire si bien et si complètement. Oui, l’événement de Bayonne avait paru une noire perfidie ; la guerre d’Espagne avait attiré au midi les armées dont il aurait eu besoin au nord, et après avoir divisé ses forces les avait usées par l’acharnement de la lutte. Mais comment était-il si sincère sur ce point en l’étant si peu sur d’autres ? C’était peut-être l’évidence de la faute, et peut-être aussi la nature des excuses qu’il trouvait à donner. Après avoir, disait-il, fondé en France la quatrième dynastie, il ne pouvait souffrir en Espagne les Bourbons, que leur situation destinait presque inévitablement à être les complices de l’Angleterre. Cette raison était assurément d’un certain poids ; mais si, au lieu de hâter la solution par un attentat, Napoléon l’eût attendue de l’incapacité des Bourbons et de la popularité prodigieuse dont il jouissait en Espagne, il eut été probablement appelé par les Espagnols eux-mêmes à ranger les deux trônes sous une seule influence. C’était donc une faute d’impatience (genre de faute que son caractère le portait si souvent à commettre), et cette excuse de la guerre d’Espagne, qui lui semblait assez bonne pour qu’il osât avouer son erreur, ne valait guère mieux que la plupart de celles qu’il donnait pour pallier les torts de sa politique.

Quant à la faute de n’avoir pas essayé de triompher des Espagnols par la persévérance, et d’être allé chercher en Russie une solution qu’il ne trouvait pas en Espagne même, il était assez sincère aussi, et à cette occasion il faisait un singulier aveu. En réalité, disait-il, Alexandre ne désirait pas la guerre ; je ne la désirais pas non plus, et, une fois sur le Niémen, nous étions comme deux bravaches qui n’auraient pas mieux demandé que de voir quelqu’un se jeter entre eux pour les séparer. Mais un grand ministre des affaires étrangères m’avait manqué à cette époque. Si j’avais eu M. de Talleyrand, par exemple, la guerre de Russie n’aurait pas eu lieu... Napoléon disait vrai, mais il faisait là un aveu que doivent bien méditer les ministres servant un maître engagé sur une pente dangereuse, et n’ayant pas le courage de l’y arrêter.

Quant à la campagne elle-même, il en attribuait la funeste issue à l’incendie de Moscou. Il y avait à Moscou, disait-il, des vivres pour nourrir toute une armée pendant plus de six mois. Si j’avais hiverné là, j’aurais été comme le vaisseau pris dans les glaces, lequel recouvre la liberté de ses mouvements au retour du soleil. Je me serais trouvé entier au printemps, et si les Russes avaient reçu des renforts, j’en aurais reçu de mon côté ; et de même qu’en 1807, après avoir essuyé la journée d’Eylau en février, j’avais rencontré celle de Friedland en juin, j’aurais pu remporter quelque brillant avantage au retour de la belle saison, et terminer la campagne de 1812 aussi heureusement que celle de 1807. Ces raisons assurément avaient quelque valeur, mais on peut répondre que si l’infanterie de l’armée eût pu vivre à Moscou, la cavalerie et l’artillerie auraient manqué de fourrages ; que si les renforts avaient pu arriver jusqu’à Osterode en 1807, il n’était pas aussi facile de les amener jusqu’à Moscou, et qu’enfin l’armée de 1812 n’avait plus les solides qualités de celle de 1807.

Quant à la dernière des fautes graves du règne, celle d’avoir refusé la paix de Prague, Napoléon ne disait rien de plausible, ni même de spécieux. Il répétait cette raison banale que l’Autriche n’était pas de bonne foi, et qu’en ayant l’air de traiter à Prague elle était secrètement engagée avec les puissances coalisées, allégation fausse et que les documents authentiques réfutent complètement. Si en effet l’Autriche n’avait pas été de bonne foi à Prague, il y avait un moyen de la confondre, c’était d’accepter ses conditions, qui consistaient à nous laisser la Westphalie, la Hollande, le Piémont, Florence, Rome, Naples, c’est-à-dire deux fois plus que nous ne devions désirer, et à nous refuser seulement Lubeck, Hambourg, dont nous n’avions que faire, la Sicile, que nous n’avions jamais eue, l’Espagne, que nous avions perdue. Si, ces conditions acceptées, elle nous avait manqué de parole, alors on l’eût convaincue de mensonge, et on aurait eu l’opinion générale pour soi. Mais en fait il est constant qu’elle eût accepté avec joie notre adhésion, car elle n’entreprenait la guerre qu’en tremblant, et elle avait même formellement refusé de s’engager avec les coalisés avant l’expiration du délai fatal assigné à la médiation. Napoléon n’aimait pas à s’étendre sur ce sujet, pénible pour son amour-propre, car il s’était lourdement trompé en cette occasion, et avait cru qu’il faisait tellement peur à l’Autriche que jamais elle n’oserait se décider contre lui. Il lui faisait peur assurément, et beaucoup, mais non jusqu’à paralyser son jugement et à l’empêcher de prendre un parti dicté par ses intérêts les plus évidents. Pour écarter ce reproche, il disait que son mariage l’avait perdu en lui inspirant une confiance funeste à l’égard de l’Autriche, excuse peu digne, et fausse d’ailleurs, car M. de Metternich avait eu soin de lui répéter sans cesse que le mariage avait dans les conseils de la cour de Vienne un certain poids, mais un poids limité, et n’empêcherait pas de lui déclarer la guerre s’il n’acceptait pas les conditions proposées à Prague, lesquelles, après tout, n’avaient qu’un inconvénient, celui d’être trop belles pour nous.

Ainsi raisonnait Napoléon sur les événements de son règne, sincère, comme on le voit, sur les points où son amour-propre trouvait des excuses spécieuses, sophistique sur les points où il n’en trouvait pas, sentant bien ses fautes sans le dire, et comptant sur l’immensité de sa gloire pour le soutenir auprès des âges futurs, comme elle l’avait déjà soutenu auprès des contemporains.

Il s’expliquait plus volontiers et avec plus de confiance sur tout ce qui concernait le gouvernement intérieur de l’empire. Là, il se présentait avec raison comme un grand organisateur, qui, prenant en 1800 l'ancienne société brisée par le marteau de la Révolution, avait de ses débris recomposé la société moderne. Il n’avait pas de peine à démontrer pourquoi il avait cherché à fondre ensemble les diverses classes de la France violemment divisées, à rappeler l’ancienne noblesse, à élever jusqu’à elle la bourgeoisie en donnant à celle-ci des titres mérités par de grands services, et à offrir ainsi à l’Europe une société puissante, rajeunie et digne d’entrer en relation avec elle. Seulement, en tâchant de rendre la France présentable à l’Europe, pour rétablir avec celle-ci des relations pacifiques, il n’aurait pas fallu faire vivre cette malheureuse Europe dans des terreurs continuelles. Sur tous ces points, du reste, Napoléon parlait en législateur, en philosophe, en politique, et quand certains de ses compagnons d’exil lui répétaient qu’il avait eu tort de s’entourer d’anciens nobles qui l’avaient trahi, il repoussait énergiquement cette objection, misérable selon lui, en leur adressant la réponse péremptoire qui suit. Les deux hommes qui ont le plus contribué à me perdre, disait-il, c’est Marmont en 1814, en m’ôtant les forces avec lesquelles j’allais détruire la coalition dans Paris, et Fouchê en 1815, en soulevant la Chambre des représentants contre moi. Les vrais traîtres, s’il y a eu des traîtres qui m’aient perdu, ce sont ces deux hommes ! Eh bien, étaient-ce d’anciens nobles ?

Napoléon rapportait ensuite avec complaisance tout ce qu’il avait fait pour donner à la France une administration active, puissante, probe, claire dans ses comptes. Il rappelait ses routes, ses canaux, ses ports, ses monuments, ses travaux pour la confection du code civil, dont il attribuait une large part à Tronchet, sa longue présidence du conseil d’État, où régnait, disait-il, une grande liberté de discussion, où souvent il était contredit avec opiniâtreté ; car, ajoutait-il, si les hommes sont courtisans, ils ont de l’amour-propre aussi, et j’ai vu des conseillers d’État, de simples maîtres des requêtes, une fois engagés, soutenir contre moi leur opinion avec entêtement, tant il est vrai qu’il suffit d’assembler les hommes avec l’intention sérieuse d’approfondir les affaires, pour qu’il naisse une liberté relative, et quelquefois féconde, du moins en fait d’administration.

Napoléon avouait qu’il n’avait pas été un monarque libéral, mais soutenait qu’il avait été un monarque civilisateur et ajoutait que, chargé d’être dictateur, son rôle à lui ne pouvait pas être de donner la liberté, mais de la préparer. Quant à l’essai de cette liberté fait en 1815, il ne le désavouait pas, mais il en parlait peu, comme s’il avait été confus d’une épreuve qui avait si mal tourné pour lui. À cette occasion, il s’exprimait sur les assemblées en homme qui les connaissait bien, quoiqu’il les eût peu pratiquées, et imputait ses mécomptes dans la Chambre des représentants à la nouveauté de cet essai de liberté plus qu’à son vice fondamental. Les assemblées, disait-il, ont besoin de chefs pour les conduire, exactement comme les armées. Mais il y a cette différence que les armées reçoivent les chefs qu’on leur donne, et que les assemblées se les donnent à elles-mêmes. Or, en 1815, la Chambre des représentants, réunie au bruit du canon, n’avait pu encore ni chercher ni trouver ses chefs.

En toutes ces choses, Napoléon disait qu’il n’avait pu avoir que des projets, qu’il n’avait eu le temps de rien achever, que son règne n’était qu’une suite d’ébauches, et alors se prenant à rêver, il aimait à se représenter tout ce qu’il aurait fait s’il avait pu obtenir de l’Europe une paix franche et durable (paix qu’il avait repoussée malheureusement quand il aurait pu l’obtenir, comme en 1813, par exemple, et qu’il n’avait voulue qu’en 1815, lorsqu’elle était devenue impossible !). J’aurais, disait-il, accordé à mes sujets une large part dans le gouvernement. Je les aurais appelés autour de moi dans des assemblées vraiment libres ; j’aurais écouté, je me serais laissé contredire, et, ne me bornant pas à les appeler autour de moi, je serais allé à eux. J'aurais voyagé avec mes propres chevaux à travers la France, accompagné de l’impératrice et de mon fils. J’aurais tout vu de mes yeux, écouté, redressé les griefs, observé de près les hommes et les choses, et répandu de mes mains les biens de la paix, après avoir tant versé de ces mêmes mains les maux de la guerre. J’aurais vieilli en prince paternel et pacifique, et les peuples, après avoir si longtemps applaudi Napoléon guerrier, auraient béni Napoléon pacifique et voyageant, comme jadis les Mérovingiens, dans un char traîné par des bœufs.

Tels étaient les rêves de ce grand homme, et si nous les rapportons, c’est qu’ils contiennent une leçon frappante, celle de ne pas laisser passer le temps de faire le bien ; car une fois passé, il ne revient plus. Ainsi s’écoulaient les soirées de la captivité, et lorsqu’on discourant de la sorte Napoléon s’apercevait qu’il avait atteint une heure plus avancée que de coutume, il s’écriait avec joie : Minuit, minuit ! quelle conquête sur le temps.!... Le temps, dont il n’avait jamais assez autrefois, et dont il avait toujours trop aujourd’hui ! ... (Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire.)

l’homme de guerre.

.......Il était réservé à la Révolution française, appelée à changer la face de la société européenne, de produire un homme qui attirerait autant les regards que Charlelemagne, César, Annibal et Alexandre. À celui-là, ce n’est ni la grandeur du rôle, ni l’immensité des bouleversements, ni l’éclat, l’étendue, la profondeur du génie, ni le sérieux d’esprit qui manquent pour saisir, attirer, maîtriser l’attention du genre humain ! Ce fils d’un gentilhomme corse, qui vient demander à l’ancienne royauté l’éducation dispensée dans les écoles militaires à la noblesse pauvre, qui, à peine sorti de l’école, acquiert dans une émeute sanglante le titre de général en chef, passe ensuite de l’armée de Paris à l’armée d'Italie, conquiert cette contrée en un mois, attire à lui et détruit successivement toutes les forces de la coalition européenne, lui arrache la paix de Campo-Formio, et, déjà trop grand pour habiter à côté du gouvernement de la République, va chercher en Orient des destinées nouvelles, passe, avec 500 voiles, à travers les flottes anglaises, conquiert l'Égypte en courant, songe alors à envahir l’Inde en suivant la route d’Alexandre, puis, ramené tout à coup en Occident par le renouvellement de la guerre européenne, après avoir essayé d’imiter Alexandre, imite et égale Annibal en franchissant les Alpes, écrase de nouveau la coalition et lui impose la belle paix de Lunéville ; ce fils du pauvre gentilhomme corse a déjà parcouru, à trente ans, une carrière bien extraordinaire ! Devenu quelque temps pacifique, il jette, par ses lois, les bases de la société moderne, puis se laisse emporter par son bouillant génie, s’attaque de nouveau à l’Europe, la soumet en trois journées, Austerlitz, Iéna, Friedland, abaisse et relève les empires, met sur sa tête la couronne de Charlemagne, voit les rois lui offrir leur fille, choisit celle des Césars, dont il obtient un fils qui semble destiné à porter la plus brillante couronne de l’univers ; de Cadix se porte à Moscou, succombe dans la plus grande catastrophe des siècles, refait sa fortune, la défait de nouveau ; est confiné dans une petite île, en sort avec quelques centaines de soldats fidèles, reconquiert en vingt jours le trône de France, lutte de nouveau contre l’Europe exaspérée, succombe pour la dernière fois à Waterloo, et, après avoir soutenu des guerres plus grandes que celles de l’empire romain, s’en va, né dans une île de la Méditerranée, mourir dans une île de l’Océan, attaché comme Prométhée sur un rocher par la haine et la peur des rois ; ce fils du pauvre gentilhomme corse a bien fait dans le monde la figure d’Alexandre, d’Annibal, de César, de Charlemagne ! Du génie, il en a autant que ceux d’entre eux qui en ont eu le plus ; du bruit, il en a fait autant que ceux qui ont le plus ébranlé l’univers ; du sang, malheureusement, il en a versé plus qu’aucun d’eux. Moralement, il vaut moins que les meilleurs de ces grands hommes, mais mieux que les plus mauvais. Son ambition est moins vaine que celle d’Alexandre, moins perverse que celle de César, mais elle n’est pas respectable comme celle d’Annibal, qui s’épuise et meurt pour épargner à sa patrie le malheur d’être conquise. Son ambition est l’ambition ordinaire des conquérants, qui aspirent à dominer dans une patrie agrandie par eux. Pourtant, il chérit la France, et jouit de sa grandeur autant que de la sienne même. Dans le gouvernement, il aime le bien, le poursuit en despote, mais n’y apporte ni la suite, ni la religieuse application de Charlemagne. Sous le rapport de la diversité des talents, il est moins complet que César, qui, ayant été obligé de séduire ses concitoyens avant de les dominer, s’est appliqué à persuader comme à combattre, et sait tour à tour parler, écrire, agir en restant toujours simple. Napoléon, au contraire, arrive tout à coup à la domination par la guerre, n’a aucun besoin d’être orateur, et peut-être ne l’aurait jamais été, quoique doué d’éloquence naturelle, parce que jamais il n’aurait pris la peine d’analyser patiemment sa pensée devant des hommes assemblés ; mais il sait écrire néanmoins comme il sait penser, c’est-à-dire fortement, grandement ; parfois même il se montre un peu déclamatoire comme la Révolution française, sa mère, discute avec plus de puissance que César, mais ne narre pas avec sa suprême simplicité, son naturel exquis. Inférieur au dictateur romain sous le rapport de l’ensemble des qualités, il lui est supérieur comme militaire, d’abord par plus de spécialité dans la profession, puis par l’audace, la profondeur, la fécondité inépuisable des combinaisons ; il n’a sous ce rapport qu’un égal ou un supérieur (on ne saurait le dire), Annibal, car il est aussi audacieux, aussi calculé, aussi rusé, aussi fécond, aussi terrible, aussi opiniâtre que le général carthaginois, en ayant toutefois une supériorité sur lui, celle des siècles. Arrivé en effet après Annibal, César, les Nassau, Gustave-Adolphe, Condé, Turenne, Frédéric, il a pu pousser l’art à son dernier terme. Du reste, ce sont les balances de Dieu qu’il faudrait pour peser de tels hommes, et tout ce qu’on peut faire, c’est de saisir quelques-uns des traits les plus saillants de leurs imposantes physionomies.... (Thiers, Hist. du Consulat et de l’Empire.)

Les conquérants n’étaient point encore assez haïs ; le ciel a permis les trop longs succès de Bonaparte pour en inspirer à jamais l’horreur : il a voulu que ce conquérant n’eût rien de semblable à ceux qui avaient ébloui la terre en l’épouvantant. Il lui a donné l’habileté militaire, mais sans éclat de bravoure personnelle ; une activité prodigieuse, mais sans but ; une volonté indomptable, mais sans discernement. Tous les désastres, tous les opprobres dont il est abreuvé sont nés des mêmes causes qui avaient produit ses triomphes. Ni les faveurs les plus inouïes de la fortune, ni les plus terribles leçons du malheur, ni la confiance d’une nation qui, tourmentée d’une effrayante anarchie, espérait trouver avec lui du repos, ni les conseils des hommes éclairés qui voulaient lui montrer la véritable gloire, ni le dévouement de valeureux guerriers, rien n’a pu adoucir le caractère du soldat corse, rectifier son esprit faux, élever son âme corrompue. Si l’on est confondu de son obstination à faire périr les hommes, on ne l’est pas moins de son obstination à vivre.

Il nous a montré ce qu’est l’égoïsme dans un cœur inhumain. Jamais il n’a pu se naturaliser parmi les Français. Était-il un Français celui qui, placé sur un trône qu’embellissaient la bonté, la grâce et la galanterie de nos rois, fut toujours insultant pour les femmes, et qui les raillait avec dédain sur le déclin de leur beauté ? Était-il un Français, celui qui n’a jamais rien donné qu’avec l’intention d’avilir ? celui qui abusait lâchement de sa puissance pour adresser, du milieu de sa cour, des paroles infamantes à un administrateur modéré, à un juge intègre, à un brave militaire ? Mais quoi ! il insulta jusque dans son camp nos guerriers admirés de toute l’Europe ! Quel torrent d’invectives dans ses bulletins ! Dès qu’il a commis une faute militaire, il choisit au hasard le nom d’un général pour l’en accuser, il invente des fables qui ne sont crues de personne ; à l’entendre, c’est l’étourderie d’un caporal qui, en faisant sauter un pont, a causé à la France le plus grand des revers qu’elle ait essuyés !

Il ne sait placer ses meilleurs généraux qu’à des postes de sacrifice. Vingt fois, il fait marcher par des chemins impraticables, par la saison la plus dure, avec une impitoyable célérité, l’élite et même la masse de son armée. Pendant ce temps, deux ou trois généraux restent chargés de défendre des postes importants contre des forces horriblement disproportionnées ; il tait, pour dissimuler un échec, les actes de la bravoure la plus héroïque, et c’est souvent l’ennemi qui nous les fait connaître.

Quel caractère sauvage dans sa prétendue grandeur ! Quelle gaucherie dans sa magnificence ! (Ch. Lacretelle, 1er avril 1814.)

Napoléon était officier d’artillerie et il s’en ressentait. Le fond de ce prodigieux capitaine, c’était l’homme qui, dans le rapport au Directoire sur Aboukir, disait : « Tel de nos boulets a tué six hommes. » Tous ses plans de bataille sont faits pour le projectile. Faire converger l’artillerie sur un point donné, c’était là sa clef de victoire. Il traitait la stratégie du général ennemi comme une citadelle, et il la battait en brèche. Il accablait le point faible de mitraille ; il nouait et dénouait les batailles par le canon. Il y avait du tir dans son génie. Enfoncer les carrés, pulvériser les régiments, rompre les lignes, broyer et disperser les masses, tout pour lui était là : frapper, frapper sans cesse, et il confiait cette besogne au boulet. Méthode redoutable, et qui, jointe au génie, a fait invincible pendant quinze ans ce sombre athlète du pugilat de la guerre. (Victor Hugo, les Misérables.)

l’administrateur.

..... Trouvant l’administration des provinces dans le même état que les autres parties du gouvernement, il fit, comme pour la législation civile, la part des notions du passé, des exagérations du présent, et, empruntant le vrai ici et là, il créa l’administration moderne. (Thiers, Hist. du Consulat et de l’Empire.)

..... Heureusement pour le genre humain, cet homme, qui portait l’enfer dans son cœur, portait aussi le chaos dans sa tête. Semblable à un volcan, il engloutissait, il dévorait tout ce qu’il venait de produire. Lui-même il a renversé cet effrayant colosse d’une monarchie universelle qui déjà semblait écraser l’Europe sous son poids. Ses inconséquences, ses contradictions, ses caprices en ont hâté la chute plus que les batailles perdues. D’abord, l’administration, cette base de la puissance, n’était qu’un tissu de contradictions.

Détruisant à chaque instant ce qu’il venait de créer, Bonaparte ne présentait à ses serviteurs les plus fidèles aucun point fixe auquel ils auraient pu rattacher leurs idées, leurs discours, leurs actions. Déclamer contre les privilèges de l’ancien régime et en créer de nouveaux, instituer des chambres de commerce et opprimer le négociant par les droits réunis et par une douane vexatoire ; fonder les finances sur l’impôt foncier et, enlever les bras à l’agriculture ; mettre son nom à un code nouveau et signer mille lettres de cachet ; maintenir le jury et établir des commissions militaires et prévôtales ; dépenser des millions pour l’impression d’un volume magnifique et lever sur la librairie un impôt arbitraire et exorbitant ; accorder de magnifiques pensions, des places et des honneurs à de médiocres versificateurs, mais laisser dans l’oubli ou dans l’éloignement l’homme de génie ; voilà quelques-unes des innombrables contradictions de l’administration napoléonienne. Elle n’a eu de direction constante, uniforme, imperturbable que lorsqu’il s’agissait de lever de argent et des hommes. (Malte-Brun, 1815.)

Quiconque a la justice a tout ; le système napoléonien l’organise de manière à mettre la magistrature, et par elle la fortune, la liberté, la vie de chaque citoyen, à la discrétion du pouvoir. Guidée, ici comme toujours, par le vrai sentiment des conditions de la démocratie, la Révolution avait poursuivi deux choses : une simplification de la justice qui la rendît accessible à tous, l’indépendance et la responsabilité des magistrats, fondées sur l’application du système électif au choix des juges, sur l’institution du jury, sur la publicité de l’instruction et des débats. Le régime napoléonien ne peut supporter ni publicité de l’instruction ni indépendance du juge. L’instruction devient secrète, on dénature le jury sans le détruire, on anéantit l’indépendance du juge sous prétexte de l’assurer. La constitution de l’an VIII prend soin de régler que tous les juges, sauf les seuls juges de paix et ceux de la cour de cassation, seront nommés par le premier consul, et cette disposition trahit le but qu’on se propose. On attache l’inamovibilité aux fonctions du juge, pour garantir son indépendance. Mais les tribunaux et les cours forment une hiérarchie qui sans cesse offre aux yeux de chaque magistrat la perspective des faveurs ou des disgrâces. On irrite par l’avancement l’ambition et l’espérance, aussi corruptrices que la peur. L’inamovibilité devient bientôt elle-même une faveur qu’il faut mériter : le sénatus-consulte de 1807 établit que les juges ne sont inamovibles qu’au bout de cinq ans d’exercice ; c’est plus qu’il n’en faut pour reconnaître l’honnêteté indomptable, qu’on écarte, et discerner les caractères faits pour servir. Bonaparte détestait le jury et ne s’en cachait pas ; il le conserve cependant, mais à condition qu’il soit « bien composé, » c’est-à-dire formé par l’administration, et qu’il condamne à la simple majorité, deux conditions dont l’une détruit la sincérité et dont l’autre pervertit l’esprit de l’institution. Ces précautions ne suffisent pas au pouvoir. Il se délie des juges qu’il nomme et des jurés triés de sa main. Des tribunaux d’exception sont établis sous le Consulat, confirmés au début de l’Empire, maintenus par le code d’instruction criminelle décrété en 1808. Les cours spéciales jugent, en dernier ressort, sans recours en cassation, tous les crimes politiques, et le vague de leurs attributions les met à même de tout attirer à elles. Est-ce tout ? Pas encore. Le décret de 1810 sur les prisons de l’État confère au pouvoir le droit d’y enfermer « ceux qu’on ne peut ni faire passer en jugement ni laisser en liberté sans compromettre la sûreté de l’État. » Tout homme dont on veut se défaire peut disparaître à jamais, sans jugement. Ainsi le célèbre Palafox, pris à Saragosse, avait été enfermé à Vincennes, après qu’on avait eu soin d’enterrer solennellement une bûche à sa place. En un mot, la loi menace tout le monde, elle ne protège personne. (République française, 16 janvier 1873.)

LA FRANCE LUI DOIT-ELLE SES DÉSASTRES ?

Quelle est donc la classe d’hommes qui pourrait désirer le retour de Buonaparte ? Sont-ce les pères de famille, dont il décimait les enfants ; les citoyens industrieux, dont il arrêtait les travaux ; les habitants des campagnes soumis à des impôts arbitraires, et les braves défenseurs de la patrie, dont il usurpait la gloire, et qu’il exposait sans remords à la rigueur dévorante des hivers, plus terribles que le fer de l’ennemi ?

On lit, dit-on, sur ses drapeaux, cette inconcevable devise : La liberté, la gloire et la paix. La liberté ! il en fut l’assassin ; la victoire ! ses fautes et les fureurs de son ambition ont amené l’étranger dans la capitale même de la France ; la paix ! il n’a vécu que pour la guerre et par la guerre. Combien de fois n’a-t-il pas repoussé la paix, qui est l’objet de tous nos vœux ! et par quelle dérision amère nous parle-t-il de paix au moment même où il nous menace de toutes les horreurs de la guerre civile ! (Jay, Journal de Paris du 10 mars 1815.)

N’est-ce pas Buonaparte, et Buonaparte seul, qui a rassemblé de tous les points de l’Europe, pour les amener comme par la main sur nos frontières, ces multitudes d’armées formidables ; et lorsqu’elles ont eu atteint les frontières, n’est-ce pas Buonaparte encore qui n’a rien fait pour les empêcher de les franchir ? La France envahie était bonne pour se défendre et lui avec elle. Sa politique hasardeuse ne voyait dans l’invasion de notre territoire, dont, après tout, les peuples lui sont étrangers, qu’un prétexte aux impôts arbitraires et sans bornes, aux conscriptions anticipées, aux levées en masse, à l’armement des femmes et des enfants, à toutes sortes de mesures destructives pour nous, sur lesquelles il fondait le salut des siens. C’est Buonaparte encore qui a presque doublé les maux de cette guerre, en grevant nos campagnes de la subsistance et de l’entretien de nos propres armées, qu’il laissait sans vivres, sans vêtements, sans chevaux pour les transports, tandis que lui-même tenait en réserve des trésors, dont une faible partie, soustraite à la rapacité de sa famille, a suffi pour payer tout à la fois un mois de solde de cette même armée. Et que dire de l’affreux despotisme qui livrait nos villes sans murailles aux horreurs des sièges et des assauts, en exigeant d’elles une résistance insensée ?

Il est certain que les alliés n’ambitionnaient pas d’envahir la France ; leur conduite à Paris est actuellement le témoignage irréfragable de la sincérité de leurs déclarations sur les bords du Rhin, et le sens clair de ces déclarations n’est autre que celui-ci : « Donnez-nous un gouvernement avec lequel nous puissions vivre en paix. » Dès lors, nous avons eu l’alternative ou d’abolir la tyrannie, ou de laisser périr la patrie. Loin de moi l’idée de rappeler un choix dont nous avons depuis réparé, sinon l’immense dommage, du moins la honte. Mais ce qu’aujourd’hui encore il n’est point inutile de redire, c’est que, Buonaparte et son gouvernement subsistant, l’invasion de la France était d’une nécessité absolue pour les puissances de l’Europe ; il fallait, pour leur salut à toutes, qu’elles brisassent la verge de fer avec laquelle Buonaparte dirigeait, au gré de son ambition, un peuple tel que les Français. Il était inévitable que la France fût accablée à son tour pour son opiniâtreté à se faire l’instrument des fureurs du plus dangereux comme du plus imprévoyant des conquérants ; rien désormais ne pouvait la soustraire à ce grand acte de représailles. Mais, après cela, quel abîme de misère et de honte s’il lui eût fallu demeurer esclave de Buonaparte vaincu ! Par fortune, le sang de nos souverains légitimes n’avait point été tout épuisé ; il s’est trouvé des Bourbons pour faire que nous ne demeurassions pas sous un joug avili : grâce à eux, les Français, rendus à leurs rois, rendus à eux-mêmes, pourront se vanter du moins de n’avoir été asservis qu’aussi longtemps que la main qui les tenait enchaînés les a conduits à la victoire. (Boutard, Journal de Débats, 10 mai 1814.)

... Quoi ! il reviendrait avec des sentiments pacifiques, celui qui n’a jamais rien oublié, rien pardonné ; qui ne goûte de plaisir et de bonheur que dans le sang et la vengeance ; celui qui n’a jamais tenu sa parole ni dans les traités publics, ni dans les traités particuliers ?

Non ! il ne peut revenir avec des sentiments pacifiques. Quand le ciel, par un miracle inespéré, pourrait amollir son cœur de bronze ; quand la nature se tairait chez lui, les circonstances et sa situation le forceraient de devenir cruel.

Il serait cruel, parce qu’il ne verrait autour de lui que des ennemis ou des hommes suspects. Il serait cruel, parce qu’il aurait sans cesse présent à sa pensée le vœu de la nation, qui l’a déclaré indigne du trône, et le décret des représentants du peuple qui l’en a déclaré déchu.

Il serait cruel, parce que les puissances alliées l’attaqueraient de toutes parts, et que, dans son désespoir, il chercherait sa sûreté dans la terreur et les supplices.

Ainsi, tous les intérêts, toutes les considérations se réunissent pour le repousser. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous sont intéressés à cette cause. Les vieillards, pour épargner à leurs cheveux blancs l’affront d’une nouvelle servitude ; les hommes, pour sauver leur fortune ; les femmes, pour sauver leurs enfants ; les enfants, pour ne pas redevenir, sous la main du tyran, de la chair à canon.

Rappelez-vous qu’il a été un temps où telle était la consommation des hommes, le massacre de nos guerriers, que, par un calcul rigoureux, le terme moyen de la vie d’un conscrit était estimé à six mois. Vous-mêmes, soldats égarés, qui avez déserté vos drapeaux pour ceux de Bonaparte, que deviendriez-vous si la fortune ennemie couronnait votre criminelle entreprise ? Dans trois ans, il ne resterait pas un seul d’entre vous.

Rappelez-vous ces hôpitaux où les morts et les mourants étaient entassés ; ces temps malheureux où la contagion exhalait ses vapeurs meurtrières dans nos villes, dans nos campagnes, moissonnait la fleur de nos générations et privait la vie humaine de sa jeunesse comme les saisons de leur printemps.

Si nous ne marchions pas aujourd’hui contre lui, il faudrait marcher demain pour lui. Il faudrait, pour satisfaire son insatiable ambition, traverser de nouveau les fleuves, franchir les montagnes, porter la désolation dans des régions lointaines, aller, au prix de notre sang, relever les trônes de Westphalie, d’Italie, d’Espagne, etc., et peut-être même aller encore expirer dans les déserts glacés de la Russie. (L’abbé Salgues, Journal de Paris, 18 mars 1815.)

..... Les richesses que vingt-cinq années de calamités n’ont pu entièrement épuiser suffisent encore pour placer la France au rang des États où les finances ont le plus de ressources.

Elles n’étaient pas détruites, ces richesses, au moment où s’éleva ce gouvernement dont le principal talent consistait à placer toujours la nation dans ces positions critiques où un effort appelait un autre effort, où le patriotisme était contraint de seconder la tyrannie, où l’homme national n'avait à choisir qu’entre l’oppression étrangère et l’oppression domestique.

Qu’a-t-il fait de l’autorité suprême, celui qui ne s’est pas contenté de la part qu’il avait à la gloire nationale ? De tous côtés, il va conquérir la haine, amasser des vengeances, prodiguer le sang et les trésors, et contraindre les puissances rivales à découvrir dans leur propre sein des forces qu’elles ne se connaissaient pas. Dès lors, le destin des combats est abandonné à la puissance du nombre : on voit des multitudes s’entre-choquer, les peuples tout entiers précipités les uns sur les autres ; et lorsqu’enfin l’Europe désespérée conjure contre son oppresseur et le nôtre, ses ennemis l’accablent à son tour sous le poids énorme des masses qu’il leur a appris à soulever. (Pastoret, Adresse de la Chambre des pairs à Louis XVIII.)

Encor Napoléon ! encor sa grande image !
           Ah ! que ce rude et dur guerrier
Nous a coûté de sang et de pleurs et d’outrage
           Pour quelques rameaux de laurier !
Ce fut un triste jour pour la France abattue,
           Quand du haut de son piédestal,
Comme un voleur honteux, son antique statue
           Pendit sous un chanvre brutal.
Alors on vit au pied de la haute colonne,
           Courbé sur un câble grinçant,
L’étranger, au long bruit d’un bourra monotone,
           Ébranler le bronze puissant ;
Et quand sous mille efforts, la tête la première,
           Le bloc superbe et souverain
Précipita sa chute et sur la froide pierre
           Roula son cadavre d’airain ;
Le Hun, le Hun stupide, à la peau sale et rance,
           L’œil plein d’une basse fureur,
Aux rebords des ruisseaux, devant toute la France,
           Traîna le front de l’empereur.
Ah ! pour celui qui porte un cœur sous la mamelle,
           Ce jour pèse comme un remord ;
Au front de tout Français, c’est la tache éternelle
           Qui ne s’en va qu’avec la mort.
J’ai vu l’invasion, à l’ombre de nos marbres,
           Entasser ses lourds chariots ;
Je l’ai vue arracher l’écorce de nos arbres
           Pour la donner à ses chevaux ;
J’ai vu l’homme du Nord, à la lèvre farouche.
           Jusqu’au sang nous meurtrir la chair,
Nous manger notre pain, et jusque dans la bouche
           S’en venir respirer notre air ;
J’ai vu, jeunes Français, ignobles libertines,
           Nos femmes, belles d’impudeur.

Aux regards d’un Cosaque étaler leurs poitrines
          Et s’enivrer de son odeur.
Eh bien ! dans tous ces jours d’abaissement, de peine.
        Pour tous ces outrages sans nom.
Je n’ai jamais chargé qu’un être de ma haine…
        Sois maudit, ô Napoléon !
O Corse à cheveux plats, que ta France était belle
        Au grand soleil de messidor !
C’était une cavale indomptable et rebelle,
        Sans frein d’acier ni rênes d’or ;
Une jument sauvage à la croupe rustique,
        Fumante encor du sang des rois ;
Mais fière, et d’un pied fort heurtant le sol antique,
        Libre pour la première fois :
Jamais aucune main n’avait passé sur elle
        Pour la flétrir et l’outrager ;
Jamais ses larges flancs n’avaient porté la selle
        Et le harnais de l’étranger ;
Tout son poil reluisait, et, belle vagabonde,
        L’œil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
        Du bruit de son hennissement.
Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
        Ses reins si souples et dispos,
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
        Tu montas botté sur son dos.
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
        La poudre, les tambours battants,
Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre
        Et des combats pour passe-temps :
Alors plus de repos, plus de nuits, plus de sommes ;
        Toujours l’air, toujours le travail,
Toujours comme du sable écraser des corps d’hommes,
        Toujours du sang jusqu’au poitrail ;
Quinze ans son dur sabot, dans sa course rapide,
        Broya des générations ;
Quinze ans elle passa, fumante, à toute bride,
        Sur le ventre des nations.
Enfin, lasse d’aller sans finir sa carrière,
        D’aller sans user son chemin,
De pétrir l’univers et, comme une poussière,
        De soulever le genre humain ;
Les jarrets épuisés, haletante et sans force,
        Près de fléchir à chaque pas,
Elle demanda grâce à son cavalier corse ;
        Mais, bourreau, tu n’écoutas pas !
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse
        Pour étouffer ses cris ardents,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
        De fureur tu brisas ses dents ;
Elle se releva : mais un jour de bataille.
        Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille,
        Et du coup te cassa les reins.
Maintenant tu renais de ta chute profonde ;
        Pareil à l’aigle radieux,
Tu reprends ton essor pour dominer le monde,
        Ton image remonte aux cieux.
Napoléon n’est plus ce voleur de couronne.
        Cet usurpateur effronté,
Qui serra sans pitié, sous les coussins du trône,
        La gorge de la Liberté ;
Ce triste et vieux forçat de la Sainte-Alliance
        Qui mourut sur un noir rocher,
Traînant comme un boulet l’image de la France
        Sous le bâton de l’étranger ;
Non, non, Napoléon n’est plus souillé de fanges ;
        Grâce aux flatteurs mélodieux.
Aux poètes menteurs, aux sonneurs de louanges,
        César est mis au rang des dieux.
Son image reluit à toutes les murailles ;
        Son nom, dans tous les carrefours,
Résonne incessamment, comme au fort des batailles
        Il résonnait sur les tambours.
Puis de ces hauts quartiers, où le peuple foisonne,
        Paris, comme un vieux pèlerin,
Redescend tous les jours au pied de la colonne
        Abaisser son front souverain.
Et là, les bras chargés de palmes éphémères,
        Inondant de bouquets de fleurs
Ce bronze que jamais ne regardent les mères,
        Ce bronze grandi sous leurs pleurs ;
En veste d’ouvrier, dans son ivresse folle,
        Au bruit du fifre et du clairon,
Paris, d’un pied joyeux, danse la Carmagnole
        Autour du grand Napoléon.

Auguste Barbier. L’Idole, 1831.

SES ACTES JUGÉS PAR LE SÉNAT.

« Le Sénat conservateur,

« Considérant que dans une monarchie constitutionnelle le monarque n’existe qu’en vertu de la constitution ou du pacte social,

« Que Napoléon Bonaparte, pendant quelque temps d’un gouvernement ferme et prudent, avait donné à la nation des sujets de compter pour l’avenir sur des actes de sagesse et de justice ; mais qu’ensuite il a déchiré le pacte qui l’unissait au peuple français, notamment en levant des impôts, en établissant des taxes autrement qu’en vertu de la loi, contre la teneur expresse du serment qu’il avait prêté à son avènement au trône, conformément à l’article 53 de l’acte des constitutions du 28 floréal an XII ;

« Qu’il a commis cet attentat aux droits du peuple lors même qu’il venait d’ajourner, sans nécessité, le Corps législatif, et de faire supprimer comme criminel un rapport de ce corps auquel il contestait son titre et sa part à la représentation nationale ;

« Qu’il a entrepris une suite de guerres en violation de l’article 50 de l’acte des constitutions du 22 frimaire an VIII, qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée comme des lois ;

« Qu’il a inconstitutionnellement rendu plusieurs décrets portant peine de mort, nommément les deux décrets du 5 mars dernier, tendant à faire considérer comme nationale une guerre qui n’avait lieu que dans l’intérêt de son ambition démesurée ;

« Qu’il a violé les lois constitutionnelles par ses décrets sur les prisons d’État ;

« Qu’il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs et détruit l’indépendance des corps judiciaires ;

« Considérant que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l’un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu’en même temps il s’est toujours servi de la presse pour remplir la France et l’Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme et d’outrages contre les gouvernements étrangers ;

« Que des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite ;

« Considérant qu’au lieu de régner dans la seule vue de l’intérêt et de la gloire du peuple français, aux termes de son serment, Napoléon a mis le comble aux malheurs de la patrie par son refus de traiter à des conditions que l’intérêt national obligeait d’accepter et qui ne compromettaient pas l’honneur français ;

« Par l’abus qu’il a fait de tous les moyens qu’on lui a confiés en hommes et en argent ;

« Par l’abandon des blessés sans pansements, sans secours, sans subsistances ;

« Par différentes mesures dont les suites étaient la ruine des villes, la dépopulation des campagnes, la famine et les maladies contagieuses ;

« Considérant que, par toutes ces causes, le gouvernement impérial, établi par le sénatus-consulte du 28 floréal an XII, a cessé d’exister et que le vœu manifeste de tous les Français appelle un ordre de choses dont le premier résultat soit le rétablissement de la paix générale, et qui soit aussi l’époque d’une réconciliation solennelle entre tous les États de la grande famille européenne ;

« Le Sénat déclare et décrète ce qui suit :

« Art. 1er. Napoléon Bonaparte est déchu du trône et le droit d’hérédité dans sa famille est aboli.

« Art. 2. Le peuple français et l’armée sont déliés du serment de fidélité envers Napoléon Bonaparte. »

(Décret de déchéance prononcé par le Sénat, 3 avril 1814.)

CONCLUSION.

Napoléon a parcouru toute l’Europe l’épée à la main : suivant ses propres expressions, il a fait voler son aigle sur les clochers de toutes les capitales du continent. Eh bien ! de tant de batailles gagnées, de tant de villes prises d’assaut, de tant de royaumes maniés et remaniés, qu’est-il resté ? Rien de tout ce que Napoléon avait cherché à établir, rien de ce qu’il croyait pouvoir rendre durable.

Transportons-nous au mois de septembre 1814. Nous sommes au congrès de Vienne. Voici l’empereur de Russie, voici le roi de Prusse, voici l’empereur d’Autriche, et à leur suite une foule innombrable et confuse de petits rois, de princes, de ducs, d’ambassadeurs, de généraux, de savants. Qu’est-ce que ceci ? Un congrès. Que fait ce congrès ?

Demandez au prince de Ligne. Il ne marche pas, il danse. En effet, ce ne sont que fêtes splendides, fêtes de jour, fêtes de nuit, bals, galas, joutes militaires, spectacles, que sais-je ? tout ce dont s’amuse la vanité des hommes, tout ce qui les étourdit sur leurs douleurs, tout ce qui leur fait illusion sur leur petitesse. Quant aux occupations qui remplissent les journées de tant de souverains assemblés, elles sont très-variées et très-agréables. L’empereur Alexandre va s’agenouiller, à côté de Mme de Krudner, au pied des oratoires, mêlant ainsi des amours profanes à de mystiques ardeurs. Le roi de Wurtemberg fait la cour à une princesse russe. Le roi de Danemark se répand en grosses bouffonneries qui désarment la gravité de ses augustes confrères. Les galanteries militaires de lord Castlereagh se croisent avec les galanteries mesquines de M. de Metternich…

Que vous dirai-je encore ?… Ah ! j’oubliais : entre autres passe-temps, ces messieurs se donnent celui de mettre en lambeaux l’empire de Napoléon. Si bien que c’est au milieu des concerts, des bals, des mascarades, des folles bouffées de la joie, que tombe, pierre à pierre, cet immense édifice qui a coûté des fleuves de sang répandu et près d’un million d’hommes tués ! Que vous semble de ce rapprochement ? Quand la fortune se mêle de donner des leçons à l’orgueil humain, elle les donne terribles, n’est-ce pas ?

Du reste, l’œuvre de ce trop fameux congrès de Vienne fut complète. Il fit table rase de toutes les conquêtes de Napoléon.

En 1805, Napoléon avait détourné sur l’Autriche les coups qu’il préparait à l’Angleterre. Le vieil empire germanique était resté sur le champ de bataille d’Austerlitz, et Napoléon avait créé la confédération du Rhin, dont il s’était fait le protecteur suprême.

Eh bien, au congrès de Vienne, la confédération du Rhin fut anéantie ; elle fut remplacée par une confédération nouvelle, par rétablissement d’une diète dont l’Autriche obtint la présidence, et qui fait rentrer aujourd’hui dans leur ancienne condition de dépendance les princes que la paix de Presbourg avait émancipés.

En 1806 et 1807, Napoléon avait voulu faire descendre la Prusse au rang de puissance de second ordre. Vainqueur, à Iéna, des vieilles bandes de Frédéric, vainqueur des Russes à Friedland, il avait coupé en deux, à Tilsitt, la monarchie prussienne. Qui aurait jamais pu croire que cette monarchie se relèverait, après avoir perdu le duché de Magdebourg, le comté de la Marche, les principautés d’Halberstadt, d’Hildesheim, d’Eichfeld, de Munster, d’Ost-Frise, les abbayes d’Essen, d’Elten, de Werden, et, à l’est de l’Elbe, le cercle de Koltbres, la Prusse méridionale, la nouvelle Prusse orientale, etc. ?

Eh bien, au congrès de Vienne, non-seulement la Prusse fut relevée, agrandie, mais elle gagna plus qu’aucune autre puissance au partage des dépouilles de l’Empire, et ce fut son représentant, le prince de Hardenberg, qui joua dans cette réunion de rois et de princes le rôle le plus important.

En 1809, rappelé en Allemagne par l’hostilité de l’Autriche, que venait de séduire encore une fois l’or des Anglais, Napoléon avait voulu laisser sur la monarchie autrichienne des traces ineffaçables de sa colère. Vainqueur à Wagram comme partout, il avait enlevé à l’Autriche, par la paix de Schœnbrunn, la Gallicie occidentale, le rayon de Cracovie, la Dalmatie hongroise, le cercle de Zamosc, la Carniole, le Frioul autrichien, le territoire de Trieste, la haute Carinthie, Salzbourg, Berchtolsgaden, etc. Quel terrible usage de la victoire !

Eh bien, au congrès de Vienne, l’Autriche demanda et obtint plus que ne lui avait promis le traité de Tœplitz ; ce fut trop peu pour son ambition de tout le pays situé entre le Pô, le Tessin et le lac Majeur, et elle acquit, par un singulier retour de la fortune, une population qui excédait de près de deux millions d’âmes celle qui, en 1805, reconnaissait ses lois.

Je pourrais pousser plus loin cette démonstration historique. Mais qui ne sait tout cela ? Qui ne se rappelle en frémissant avec quelle foudroyante rapidité la France se vit enlever toutes ses conquêtes, et fut refoulée loin des bords du Rhin, dont elle avait si longtemps dominé le cours ? Les Pays-Bas, dont l’empereur voulait faire un poste militaire contre l’Angleterre, devenant contre la France un poste de débarquement à l’usage des Anglais ; le royaume de Sardaigne créé, fortifié, pour servir de rempart à l’Italie contre l’invasion française ; toutes les couronnes qu’avait distribuées la main de Napoléon, tombant l’une après l’autre des fronts qui les portaient ; nos millions servant à nouer autour de nous une ceinture de places fortes occupées par nos ennemis ; nos propres places démantelées ou passant sous le joug… Voilà où devaient aboutir les efforts les plus gigantesques qu’ait jamais tentés une grande nation conduite au combat par un grand capitaine.

Et ce sont des pygmées qui renversent l’œuvre du géant ! Quoi qu’en aient dit les étrangers, qui avaient besoin de lui créer une grande influence pour mieux profiter de ses trahisons, M. de Talleyrand n’était qu’un homme médiocre ; M. de Metternich n’a jamais eu que de l’esprit et la science vulgaire de l’intrigue. Qu’était-ce que cet empereur Alexandre, qui prit une part si active au congrès de Vienne ? Un esprit superstitieux et faible, une âme dévorée de tristesse et livrée à tous les vagues tourments de l’illuminisme. Lord Castlereagh, le diplomate anglais, était d’une ignorance telle qu’on le surprit, à Vienne, entièrement étranger aux premières notions de la géographie. Voilà de quels hommes la fortune se servit pour mettre en pièces le sceptre du nouveau Charlemagne ! Oh ! que Pascal disait une chose vraie et profonde quand il s’écriait : « L’homme est suspendu entre deux abîmes, entre le néant et l’infini ! »

Ainsi, de tout ce que Napoléon a cru établir, rien n’est resté ; de tout ce qu’il a jugé durable, rien n’a duré. Ce qui reste de lui, c’est précisément ce qu’il ne voulait pas faire, ou, même, ce qu’il aurait voulu empêcher.

Prenons l’Allemagne pour exemple. Napoléon cherche à la mettre sous la dépendance de l’empire français. Pour cela, que fait-il ? Il déchire la vieille pourpre des Othon, et la confédération du Rhin est créée. Mais, pour que les princes confédérés sous la protection de Napoléon puissent se maintenir contre ce qui restait encore de l’empire germanique, il fallait qu’ils exerçassent sur leurs sujets, nobles ou plébéiens, une autorité directe et souveraine ; il fallait, par conséquent, que, dans les pays de la confédération du Rhin, les seigneurs cessassent de relever immédiatement de l’empire germanique. De là les articles 24 et 25 de l’acte de confédération, qui enlèvent aux seigneurs allemands toute suprématie territoriale et politique.

Voilà donc la féodalité allemande frappée au cœur. Ce n’est pas tout ; le régime féodal, en tombant, ouvre accès au régime représentatif. C’est en vain que le congrès de Vienne essaye d’inaugurer dans l’Allemagne remaniée le principe du despotisme ; peu à peu nous voyons tous les petits États qui relèvent de la Diète demander à grands cris des chambres représentatives. Il faut céder à cette voix du siècle ; il faut adopter cette conséquence suprême de la féodalité allemande anéantie. Les deux puissances despotiques qui se partagent l’autorité décisive de la diète, l’Autriche et la Prusse, s’efforcent de lutter contre l’esprit nouveau. Efforts inutiles ! L’esprit nouveau triomphe ; le principe électif s’est installé dans plusieurs États allemands, et une lutte sourde, une lutte redoutable reste engagée entre ce principe, représenté par les chambres constitutionnelles, et le principe despotique, représenté par la Prusse unie à l’Autriche.

Demanderez-vous, maintenant, ce que Napoléon a fait en Allemagne ? Il a fait passer son cheval dans les rues où avait été célébrée, sous Frédéric le Grand, la funeste journée de Rosbach. Qu’est-ce que cela ? En 1815, les Prussiens se sont rangés en bataille sur la place du Carrousel.

Il a trôné à Vienne : qu’importe ? l’empereur d’Autriche a signé plus tard la sentence fatale qui l’envoyait mourir à Sainte-Hélène. Il a partagé l’Allemagne avec son épée, donnant une couronne à celui-ci, enlevant une couronne à celui-là. C’est peu de chose en vérité, si l’on se rappelle que la carte politique de l’Allemagne a été, depuis, entièrement remaniée.

Qu’a donc fait Napoléon en Allemagne ? ce qu’il n’avait pas songé à y faire : il y a fondé la démocratie.

Mais c’est en Espagne surtout que paraissent ces jeux de la fortune qui ont si singulièrement donné le change au génie de Napoléon.

Vous souvient-il de ces paroles sévères de Chateaubriand : « Il n’est pas besoin de monter sur des tréteaux et de se déguiser en histrion lorsqu’on est tout-puissant et qu’on n a pas de parterre à tromper ; rien ne sied moins à la force que l’intrigue. Napoléon n’était point en péril, il pouvait être franchement injuste ; il ne lui en aurait pas plus coûté de prendre l’Espagne que de la voler ? »

Il essaya de la voler, cependant, et il le fallait pour l’accomplissement de ces desseins suprêmes que Napoléon servit sans les comprendre. L’Espagne se leva indignée, frémissante. La haine universelle qu’alluma le guet-apens de Bayonne fut le lien mystérieux qui rapprocha tant de provinces désunies. C’était l’ancien fédéralisme qui succombait. Quel prodigieux enchaînement de faits ! Partout où cet homme étonnant se présente, sa présence porte atteinte à un mauvais principe. Et ce n’est pas sa volonté qui opère ces merveilles ; elles résultent au contraire de la nécessité de résister à ses vues envahissantes, à ses passions, tantôt sublimes, tantôt vulgaires !

Depuis le règne de Philippe II jusqu’à celui de Philippe V, les cortès d’Espagne s’étaient montrées muettes ou avilies. Depuis Philippe V jusqu’à l’invasion de la Péninsule par Napoléon, les cortès avaient à peine donné signe de vie. On les avait dérisoirement consultées lors du couronnement de Ferdinand VI, de la jura de Charles III comme prince des Asturies, de celle de Ferdinand VII ; on eût dit d’une institution irrévocablement frappée de mort. Mais Napoléon entre en Espagne : tout change de face. Les juntes de défense et de désarmement s’improvisent ; bientôt elles se fondent dans une junte centrale qui, au milieu des dangers de la guerre, déploie toute la majesté du sénat romain. Poursuivie de poste en poste par l’ennemi victorieux, cette junte lègue ses pouvoirs à des cortès générales, issues, à peu de chose près, du suffrage universel, et ce qui reste en Espagne de l’invasion des Français, c’est la constitution démocratique de 1812, constitution qui plus tard sera méconnue, violée par un roi parjure, mais servira de drapeau à toutes les révolutions de l’Espagne moderne !

Pour suivre jusqu’au bout le développement de la même idée, je pourrais montrer Napoléon jetant en Égypte les fondements d’une société nouvelle, et préparant l’Italie, par l’unité des lois civiles, à l’unité du gouvernement. Mais ces détails m’entraîneraient trop loin. Je crois en avoir dit assez pour prouver que Napoléon n’a rien laissé de ce qu’il voulait établir, et a laissé beaucoup de choses qu’il n’eut jamais l’intention de fonder. Napoléon était donc l’homme de la fatalité par excellence ; il le savait bien lui-même. Il portait dans son cœur je ne sais quelle voix pénétrante qui l’avertissait de toutes les phases de cette fortune si éclatante et si diverse. On a remarqué que, dans ses premières campagnes, il n’avait jamais songé, en marchant au combat, à s’assurer quelques moyens de retraite en cas de revers. Sa confiance en lui-même était immense alors, presque aussi grande que son génie. Mais elle alla s’affaiblissant de jour en jour, à mesure qu’il avançait dans sa carrière.

Qu’on l’étudie pendant les Cent-Jours : son front est devenu soucieux ; il passe une revue au Champ de Mars, et il s’en retourne tout effrayé de la vue de ce peuple, qui pourtant l’idolâtre. Son génie hésite devant la franchise toute républicaine de Carnot ; sa volonté plie devant les artifices connus de Fouché ; il a peur du bavardage de quelques bourgeois, lui qui, au 18 brumaire, faisait sauter la représentation nationale par les fenêtres, et il s’en va répétant avec amertume : « On ne reconnaît plus le vieux bras de l’empereur. »

Pourquoi cette mélancolie si profonde ? Pourquoi ce balancement d’idées si imprévu ? Ne s’était-il pas vu entouré de plus grands périls ? et la France, reconquise en vingt jours, ne devait-elle pas lui fournir une preuve suffisante de l’ascendant miraculeux qu’il exerçait sur la nation ? Ce n’était pas d’ailleurs son génie qui l’abandonnait : jamais il ne s’est montré plus grand capitaine que la veille de sa dernière défaite. Mais c’est que, dans ces pressentiments que n’ont point les hommes vulgaires, il voyait son étoile pâlir et son heure approcher.

Chateaubriand a bien compris et bien rendu cette grande défaillance de cœur, lorsqu’il a dit dans sa touchante description de la bataille de Waterloo : « Quelques grenadiers blessés restent debout, appuyés sur leurs mousquets, baïonnette brisée, canon sans charge. Non loin d’eux, l’homme des batailles, assis à l’écart, écoutait, l’œil fixe, le dernier coup de canon qu’il devait entendre de sa vie. »

Préparer l’Europe à l’unité démocratique, au moyen de la guerre et par la diffusion du génie français, tel me paraît avoir été le rôle assigné à Napoléon dans l’histoire. Ce rôle, il l’a rempli doublement : d’abord en répandant la France sur l’Europe par ses conquêtes, et surtout en amenant l’Europe en France par sa défaite. Livrée aux étrangers qui foulaient son sol, la France les a moralement et définitivement conquis. De telle sorte que notre œuvre cosmopolite s’est accomplie par nos revers, après avoir commencé par nos triomphes. Napoléon vaincu a plus fortement agi sur le monde que Napoléon victorieux.

Napoléon était un homme de guerre ; il n’était que cela. Ceux qui lui ont prêté des intentions pacifiques n’ont été que des flatteurs maladroits ; et Napoléon lui-même n’était pas sincère lorsqu’il voulait faire croire au monde que la haine de l’Angleterre pour la France l’avait seule forcé à être un grand capitaine. Il avait trop la conscience de lui-même pour ne pas comprendre que la paix aurait rendu oisives ses plus hautes qualités et anéanti ce qui faisait la grandeur, l’originalité du rôle que lui avait assigné la Providence.

Telle a été l’œuvre historique de l’Empire. Mais qui ne sent qu’elle est aujourd’hui terminée ? Non, non, il n’est pas de main qui puisse désormais soulever la pierre de ce tombeau, cette pierre que Dieu semble avoir scellée lui-même. (Louis Blanc.)

Cette terrible fin d’un pareil homme et d’un pareil règne a excité des récriminations bien violentes, des lamentations bien amères, bien éplorées. L’histoire, la poésie, le théâtre, le pamphlet, la littérature, tous les arts y ont trouvé une source intarissable d’inspirations. Oubliant que l’homme n’avait eu qu’un but : sa propre élévation ; que le règne avait, par deux fois, abouti à la ruine de la France ; négligeant les fautes, les folies, les crimes, ils ont créé une légende à la place de la vérité, montré le martyre là où fut l’expiation ; et, grâce à ces imaginations plus ou moins sincères, il est advenu, un jour, que celui qui avait dévasté l’Europe, foulé les peuples, épuisé la France, excité des haines internationales implacables, éteint le flambeau de la Révolution, ramené notre patrie aux institutions, aux abus de la vieille monarchie ; que celui-là, disons-nous, a passé pour l’ange libérateur des nationalités, pour le messie du progrès, de la civilisation.

On revient de ces incroyables erreurs, et cela est heureux. On voit dans la fin de Napoléon un châtiment providentiel, une légitime expiation.

Toutes les religions, d’accord en cela avec un sentiment inné chez l’homme, placent dans une autre vie la récompense et la peine assurées des actions humaines. C’est une croyance universelle, tout à la fois consolatrice des justes, des opprimés, et tutélaire des sociétés. Cependant, au spectacle prolongé de la perversité triomphante, cette croyance s’ébranle chez les plus fermes, et le scepticisme gagne les âmes. Il est donc souverainement bon, souverainement utile que, parfois au moins, sur cette terre même, ces grands coupables de lèse-nation, de lèse-humanité, ces ambitieux turbulents qui sacrifient les peuples à leur égoïsme, qui les désolent par la conquête, soient précipités des sommets dans les abîmes. Les plaindre alors, c’est obéir à un faux sentiment de générosité, c’est insulter à la justice céleste, donner encouragement à qui serait tenté de les imiter.

Pour moi, je le dis bien haut, je contemple d’un œil sec Napoléon cloué sur un rocher au milieu des mers ; je réserve mes larmes pour ceux qui furent victimes de son ambition. Elles ont coulé quand j’ai foulé les champs où dorment tant de milliers de soldats tombés sous le drapeau de la France, ensevelis ici dans un éphémère triomphe, là dans une trop durable défaite.

Cette défaite pèse encore sur notre patrie, il ne faut pas se le dissimuler ; car on a vu, on est parvenu à faire voir la France luttant tout entière dans un suprême effort, là où n’ont combattu qu’un homme et une armée : un homme dont le génie militaire s’était épuisé dans les excès du despotisme ; une armée restée numériquement faible, dénuée de toutes réserves par suite de lenteurs, d’hésitations inouïes dans l’organisation de la défense, par suite, encore et surtout, de la duplicité d’une politique odieusement énervante.

Le peuple vit la lutte ; il ne put y prendre part. (Colonel Charras, Campagne de 1815, Waterloo.)

Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n’était plus dans la loi du XIXe siècle. Une autre série de faits se préparait, où Napoléon n’avait plus de place. La mauvaise volonté des événements s’était annoncée de longue date.

Il était temps que cet homme vaste tombât.

L’excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait l’équilibre. Cet individu comptait à lui seul plus que le groupe universel. Ces pléthores de toute la vitalité humaine concentrée dans une seule tête, le monde montant au cerveau d’un homme, cela serait mortel à la civilisation, si cela durait. Le moment était venu pour l’incorruptible équité suprême d’aviser. Probablement, les principes et les éléments, d’où dépendent les gravitations régulières dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, se plaignaient. Le sang qui fume, le trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce sont des plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre d’une surcharge, de mystérieux gémissements dans l’ombre, que l’abîme entend.

Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était décidée.

Il gênait Dieu.

Waterloo n’est point une bataille ; c’est le changement de front de l’univers. (Victor Hugo, les Misérables.)

Dans cette grande vie où il y a tant à apprendre pour les militaires, les administrateurs, les politiques, que les citoyens viennent à leur tour apprendre une chose, c’est qu’il ne faut jamais livrer la patrie à un homme, n’importe l’homme, n’importent les circonstances ! (Thiers, Hist. du Consulat et de l’Empire.)

Napoléon Ier. Bibliogr. Nous essayerons de ne rien omettre d’intéressant dans la nomenclature que nous allons placer sous les yeux des lecteurs. Pour plus de clarté dans notre travail, nous classerons en trois catégories les ouvrages que nous allons énumérer : œuvres de Napoléon ; œuvres inspirées ou dictées par Napoléon ; œuvres sur Napoléon.

— I. Œuvres de Napoléon. Les ouvrages écrits par Napo ! éon sont plus nombreux qu’on ne se l’imagine généralement. Il avait beaucoup écrit avant d’arriver au souverain pouvoir, il a beaucoup écrit quand il a été assis sur le trône, mais il a écrit surtout, ou plutôt il a dicté quand il en a été descendu. Nous n’avons pas à juger ici Bonaparte comme écrivain ; contentons-nous de dire d’une manière générale que la médiocrité de ses œuvres est presque aussi surprenante que leur nombre.

1° Œuvres complètes ou choisies. Œuvres complètes de Napoléon, publiées par Linder et Lebret (Stuttgard, 1822-1823, 5 vol. in-8o) ; Œuvres de Napoléon Bonaparte (Paris, 1821-1822, 6 vol. in-8o) ; Œuvres de Napoléon (Paris, 1822, 5 vol. in-8o) ; Œuvres littéraires et politiques de Napoléon (Paris, 1840, in-12) ; Œuvres choisies de Napoléon (Paris, 1827, 4 vol. in-32) ; Œuvres choisies de Napoléon Bonaparte (Paris, 1829, 6 vol, in-18) ; Œuvres choisies de Napoléon (Paris, 1843, in-12).

2° Œuvres militaires. Plan de réforme des écoles militaires (1785) ; De l’importance des places fortes (Paris, 1826, in-8o) ; Dispositions de la force armée pour son service à Paris (179.05) ; Plan d’organisation des milices corses, manuscrit (1792) ; Mémoire sur la manière de disposer les pièces de canon pour le jet des bombes (Auxonne, 1788) ; Mémoire sur le perfectionnement de l’artillerie turque, manuscrit (1793) ; Projet pour la défense militaire du golfe d’Ajaccio, pour la défense de Mortella, etc., manuscrit (1792-1793) ; Mémoire et pièces diverses relatives à la mise en état de défense des côtes de la Méditerranée (Marseille, 1794) ; Projet de fermer par une muraille crénelée les forts qui dominent Marseille (1795) ; Rapport sur la nécessité de s’emparer des îles de la Madeleine (1792) ; Mémoire au ministre de la guerre sur le plan d’attaque de Toulon (Ollioules, 1793) ; Recueil des matériaux historiques et militaires de l’armée d’Italie ou Mémoire des opérations de cette armée, manuscrit ; Plans pour la seconde opération préparatoire à l’ouverture de la campagne de Piémont (Colmars et Nice, 1794).

3° Bulletins, proclamations, discours, etc. Discours de Napoléon Bonaparte, officier d’artillerie, écrits en 17 (Paris, 1826, in-8o) ; Collection générale et complète des lettres, proclamations, etc., de Napoléon le Grand, rédigée d’après le Moniteur, publiée par Chr.-Aug. Fischer (Leipzig, 1808-1813, 2 vol. in-8o) ; Recueil de manifestes, proclamations, etc., extraits du Moniteur, publié par Lewis Goldsmith (Londres, 1810, in-8o) ; Napoléon, recueil par ordre chronologique de ses lettres, proclamations, etc., par Kermoysan (Paris, 1833-1853, 3 vol. in-12) ; Rapport sur la journée du 13 vendémiaire an IV, dans la Biographie publiée par Coston (1840) ; Bulletins de la campagne de Marengo, au Moniteur (1800) ; Ordres du jour de l’armée d’Allemagne (1809, in-fol.) ; Bulletins de la grande armée, au Moniteur (Paris, 1812-1814, in-8o).

4° Œuvres politiques. Dissertation sur l’autorité royale (Auxonne, 1788) ; Lettre sur le serment constitutionnel des prêtres (1790, in-4o) : Adresse de la municipalité d’Ajaccio à Paoli (1799, placard in-fol.) ; Manifeste du corps municipal d’Ajaccio (1790, placard in-fol.) ; Pétition à la Convention nationale, manuscrit (1793) ; Souper de Beaucaire (Avignon, 1793, in-8o) ; Note sur les moyens d’augmenter la puissance de la Turquie contre l’envahissement des monarchies européennes (1795) ; Allocuzione fatta dal primo console, adressée aux curés de Milan (1800) ; Manuscrit de l’île d’Elbe ; Considérations sur l’état de l’Europe, dans la Biographie publiée par Coston. Cet écrit passe pour apocryphe.

5" Œuvres historiques. Mémoire sur la Corse, manuscrit ; Histoire de la Corse, manuscrite (1788) ; Recueil sur l’histoire, manuscrit (1794-1796) ; Précis des guerres de César (Strasbourg, 1836, in-8o) ; Guerre d’Orient, campagnes d’Égypte et de Syrie (Paris, 1847, 2 vol. in-8o) ; Notes de l’empereur Napoléon sur l’histoire d’Angleterre (Paris, 1850, in-8o) ; Alesia (Paris, 1859, in-8o).

6° Œuvres scientifiques. Mémorandum d’un cours de minéralogie, manuscrit (au musée de Sainsbury, à Londres) ; Recherches sur la cycloïde (Auxonne, 1788) ; Mémoire sur la culture du mûrier (Auxonne, 1788).

7" Correspondance. Lettres sur la Corse, à l’abbé Raynal (1790) ; Lettre à M. Malteo Butcafuoco (Dôle, 1794, in-8o) ; Correspondance inédite, officielle et confidentielle de Napoléon Bonaparte avec les cours étrangères, etc., publiée par le général Beauvais (Paris, 1819-1821, 7 vol. in-8o) ; Correspondance et relations de J. Fiévée avec Bonaparte (Paris, 1836, 3 vol. in-8o) ; Correspondance de Bernadotte avec Napoléon, depuis 1810 jusqu’en 1814 (Paris, 1819, in-8o) ; Correspondance inédite de Carnot avec Napoléon pendant les Cent-Jours (Paris, 1819, in-8o) ; Correspondance de Napoléon Ier (Paris, 1858-1869, 32 vol. in-4o).

8° Œuvres diverses. Discours sur cette question proposée en 1791 par l’Académie de Lyon:« Déterminer les vérités et les sentiments qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur. » Le travail de Bonaparte fut classé quinzième, sur dix-huit concurrents ; Mémoire sur l’éducation des jeunes Maniotes (1785) ; Dissertation sur l’amour (Valence, 1791) ; Entrevue de Bonaparte avec plusieurs muftis et imans dans l’intérieur de la grande pyramide dite de Chéops, insérée au Moniteur de 1798 ; Conseils de l’empereur à son fils (1821, in-8o) ; Testament de Napoléon (1822, in-8o) ; Copie d’un manuscrit de la main de Napoléon Bonaparte, avec l’orthographe qui existe dans le manuscrit même (Paris, 1841, in-8o) ; Lettres écrites de Longwood, plus connues sous le titre de Lettres du Cap de Bonne-Espérance (1817), attribuées à Napoléon, et qui sont une réponse à l’ouvrage de G. Warden, chirurgien du Northumberland ; Règlement de la calotte du régiment de La Fère, composé en 1788 par Napoléon Bonaparte (vers 1862, in-12) ; le Roman Corse, nouvelle (1786-1787) ; le Comte d’Essex, nouvelle (1786-1787) ; le Masque prophète, conte orientai (1786-1787) ; Giulio, conte sentimental improvisé par Napoléon (Paris, 1852, in-32). L’auteur, qui n’est pas Napoléon, n’explique pas comment il a pu recueillir et faire imprimer une improvisation.

— II. Œuvres dictées ou inspirées par Napoléon. Guerres d’Orient ; Campagnes d’Égypte et de Syrie ; Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon, dictés par lui-même à Sainte-Hélène et publiés par le général Bertrand (Paris, 1847, 2 vol. in-8o) ; Des Bourbons en 1815  ; Manuscrit de l’île d’Elbe, dicté par Napoléon et publié par le général comte Bertrand (Bruxelles, 1825, in-8o) ; on a cru que le général Bertrand était le véritable auteur de cet opuscule insignifiant ; Napoléon en exil ou l’Écho de Sainte-Hélène, ouvrage contenant les opinions et réflexions de Napoléon, etc., traduit de l’anglais du docteur Barry O’Meara par Mme Collet et revu par Beaupoil de Sainte-Aulaire (Paris, 1822, 2 vol. in-8o) ; Mémoires pour servir à l’histoire de France sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité et publiés sur les manuscrits corrigés de la main de Napoléon (Paris, 1823, 8 vol. in-8o ; nouvelle édition refondue et augmentée, 1830, 9 vol. in-8o) ; Recueil de pièces authentiques sur le captif de Sainte-Hélène, de mémoires et documents écrits ou dictés par l’empereur Napoléon (Paris, 1821-1825, 12 vol. in-8o) ; Napoléon, ses opinions et jugements sur les hommes et sur les choses, recueillis par ordre alphabétique, par Damas-Hinard (1838, 2 vol. in-8o) ; Dictionnaire Napoléon ou Recueil alphabétique des opinions et jugements de l’empereur Napoléon Ier, par Damas-Hinard (Paris, 1854, in-8o) ; Confessions de Napoléon (Paris, 1816, 2 vol. in-8o), ouvrage dont on a nié l’authenticité et qui a été attribué à Piepteur, ancien chirurgien-major de la grande année ; les Confessions de l’empereur Napoléon, traduit en anglais (Londres, 1818), traduit en français sur le texte anglais par Halbert d’Angers (Metz, 1863, in-18) ; Napoléon peint par lui-même ; notes prises par un Américain à l’île d’Elbe, en français et en allemand (Londres, 1818, in-8o) ; l’auteur prétend avoir copié secrètement un manuscrit qu’il avait trouvé dans le cabinet de Napoléon ; le fait est plus que douteux ; Pensées et maximes de l’empereur Napoléon, recueillies dans ses mémoires et sa correspondance, par Eug.-Alex. Husson (Paris, 1852, in-32) ; Maximes, pensées et réflexions de Napoléon Ier, par A.-D. Mariotti (Bastia 1857, in-8o) ; Pensées des deux empereurs Napoléon Ier et Napoléon III, par Martial Bretin (Paris, 1859, in-12) ; Maximes de guerre de Napoléon (Paris, 1830, in-32) ; Napoléon (Biographie des contemporains), par Léonard Gallois (Paris, 1824, in-8o) ; Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration, par Pelet de la Lozère (Paris, 1833, in-8o) ; les Polonais à Somo-Sierra en 1808, suivi des opinions de Napoléon Ier sur la Pologne (Paris, 1855, in-8o) ; Fragments religieux inédits ; Sentiments de Napoléon sur la divinité, pensées recueillies à Sainte-Hélène par Montholon et publiées par le chevalier de Beauterne (Paris, 1841, in-8o) ; Sentiment de Napoléon sur le christianisme, conversations religieuses recueillies à Sainte-Hélène par Montholon (Paris, 1843, in-8o) ; Testament religieux de Napoléon Ier, sa profession de foi sur Dieu, sur Jésus-Christ et sur les principaux dogmes du christianisme (Paris, 1861, in-18) ; le Manuscrit venu de Sainte-Hélène d’une manière inconnue (Londres, 1817, in-8o). Napoléon lui-même a protesté [contre cet écrit, qu’on lui attribuait et qui parait être d’un faussaire.

— III. Ouvrages sur Napoléon. Les livres écrits sur, pour et contre Napoléon sont innombrables ; nous avons dû faire un choix, au risque d’omettre bien des travaux intéressants, et les mentions que nous avons conservées sont encore si nombreuses, que le lecteur risquerait de s’y égarer si nous n’avions adopté un certain classement; nous citerons donc :1° les histoires et biographies générales ; 2° les histoires et biographies particulières ; 3° les histoires diplomatiques ; 4° les histoires anecdotiques ; 5° les mémoires ; 6° les œuvres critiques et satiriques ; 7° poésie et fantaisie ; 8° théâtre. Mais souvent, les ouvrages à citer empiétant plus ou moins sur deux ou plusieurs de ces diverses catégories, nous avons dû nous en tenir, pour les classer, au caractère dominant.

1° Histoires et biographies générales : Histoire de Napoléon depuis sa naissance jusqu’à sa mort, par Henry (Paris, 1826, 4 vol. in-8o) ; Histoire de Napoléon, par de Norvins (Paris, 1827, 4 vol. in-8o) ; Observations sur L’Histoire de M. de Norvins, par Louis-Napoléon (Paris, 1827, in-8o) ; Histoire générale de Napoléon Bonaparte, de sa vie privée et publique, par Thibaudeau (Paris, 1827, 6 vol. in-8o) ; Histoire de Napoléon, par Abel Hugo (Paris, 1833, in-8o) ; Napoléon et le peuple ; Histoire complète de l’empereur Napoléon (Paris, 1841, in-12) ; Histoire de Napoléon Bonaparte, par Amédée Gabourd (Paris, 1845, in-8o) ; Histoire de Napoléon, par Régnault (Paris, 1840, 4 vol. in-12) ; Histoire de Napoléon, par Laurent de l’Ardèche (Paris, 1852, in-8o) ; Histoire de Napoléon, par Martin de Gray (Paris, 1858, 3 vol. in-8o) ; Histoire de Napoléon {{Ier]] ; par P. Lanfrey (Paris, 1867, 4 vol. in-8o) ; Histoire de la République et de l’Empire, par F. Wouters (Paris, 1849, in-4o) ; Histoire de France sous Napoléon, par Bignon (Paris, 1829-1850, 14 vol. in-8o) ; Victoires et conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français de 1792 à 1815 (Paris, 1818, 27 vol. in-8o) ; Monuments des victoires et conquêtes des Français de 1792 à 1815, par Ch. Dupin, J.-T. Parisot et Voïart (Paris, 1820, in-4o) ; Vie politique et militaire de Napoléon, par A.-V. Arnault (Paris, 1822, 2 vol. in-fol.) ; Vie politique et militaire de Napoléon, racontée par lui-même au tribunal de César, d’Alexandre et de Frédéric, par Jomini (Paris, 1827, 4 vol. in-8o) ; Vie de Napoléon (en anglais), par Walter Scott, traduite en français (Paris, 1827, 9 vol. in-8o) ; Réfutation de la Vie de Napoléon de sir Walter Scott, par le général Gourgaud (Paris, 1828, in-8o) ; Réponse à sir Walter Scott, par Louis Bonaparte (Paris, 1828, in-8o).

2° Histoires et biographies particulières. Généalogie de la famille Bonaparte (en italien), par G. Valeriani (Turin et Naples, 1843, in-8o) ; Histoire et généalogie des quatre branches de la famille Bonaparte (Lyon, 1855, in-8o) ; Biographie des premières années de Napoléon Bonaparte, par le baron de Coston (Paris, 1840, 2 vol. in-8o) : Quelques notices sur les premières années de Bonaparte, recueillies et publiées en anglais par un de ses condisciples, mises en français par Bourgoing (Paris, 1798, in-8o) ; l'Enfance de Napoléon, par le chevalier de Beauterne (Paris, 1846, in-12) ; l’Enfance de Napoléon, par Marandet (Paris, 1855, in-12) ; Napoléon Bonaparte lieutenant d’artillerie, par Agricola Monreau (Paris, 1821, in-8o) ; Napoléon Bonaparte à Auxonne, par Pichard (Auxonne, 1849, in-18) ; Napoléon à Lyon ; recherches historiques sur ses passages et séjours en cette cité, par H. Vieux (Lyon, 1848, in-8o) ; Histoire de la guerre des coalitions contre la France, par Liger (Maastricht, 1808, 2 vol. in-8o) ; Souvenirs militaires de la République et de l’Empire, par Berthezèno (Paris, 1855, 2 vol. in-8o) ; Galerie militaire de Napoléon Bonaparte (Paris, 1821, in-fol.) ; Commentaires de Napoléon, par Le Vasseur (Paris, 1851, 2 vol. in-8o) ; Histoire de la Révolution et de l’Empire, par Am. Gabourd (Paris, 1858-1863, 10 vol. in-8o) ; Histoire du Directoire, par Granier de Cassagnac (Paris, 1851-1863, 3 vol. in-8o) ; Campagnes du général Bonaparte en Italie pendant les années IV et V de la République, par de Pommereul (Paris, 1796, in-8o) ; Relation de la campagne d’Italie en 1797, par Boutourlin (Saint-Pétersbourg, 1810) ; Relation des campagnes du général Bonaparte en Égypte et en Syrie, par le général Berthier (Paris, 1799, in-8o) ; Pièces diverses et correspondance relatives aux opérations de l’armée française en Orient, imprimées par ordre du Tribunat (Paris, 1801, in-8o) ; Campagnes de Bonaparte à Malle, en Égypte et en Syrie, par Lattil (Marseille, 1802, in-8o) ; la Campagne d’Égypte et la dernière campagne d’Italie jusqu’à la paix définitive (Paris, 1802, 6 vol. in-8o) ; Histoire scientifique et militaire de l’expédition française en Égypte (Paris, 1830-1836, 9 vol, in-8o) ; Histoire de l’expédition française en Égypte, par Nakoula-el-Turk, traduite en français par Desgranges (Paris, 1839, in-8o) ; le Consulat et l’Empire ou Histoire de la France et de Napoléon Bonaparte de 1799 à 1815, par Thibaudeau (Paris, 1831-1835, 10 vol. in-8o) ; Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (Paris, 1845-1862, 20 vol. in-8o) ; Napoléon et son historien M. Thiers, par J. Barni (Paris, 1865, in-12) ; Histoire du Consulat et de l’Empire, par Charles de Lacretelle (Paris, 1845-1848, 6 vol. in-8o) ; Histoire de France depuis le 18 brumaire jusqu’à la paix de Tilsitt (Paris, 1829, 14 vol. in-8o) ; la Domination française en Italie (1800-1814), par le comte Fr. Sclopis (Paris, 1861, in-8o) ; les Quatre concordats, suivis de considérations sur l’Église en général et sur l’Église de France en particulier, par de Pradt (Paris, 1819-1820, 4 vol. in-8o) ; Histoire de la monarchie napoléonienne, à l’usage des familles chrétiennes et des maisons d’éducation (Paris, 1853, in-8o) ; Histoire des campagnes de l’empereur Napoléon, etc. ; mémorial du dépôt de la guerre (Paris, 1843, in-4o) ; Recherches historiques sur le procès et la condamnation du duc d’Enghien, par A. de Nougarède de Fayet (Paris, 1844, 2 vol. in-8o) ; le Duc d’Enghien, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1844, in-8o) ; Deux conspirations sous l’Empire, par Marco de Saint-Hilaire (Paris,1846, 2 vol. in-8o) ; Opérations du 9e corps de la grande armée en Silésie en 1806 et 1807, par Du Casse (Paris, 1855, 3 vol. in-8o) ; Histoire de la guerre dans la Péninsule et dans le midi de la France, de l’année 1809 à l’année 1814 (en anglais), par J. Murray (Londres, 1828, 5 vol. in-8o), traduit en français par le général M. Dumas (Paris, 1836, 13 vol.-in-18) ; Histoire de l’ambassade dans le grand-duché de Varsovie en 1812, par de Pradt (Paris, 1815, in-8o) ; Relation complète de la campagne de Russie, par Eugène Labaume (Paris, 1814, in-8o) ; Histoire de la campagne de Napoléon en Russie en 1812, par Boutourlin (Saint-Pétersbourg, 1820, 2 vol. in-8o) ; Histoire de Napoléon et de la grande armée pendant l’année 1812, par le comte de Ségur (Paris, 1824, 2 vol. in-8o) ; Histoire populaire et anecdotique de la Grande Armée, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1862, in-4o) ; l’auteur, qui a créé la légende anecdotique de l’empereur, n’a pas toujours travaillé sur des documents sûrs, et paraît même s’être passé plus d’une fois de documents ; Considérations sur les grandes opérations de la campagne de 1812, par le colonel Outreneff (Paris, 1829, in-8o) ; Histoire de l’expédition de Russie, par le marquis de Chambray (Paris, 1838, 3 vol. in-8o) ; Itinéraire de Napoléon, de Smorgoni à Paris, épisode de la guerre de 1812, par le baron Bourgoing (Paris, 1862, in-12) ; Histoire de la campagne de Russie, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1846-1848, 4 vol. in-8o) ; Tableau de la campagne d’automne de 1813 en Allemagne, par Boutourlin (Paris, 1818, in-8o) ; Histoire de la guerre soutenue en Allemagne en 1813, par Guillaume de Vaudoncourt (Paris, 1819, in-4o) ; Campagne des Français en Saxe en 1813 (en allemand), par le baron d’Odeleben, traduit en français par Aubert de Vitry (Paris, 1817, 2 vol. in-8o) ; Histoire de la guerre de 1813 et 1814 en Allemagne et en France, par le marquis de Londonderry (Londres et Paris, 1833, 2 vol. in-8o) ; Histoire des campagnes de 1814 et 1815 en France, par Guillaume de Vaudoncourt (Paris, 1826,5 vol. in-8o) ; les Derniers jours de la grande armée ou Souvenirs, documents et correspondance inédite de Napoléon en 1814 et 1815, par H. de Mauduit (Paris, 1847, 2 vol. in-8o) ; Précis des événements militaires de la dernière guerre en Espagne, par Boutourlin (Saint-Pétersbourg, 1817) ; De la bataille et de la capitulation de Paris, suivi de la deuxième édition du congrès de Châlillon, par Pons de l’Hérault (Paris, 1828, in-8o) ; la Défection de Marmont en 1814, par Rapetti (Paris, 1858, in-8o) ; Histoire des deux Restaurations, par Vaulabelle (Paris, 1844-1847, 6 vol. in-8o) ; Nouvelle relation de l’itinéraire de Napoléon, de Fontainebleau à l’île d’Elbe, par le comte de Waldbourg-Truchsess, traduit de l’allemand en français (Paris, 1815, in-8o) ; Histoire de la campagne de 1815, par le lieutenant-colonel Charras (Bruxelles, 1863, in-8o) ; Précis historique, militaire et critique des batailles de Fleurus et de Waterloo, par le général Bertoul (Paris, 1818, in-8o) ; Histoire de la famille Bonaparte depuis 1815 jusqu’à ce jour, par P. Wouters (Paris, 1849, in-8o) ; Mémorial de Sainte-Hélène ou Journal où se trouve consigné, jour par jour, tout ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois, par Las Cases (Paris, 1823, 3 vol. in-8o) ; Suite au mémorial de Sainte-Hélène, par Grille et Musset-Pathay (Paris, 1824, 2 vol. in-8o) ; Histoire de la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène, par W. Fersyth (Paris, 1843-1845, 3 vol. in-8o) ; Récits de la captivité de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène, par le général Montholon (Paris, 1847, 2 vol. in-8o) ; Sainte-Hélène, par E. Masselin, avec dessins de Staal (Paris, 1862, in-8o) ; Translation du cercueil de l’empereur Napoléon à bord de la frégate la Belle-Poule, par Durand-Brager (Paris, 1841, in-8o) ; Napoléon à Paris ou Translation de ses cendres sous le dôme des Invalides (Paris, 1841, in-8o).

3o Histoire diplomatique. Histoire dès cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire, par A. Lefebvre (Paris, 1845-1847, 3 vol. in-8o) ; Souvenirs diplomatiques de lord Holland, trad. de l’anglais par H. de Chonski (Paris, 1851, in-12) ; Histoire des négociations diplomatiques relatives aux traités de Morfontaine, de Lunéville et d’Amiens, par Du Casse (Paris, 1855, 3 vol. in-8o).

4o Histoire anecdotique. L’Écho des salons de Paris depuis la Restauration ou Recueil d’anecdotes sur l’ex-empereur Buonaparte (Paris, 1814-1815,3 vol. in-12) ; Mémoires d’un page de la cour impériale, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1804-1815, in-8o) ; Bonaparte et sa famille ou Confidences d’un de leurs anciens amis (Paris, 1818, in-16) ; Mémoires ou Souvenirs et anecdotes, par le comte de Ségur (Paris, 1827, 3 vol. in-8o) ; Napoléon, sa famille, ses amis, ses généraux, ses ministres et ses contemporains ou Soirées secrètes du Luxembourg, des Tuileries, etc. (Paris, 1841, 4 vol. in-8o) ; Histoire secrète du cabinet de Napoléon Buonaparte et de la cour de Saint-Cloud, par Lewis Goldsmith (Londres, 1810, in-8o) ; le Moniteur secret ou Tableau de la cour de Napoléon (Paris, 1814, 2 vol. in-8o) ; Anecdotes du temps de Napoléon Ier, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1863, in-12) ; l’Hôtel des Invalides, souvenirs intimes du temps de l’Empire, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1841, 2 vol. in-8o) ; l’École militaire, le bivouac et les Tuileries, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1842, 2 vol. in-8o) ; Souvenirs intimes du temps de l’Empire, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1850, in-8o) ; les Aides de camp de l’empereur ; souvenirs intimes du temps de l’Empire, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1841, 2 vol. in-8o) ; Histoire du cabinet des Tuileries depuis le 20 mars 1815 et de la conspiration qui a ramené Buonaparte en France (Paris, 1815, in-8o) ; Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du palais, etc., par L.-F.-J. de Bausset (Paris, 1827-1829, 4 vol. in-8o) ; Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques de M. le baron Meneval (Paris, 1843-1845, 3 vol. in-8o) ; Napoléon en campagne, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1844, 2 vol. in-8o) ; Napoléon au bivouac, aux Tuileries et à Sainte-Hélène, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1844, in-18) ; Napoléon au conseil d’État, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1843, in-8o) ; Aventures extraordinaires de Buonaparte depuis l’époque de sa déchéance jusqu’à celle de son arrivée à l’île d’Elbe (Paris, 1814, in-12) ; Correspondance de G. Warden, chirurgien à bord du vaisseau le Northumberland, qui a conduit Napoléon Buonaparte à Sainte-Hélène (Bruxelles, 1817, in-8o).

5o Mémoires. Mémoires secrets sur Napoléon Buonaparte, écrits par un homme qui ne l’a pas quitté depuis quinze ans (Paris, 1815, 2 vol. in-8o) ; Mémoires pour servir à l’histoire de la vie privée, du retour et du règne de Napoléon en 1815, par Fleury de Chaboulon (Londres, 1820, 2 vol. in-8o) ; Mémoires historiques et inédits sur la vie politique et privée de l’empereur Napoléon, par le comte Ch. d’Og… (Paris, 1822, in-8o) ; Mémoires tirés des papiers d’un homme d’État, sur les causes secrètes qui ont déterminé la politique des cabinets dans les guerres de la Révolution, par MM. d’Allonville, Michaud et de Beauchamp (Paris, 1831-1838, 13 vol. in-8o) ; Mémoires, souvenirs, opinions et écrits du duc de Gaëte (Paris, 1826, 2 vol. in-8o) ; Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l’histoire de l’empereur Napoléon (Paris, 1828,8 vol. in-8o) ; Mémoires de Bourrienne sur Napoléon, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la Restauration (Paris, 1829, 10 vol. in-8o) ; Bourrienne et ses erreurs volontaires et involontaires (Paris, 1830,2 vol. in-8o) ; Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l’empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour (Paris, 1830, 6 vol. in-8o) ; Mémoires et souvenirs du comte de La Valette (Paris, 1831,2 vol. in-8o) ; Mémoires du maréchal Ney (Paris, 1833, 2 vol. in-8o) ; Mémoires du comte Belliard (Paris, 1842-1843, 3 vol. in-8o) ; Mémoires d’un ministre du trésor public, le comte Mollien (Paris, 1845, 4 vol. in-8o) ; Mémoires et correspondance politique et militaire du roi Joseph, par Du Casse (Paris, 1855, 10 vol. in-8o) ; Mémoires et correspondance du roi Jérôme et de la princesse Catherine, par Du Casse (Paris, 1861-1865, 6 vol. in-8o) ; Mémoires du maréchal duc de Raguse (Paris, 1857, 9 vol. in-8o) ; Réfutation des mémoires du duc de Raguse (Paris, 1857, in-8o) ; le Maréchal Marmont, duc de Raguse, devant l’histoire ; examen critique et réfutation de ses mémoires (Paris, 1857, in-8o) ; le Prince Eugène ; réfutation des mémoires du duc de Raguse, par le comte Tascher de La Pagerie (Paris, 1857, in-8o) ; le Prince Eugène en 1814 ; réponse au maréchal Marmont, par Planat de La Faye (Paris, 1857, in-8o) ; Quelques observations sur les mémoires du duc de Raguse, par le comte Napoléon de Lauriston (Paris, 1857, in-8o) ; Mémoires et correspondance politique et militaire du prince Eugène, par Du Casse (Paris, 1858, 10 vol. in-8o) ; Mémoires du comte Miot de Melito (Paris, 1858, 2 vol. in-8o) ; Mémoires sur l’enfance et la jeunesse de Napoléon jusqu’à l’âge de vingt-trois ans, par Nasica (Paris, 1852, in-8o) ; Manuscrit de l’an III, par le baron Pain (Paris, 1828, in-8o) ; Mémoires pour servir à l’histoire militaire sous le Directoire, le Consulat et l’Empire, par Gouvion Saint-Cyr (Paris, 1831,4 vol. in-8o) ; Journal d’Abdurrahman Gabarti pendant l’occupation française en Égypte, traduit de l’arabe par A. Cardin (Paris, 1838, in-8o) ; Mémoires sur le Consulat, par Thibaudeau (Paris, 1827, in-8o) ; État de la France en l’an VIII, attribué à d’Hauterive (Paris, 1801, in-8o) ; Notice historique sur les finances de la France de 1800 à 1814, par Gaudin (Paris, 1818, in-8o) ; Mémoires du cardinal Pacca, traduits de l’italien par l’abbé Jamet (Caen, 1832, 2 vol. in-8o) ; Discussions du conseil d’État et du Tribunat sur le code civil (Paris, 1841, in-8o) ; Discours, rapports et travaux inédits sur le code civil, par J.-E. Portalis (Paris, 1844, in-8o) ; Discours, rapports et travaux inédits sur le concordat de 1801 et sur les articles organiques, par J.-E. Portalis (Paris, 1845, in-8o) ; Discussions sur la liberté de la presse, etc., qui ont eu lieu dans le conseil d’État pendant les années 1808, 1809, 1810, 1811, rédigées et publiées par le baron Loiré (Paris, 1819, in-8o) ; Mémoires sur la guerre de 1809 en Allemagne, avec les opérations particulières des corps d’Italie, etc., par le général Pelet (Paris, 1824, 4 vol. in-8o) ; Mémoires pour servir à l’histoire de la guerre entre la France et la Russie en 1812, par Guillaume de Vaudoncourt (Londres, 1815, in-4o) ; Manuscrit de 1812, par le baron Pain (Paris, 1827, 2 vol. in-8o) ; le Portefeuille de 1813, par de Norvins (Paris, 1825, 2 vol. in-8o) ; Manuscrit de 1813, par le baron Pain (Paris, 1824, 2 vol. in-8o) ; Manuscrit de 1814, par le baron Pain (Paris, 1830, in-8o) ; Mémoires pour servir à la campagne de 1814, par F. Koch (Paris, 1819, 3 vol. in-8o) ; Mémoires sur les Cent Jours, par B. Constant (Paris, 1829, in-8o) ; Mémoires du docteur Antommarchi ou les Derniers moments de Napoléon (Paris, 1825, 2 vol. in-8o).

6o Œuvres critiques et satiriques. Napoléon, par Channing, dans Channing, sa vie et ses œuvres, de M. P. de Rémusat (1861) ; De Bonaparte, des Bourbons et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes pour le bonheur de la France et celui de l’Europe, par Chateaubriand (Paris, 1814, in-8o) ; Origine des Bonapartes, par Michelet (Paris, 1872, in-8o) ; Secret politique de Napoléon, comme base de l’avenir moral du monde, par Hoëné Wronski (Paris, 1840, in-8o) ; Essai sur l’établissement monarchique de Napoléon, par C. Paganel (Paris, 1836, in-8o) ; l’Empereur et la démocratie moderne, par Granier de Cassagnac (Paris, 1861, in-8o) ; Exposé comparatif de l’état financier, militaire, politique et moral de la France et des principales puissances, par Bignon (Paris, 1815, in-8o) ; Napoléon, sa naissance, son éducation, sa carrière militaire, son gouvernement, sa chute, son exil et sa mort, par M. C… (Paris, 1821, in-12) ; Histoire de Napoléon, de sa famille et de son époque au point de vue de l’influence des idées napoléoniennes sur le monde, par E. Bégin (Paris, 1853-1854, 5 vol. in-8o) ; le Brigand corse ou Crimes, forfaits, attentats et péchés de Nicolas Bonaparte depuis l’âge de treize ans jusqu’à son exil à l’île de Sainte-Hélène (Paris, 1814-1815, 2 vol. in-32) ; Paris, Saint-Cloud et les départements ou Buonaparte, sa famille et sa cour, par un chambellan forcé de l’être (Paris, 1820, 3 vol. in-8o) ; l’Église romaine et le premier Empire, par M. d’Haussonville (Paris, 1868, 3 vol. in-8o) ; Recueil de pièces officielles destinées à détromper les Français sur les événements qui se sont passés depuis quelques années, par Pr. Schœll (Paris, 1814-1816, 3 vol. in-8o) ; Question décisive sur Napoléon, par Hoëné Wronski (Paris, 1840, in-12) ; les Idées napoléoniennes, par Louis-Napoléon Bonaparte (Paris, 1839, in-8o) ; les Deux empereurs, par Marco de Saint-Hilaire (Paris, 1853, in-18) ; les Dernières réflexions de Napoléon, écrites par lui-même à l’île Sainte-Hélène, trouvées en 1836 par un officier anglais, etc. (Lyon, 1837, in-12) ; les Bonapartes et leurs œuvres littéraires, par Quérard, Louandre et Bourquelot (Paris, 1845, in-8o) ; Tableau historique des prisons d’État en France sous le règne de Buonaparte, par M. Eve, dit Demaillot (Paris, 1814, in-8o) ; le Catéchisme civil, etc., pamphlet espagnol, traduit en français, dans les Mémoires tirés des papiers d’un homme d’État ; Conspiration de Buonaparte contre Louis XVIII, par Lamartelière (Paris, 1815, in-8o).

7o Poésie et fantaisie. Comme quoi Napoléon n’a jamais existé ou Grand erratum source d’un nombre infini d’errata à noter dans l’histoire du XIXe siècle, par J.-B. Pérès (Paris, 1860, in-32). C’est une ingénieuse critique des systèmes d’interprétations mythologiques en vogue à l’époque où l’auteur écrivait ; la Napoléone, ode satirique par Ch. Nodier (vers 1800) ; la Couronne poétique de Napoléon, recueil de pièces en l’honneur de l’empereur, par Esménard (Paris, 1807) ; Napoléon en Égypte, poëme en huit chants, par Barthélémy et Méry (Paris, 1828, in-8o) ; Napoléon, poëme, par Edgar Quinet (Paris, 1826, in-8o).

8o Théâtre. Un personnage vivant ou mort depuis peu ne peut guère fournir au théâtre que des à-propos ou des thèses politiques pour ou contre lui, double catégorie de sujets également ingrats. Aussi, le caractère commun du théâtre napoléonien, c’est la platitude ; il faut y ajouter une monstrueuse flagornerie, pour toutes les pièces représentées du vivant du héros. Celles-ci sont nombreuses et commencent immédiatement après le 18 brumaire, pour la glorification de cet attentat. Elles se poursuivent, naturellement, pendant toute la durée du Consulat et de l’Empire. La Restauration fait le silence autour du nom de l’ogre de Corse ; les pièces napoléoniennes n’existent pas durant cette période. Toutefois, malgré la vigilance de la censure, quand, par une aberration qu’il devait chèrement expier, le libéralisme eut remis en honneur la légende impériale, les auteurs et le public, à défaut de pièces directes, firent un très-grand usage des allusions. Dans les premières années du règne de Louis-Philippe, on exposa sur les théâtres, avec un redoublement d’ardeur, la gloire de l’empereur. Toutefois, cet enthousiasme finit par se calmer, et le second Empire lui-même ne parvint pas à le ressusciter. Le temps a amené le calme, et les jugements sévères et justes portés de nos jours sur Napoléon nous font croire que la tradition impériale ne sera pas reprise au théâtre. L’énumération des pièces que nous donnons ci-après est fort incomplète, mais plus que suffisante : les Mariniers de Saint-Cloud, vaudeville, par Sewrin (théâtre favart, 1799) ; la Girouette de Saint-Cloud, par Barré, Radet, etc. (Vaudeville, 1799) ; Une journée de Saint-Cloud ou la Pêche aux jacobins, vaudeville, par Léger, Chazet et A. Gouffé (Vaudeville, 1799) ; la Rêve ou la Colonne de Rosbach, vaudeville, par Barré, Radet et Desfontaines (Vaudeville, 1806) ; Inauguration du temple de la Victoire, intermède mêlé de chant et de danse, paroles de Baour-Lormian, musique de Wintor, Lesueur et Persuis (Opéra, 1807) ; un Dîner par victoire, vaudeville, par Désaugiers (théâtre de l’impératrice, 1807} ; les Bateliers du Niémen, vaudeville sur l’entrevue de Napoléon avec l’empereur de Russie, par Désaugiers, Francis et Moreau (Variétés, 1807) ; l’Hôtel de la Paix, rue de la Victoire, vaudeville, par Barré, Radet, etc. (Vaudeville, 1807) ; le Triomphe de Trajan, opéra, paroles d’Esménard, musique de Persuis et Lesueur (1807) ; la Dépêche télégraphique, vaudeville à propos de la naissance du roi de Rome, par Barré, Radet et Desfontaines (Vaudeville, 1811) ; l’Heureuse nouvelle ou le Premier venu, vaudeville joué à la même occasion (Variétés, 1811) ; Napoléon, comédie politique, par Rückert (1816) ; Napoléon en paradis, vaudeville, par Simonin, Antier et Nézel (Gaîté, 1830), sorte de déification ridicule ; Joséphine ou le Retour de Wagram, opéra-comique, paroles de Gabriel et Delaboulaye, musique d’Adolphe Adam (Opéra-Comique, 1830) ; Bonaparte, lieutenant d’artillerie, vaudeville, par Duvert et Saintine (Vaudeville, 1830)  ; Napoléon à Berlin, vaudeville, par Dumersan et Dupin (Variétés, 1830) ; la Malmaison et Sainte-Hélène, vaudeville, par V. Ducange, Pixérécourt et Sauvage (Gaîté, 1830) ; Quatorze ans de la vie de Napoléon, drame, par Clairville (théâtre du Luxembourg, 1830) ; le Fils de l’homme, drame, par Eugène Sue et Deforges (Nouveautés, 1830) ; Napoléon Bonaparte, trente ans de l’histoire de France, drame, par Alexandre Dumas (Odéon, 1831).

Napoléon en exil OU l’Écho de Saint-Hélène, ouvrage contenant les opinions et les réflexions de Napoléon sur les événements les plus importants de sa vie, par Barry-O’Meara (1822). Cet ouvrage produisit, lors de son apparition, la plus vive sensation, et donna lieu à beaucoup de réponses de la part des ennemis de Napoléon. L’ouvrage commence en août 1815 et finit en juillet 1818 ; il se termine par un appendice qui est une description de l’île de Sainte-Hélène.

Il ne faut pas attendre d’O’Meara, dernier chirurgien de l’empereur, une stoïque impartialité. Soit dévouement superstitieux, soit parti pris, il exagère étrangement les souffrances du captif et la cruauté de ceux qu’il appelle ses geôliers. Ceci dit, il faut reconnaître que la relation du docteur a un intérêt puissant et tout à fait dramatique, et l’on comprend l’immense succès qu’elle a obtenu dès son apparition. Napoléon en exil a été souvent réimprimé et forme le complément naturel du Mémorial de Sainte-Hélène.

Napoléon (VIE POLITIQUE ET MILITAIRE DE), racontée par lui-même au tribunal de César, d’Alexandre et de Frédéric, par le général Jomini (Paris, 1827, 4 vol. in-8o). De la part d’un biographe aussi sérieux, on ne peut s’empêcher d’être surpris qu’il ait donné à son livre une forme si singulière, et qu’il ait ainsi fait naître comme à plaisir le soupçon d’une composition tout imaginaire. Sa Vie de Napoléon est, au contraire, un jugement historique des plus fermes et des plus précis ; c’est le livre d’un penseur très-sérieux, très-profond ; il rappelle la grande Histoire des guerres de la Révolution du même auteur, et l’on sait que Napoléon lui-même, à Sainte-Hélène, a plus d’une fois rendu hommage à la critique militaire de cet officier, qu’il n’aimait pas et dont il croyait avoir à se plaindre.

Dans la Vie de Napoléon, les fautes militaires sont signalées avec beaucoup plus de justesse et de sûreté que les fautes politiques. plus nombreuses à beaucoup près. Le livre n’est pas moins un des documents les plus remarquables et les plus dignes d’être consultés dans ce grand procès qu’instruit l’histoire, sur la mémoire de l’homme le plus étonnant peut-être, mais à coup sûr le plus funeste qui ait figuré dans l’histoire moderne.

Napoléon Bonaparte (HISTOIRE GÉNÉRALE DE), de sa vie privée et publique, par Thibaudeau (1827 et ann. suiv., 6 vol. in-8o). L’ouvrage, qui devait avoir douze volumes, n’a pas été achevé ; ceux qui ont été publiés portent les titres suivants : Guerre d’Italie (3 vol.), Guerre d’Égypte (2 vol.), le Consulat (1 vol.). La partie vraiment intéressante est ce dernier volume ; Thibaudeau y rappelle ses souvenirs du conseil d’État et fait apprécier le rôle de Napoléon dans cette assemblée, dont il suivait les délibérations pour y peser de tout son poids.

Napoléon (HISTOIRE DE) et de la grande armée pendant l’année 1812, par Paul-Philippe, comte de Ségur (Paris, 1824, 2 vol. in-8o). Dans cet ouvrage, qui a obtenu un grand succès, M. de Ségur raconte les grandes scènes dont il a été témoin ; il dévoile en homme d’État les vues et les desseins de l’expédition ; il trace en tacticien le plan de la campagne ; il nous entraîne dans ces marches si fécondes en prodiges, ou dans cette retraite marquée par tant d’exploits et d’horreurs. Ce qu’il a vu, il le peint ; il nous fait assister aux combats comme aux conseils, sous la tente de l’empereur, au passage du Niémen, à la bataille de Mojaisk, à l’incendie de Moscou, au retour par la Bérézina. Il a des couleurs différentes pour des tableaux divers ; il fait passer dans l’âme du lecteur les impressions qu’il a reçues. Les discours qu’il met dans la bouche de ses héros, les rumeurs qu’il recueille dans l’armée donnent à ses récits une physionomie particulière et un mouvement continuel. Ce qui frappe dans ce récit, dont le ton solennel rappelle un peu trop l’ancienne école historique qui adoptait pour modèle la manière de Tite-Live, c’est que l’auteur a vu et jugé son héros sans trop de prévention. Il nous représente Napoléon dans un affaissement complet, tant au moral qu’au physique, Napoléon dépouillé de son génie. Le général Gourgaud ayant regardé ces imputations comme injurieuses à la mémoire de Napoléon, réclama dans les journaux et avec des expressions tellement énergiques, qu’elles donnèrent lieu à une explication, à la suite de laquelle eut lieu un duel dans lequel M. de Ségur fut blessé. Le général Gourgaud ne se contenta pas, heureusement pour son honneur, de ce genre de réparation, et essaya un Examen critique de l’ouvrage de M. le comte Philippe de Ségur, qui est resté à peu près inconnu.

Napoléon (HISTOIRE DE), par Norvins (Paris, 1827, 4 vol. in-go). Peu d’ouvrages ont obtenu autant de succès ; mais il faut attribuer ce succès beaucoup moins au mérite de l’auteur qu’à l’époque de l’apparition du livre. L’Histoire de Napoléon parut en un moment où l’éloge de Napoléon faisait partie de la tactique des partis. On vantait alors l’empereur pour être désagréable au gouvernement. L’opposition libérale patronna donc l’ouvrage, qui eut de nombreuses éditions. Elle est, d’ailleurs, convenablement écrite, mais n’offre rien de saillant ni au point de vue des aperçus, ni par l’éclat ou la chaleur du style.

Napoléon en Égypte, poëme en huit chants, de Barthélémy et Mery (1828, in-8o). C’est un ouvrage vraiment remarquable par la richesse de la poésie descriptive ; taillé sur le modèle de la Pharsale, sans l’appareil du merveilleux épique et avec les seules ressources de l’histoire, il offre en raccourci un modèle de l’épopée moderne. À l’époque où il parut, c’était en même temps une œuvre d’opposition aux Bourbons, et les auteurs en firent hommage à tous les membres dispersés de la famille impériale. M. Barthélémy alla jusqu’à Vienne pour tenter inutilement d’en remettre un exemplaire au duc de Reichstadt. On peut ne pas partager l’enthousiasme des auteurs pour le héros des Pyramides, mais il est impossible de rester froid devant les différents tableaux qu’ils font passer sous les yeux des lecteurs. Le poëme de Napoléon en Égypte eut, à son apparition, un très-grand succès, que la passion politique sut augmenter encore. Depuis cette époque, le public s’est montré plus indifférent à l’œuvre de Barthélémy et Méry. Les réimpressions successives se sont arrêtées. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage restera, à cause des beaux vers que l’on y rencontre à chaque page. « C’est en vers alexandrins, dit M. Charles Magnin, que le poème de Napoléon en Égypte est écrit : et, dans les huit chants, il n’y est dérogé qu’une fois, pour un hymne chanté par le muphti du Caire en l’honneur de Napoléon. On sait avec quelle habileté les auteurs manient le vers, et quelle richesse ils savent donner à leurs rimes ; la solennité presque sacerdotale du sujet, les hautes couleurs de ce ciel cuivré d’Égypte, l’indolente quoique sauvage volupté de Mourad, les pompes terribles du désert et le grandiose du génie de Bonaparte, justifient plus qu’en aucune autre occasion l’emploi de ce mètre si monotone et si roide que Racine et Molière, presque seuls parmi nos grands poëtes, ont su assouplir sans effort. Il sied bien à la description et tout est description dans le poëme de MM. Barthélémy et Méry. Tout est chaud et fortement accusé dans cette poésie ; elle accable presque, tant elle est riche. » Un bivac dans les sables, la peste de Jaffa, la traversée du désert où la soif dévore l’armée, passage librement imité de Lucain avec une grande énergie ; la description des fêtes du Caire, celle du sérail de Mourad-bey, empreintes d’une riche poésie orientale, sont les épisodes principaux du poëme.

Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration (OPINIONS DE), par Pelet de la Lozère (1833, in-8o). M. Pelet, ayant pu souvent entendre Napoléon au conseil d’État, où il était auditeur dès 1804, a voulu léguer à la postérité ce qu’il savait des gestes mémorables du maître, et, dans cette intention, il a noté sur l’heure toutes les paroles qu’il a jugées mériter une mention. Son ouvrage est curieux, parce qu’on y voit en germe la pensée qui se traduisit plus tard en décrets et en lois ; on y entend aussi certaines réflexions faites en petit comité et qui évidemment n’étaient pas destinées à la publicité.

Le Napoléon semi-officiel que nous présente M. Pelet a des mouvements heureux parfois, mais presque toujours c’est le despote imposant sa volonté, la formulant sur un ton de commandement dogmatique et se croyant tout permis parce qu’il est le maître.

On comprend qu’un livre comme celui dont nous parlons ne s’analyse pas ; nous nous contenterons d’en extraire quelques passages qui peignent l’homme, méprisant ses semblables après les avoir avilis. Le Sénat, ayant à présenter à Napoléon une liste de candidats pris parmi ses membres pour les sénatoreries, affecta de ne porter sur la liste aucun de ceux qui avaient voté contre l’établissement de l’Empire ; c’étaient précisément les noms les plus marquants du corps : Sieyès, Lanjuinais, etc., etc. Napoléon s’en indigna : « Les lâches, s’écria-t-il, ont peur de me déplaire ! Qui les a chargés de ma querelle ? Ne suis-je pas assez fort pour me défendre ? Quel fond pourrais-je faire sur des hommes qui abandonnent ainsi leurs collègues et leurs amis, ceux à qui ils doivent, pour la plupart, d’être ce qu’ils sont ? » Étrange inconséquence d’avoir façonné les hommes à la servitude et de s’en indigner !

L’un des objets qui ont le plus occupé Napoléon a été la formation d’un corps enseignant : « Il n’y aura pas, disait-il, d’État politique fixe, s’il n’y a pas un corps enseignant avec des principes fixes. Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être républicain ou monarchiste, catholique ou irréligieux, l’État ne formera point une nation ; il reposera sur des bases incertaines et vagues, il sera constamment exposé aux désordres et aux changements... Je ne m’étonne pas que l’archichancelier soit pour la conservation du théâtre de la Montansier, qui est un scandale pour les mœurs. C’est le vœu de tous les vieux garçons de Paris. »

Et flatteurs d’applaudir, l’archichancelier en tête !

Napoléon, poëme, par Edgar Quinet (Paris, 1836, in-8o). Avec Ahasvérus et Prométhée, Napoléon forme une trilogie dont le drame des Esclaves est comme l’épilogue. Le poëte peint un héros légendaire, « un Napoléon plus grand que nature. » On a demandé si le sujet était bien choisi et s’il ne fallait pas à l’épopée une certaine perspective. Évidemment ; mais cette perspective, l’admiration fanatique, à défaut du temps, l’a donnée à Napoléon. M. Quinet a donc pu le choisir comme héros d’un poëme épique. Le personnage épique a franchi l’histoire ; il appartient à une région plus haute ; c’est ce que les anciens exprimaient en l’appelant demi-dieu. L’idée nous reste, le mot nous manque. Le héros est entré dans le domaine des choses immuables, il a un pied sur l’Olympe, il est sur le seuil de l’éternité. Aussi le devoir du poëte n’est pas de le faire parler comme il a réellement et humainement parlé ; non-seulement il faut qu’il lui fasse dire des choses que sa bouche n’a pas dites et que son cœur a pensées, mais il faut encore qu’il lui fasse révéler le secret de sa vie, qu’il a lui-même ignoré. En un mot, il faut qu’il fasse parler en lui la Providence et l’intelligence universelle bien plus que la voix d’une personnalité solitaire et capricieuse. « Le personnage épique n’est pas seulement une personne, c’est un type, un siècle, une époque qu’il renferme en lui et qu’il doit exprimer. Le génie héroïque n’est rien autre dans une nation que le sentiment qu’elle a d’elle-même et de son action sur le monde. C’est dans le héros qu’elle s’annonce elle-même et s’admire comme le plus énergique symbole de sa volonté et le plus puissant instrument de la Providence. »

Selon M. Quinet, l’art a parcouru en France trois époques : sacerdotal jusqu’au Xe siècle, féodal jusqu’à la Renaissance et, depuis, monarchique ; la phase qu’il lui reste à parcourir est celle de la démocratie, et c’est cette apothéose future de la démocratie qu’il a voulu voir dans Napoléon. « Napoléon, c’est le peuple ! » Illusion qui convient à un poëte, mais que, pour notre malheur, ont partagée quelques hommes politiques et quelques historiens, dont un au moins est illustre.

Mais ne cherchons pas au poëme de M. Quinet une portée politique. « Le poëme de Napoléon, tel que son auteur l’a conçu, dit Gustave Planche, ne ressemble pas aux épopées cycliques, ni aux épopées dramatiques, car dans ces deux ordres d’épopées le récit joue naturellement le premier rôle ; que les épisodes s’ajoutent ou s’ordonnent, le récit doit toujours dominer la pensée du poëte. Dans le livre de M. Quinet, les choses ne vont pas ainsi : l’auteur se place constamment au point de vue lyrique ; il ne raconte jamais, il chante ; il se préoccupe exclusivement de la peinture de ses sentiments personnels et ne songe pas un seul instant à retracer les événements auxquels il assiste par le souvenir. Les odes et les élégies se pressent et se multiplient, et remplissent la trame entière du poëme. Tantôt l’auteur procède par apostrophe ; tantôt il se complaît dans les longues descriptions et semble oublier le sujet auquel se rattachent toutes ses pensées. Mais soit qu’il chante, soit qu’il décrive, qu’il se plaigne ou se réjouisse, il ne se résigne jamais au récit. Il se mêle aux batailles et s’enivre de bruit et de fumée ; il se glisse parmi les conseillers et il écoute leurs remontrances ; il pénètre dans la conscience même du héros et il épie ses plus secrètes angoisses ; il recueille avidement tous les rêves dont l’image passe comme une ombre sur le front du guerrier victorieux ; il explique à sa manière, et souvent avec un hardi bonheur, les douleurs comprimées que la foule contemple dans un muet effroi, mais il ne lui arrive jamais de sortir du rôle lyrique où il s’est enfermé. L’Italie et l’Égypte, l’Espagne et la Russie servent tout au plus à varier les couleurs de sa pensée, mais n’espérez pas qu’il étudie et développe les causes de la guerre ; n’espérez pas qu’il s’arrête dans sa course vagabonde pour guetter d’un œil attentif l’origine des événements ; une pareille tâche, bien que sérieuse et difficile, semblerait à M. Quinet étroite et mesquine. Ce qu’il veut avant tout, ce qu’il cherche avec une persévérance infatigable, c’est une riche moisson de strophes sonores et dorées. Pour faucher les épis de la gerbe qu’il s’est promise, il traverse au galop toutes les plaines sanglantes de l’Europe, il dépasse dans sa vitesse les plus rapides ambitions et ne se donne pas le temps de respirer. Aussi le lecteur a peine à le suivre. Si, parfois, le plaisir se présente, c’est un plaisir haletant ; la fatigue est plus vive que la joie. Il est impossible de méconnaître dans les chants du poëte la puissance et l’animation, mais cette puissance étonne plutôt qu’elle ne charme. »

Après ces restrictions nécessaires, nous pouvons faire du style de M. Quinet un éloge presque absolu. « Quinet, dans ses vers, dit Sainte-Beuve, a vite trouvé son rhythme, son allure, et, en quelque sorte, le trot ou le galop qui conviennent à sa rapide pensée. Il y a des passages (toute la ballade de la Bohémienne) d’une mélodie simple, naïve, monotone, chantante ; mais le plus souvent c’est une rapidité fougueuse, infatigable, effrénée comme une course des chevaux de l’Ukraine. Le poëte n’a pas inventé, comme on l’a dit, des rhythmes nouveaux, il n’a imprimé à la versification française aucune modification technique, comme l’ont fait Ronsard, Malherbe et de nos jours V. Hugo ; mais dans son poëme, au milieu de nombreux hasards et de quelque inexpérience, il a maintes fois monté avec bonheur le char ailé qui se formait de lui-même sous lui. »

Napoléon et Marie-Louise ; souvenirs historiques du baron de Meneval (Paris, 1843-1845, 3 vol. in-8o). La Vérité, rien que la vérité, telle est la devise naïvement ambitieuse de l’auteur de ces souvenirs. Mais la vérité sur un pareil sujet est difficile à dire pour qui a été, comme le baron de Meneval, secrétaire du portefeuille de Napoléon et des commandements de l’impératrice Marie-Louise. Son livre a cependant un certain air de franchise ; le style en est absolument dépourvu d’artifice, et nous sommes porté à croire que l’auteur raconte avec exactitude les faits dont il a été témoin. Mais n’est-il pas à craindre qu’il ait mal contrôlé ceux qui lui ont été rapportés ? En tout cas, il est certain qu’il a jugé ses deux héros avec une simplicité et une prévention qui ont quelque chose de monstrueux. C’est ainsi qu’il nous parle avec un prodigieux aplomb du désintéressement de son empereur, « mû par la seule ambition d’avoir voulu faire de la France la nation la plus glorieuse et la plus prospère, trop grand peut-être pour une société vieillie ! » On sait comment le malheureux avait travaillé à la rajeunir. C’est ainsi qu’il nous raconte avec une complète crédulité l’amour sincère et les inconsolables regrets de Joséphine. C’est ainsi qu’il nous peint l’extrême sensibilité de l’empereur : « La grossesse de l’impératrice avançait heureusement ; les indices s’en étaient révélés par de fréquents malaises qui ravissaient l’empereur ; il entourait Marie-Louise de sa sollicitude, la soutenait dans ses bras et l’encourageait, avec l’empressement le plus tendre. J’ai été quelquefois témoin de ces scènes de ménage où éclatait le naturel aimant de Napoléon... » Le ménage reste parfait dans le livre de Meneval, et le naïf chroniqueur semble avoir ignoré l’intolérable situation de Marie-Louise à la cour, situation si bien et si généralement connue qu’on a peine à s’expliquer comment elle a pu échapper à un secrétaire des commandements de Marie-Louise. La naissance du roi de Rome lui arrache le plus singulier trait d’érudition qu’un historien se soit jamais permis ; il s’explique ce laborieux accouchement par la pensée que le long enfantement de Rome inspirait à Virgile :

Tantae molis erat romanam condere gentem !

Rome comparée au duc de Reichstadt, c’est un rapprochement plus qu’ingénieux. Au reste, le bon baron est indulgent pour tout le monde, même pour les républicains, qu’il ménage visiblement. Marie-Louise, acceptant le duché de Parme et se laissant consoler par un second époux, lui inspire plus de commisération que de colère. Quant aux désordres moraux que quelques-uns ont osé reprocher à cette princesse, l’excellent baron n’y croit pas, la jugeant d’un tempérament trop froid.

La nature des faits racontés ne relève guère cette insuffisance des appréciations. Le baron de Meneval s’amuse à des détails d’intérieur, à des questions de préséance intolérables sous la vieille monarchie, insupportables chez Saint-Simon, malgré son style, tout à fait ridicules à la cour du monarque plébéien issu de la Révolution, et plus encore dans un livre imprimé presque de nos jours et médiocrement écrit.

Ce livre, en somme peu intéressant, et qui n’apporte à l’histoire aucun fait nouveau de quelque importance, comprend : une longue introduction dans laquelle l’auteur résume, à bâtons rompus, sa propre histoire et celle de l’Empire ; trente-neuf chapitres d’anecdotes incohérentes, relatives aux événements qui se sont écoulés depuis le divorce avec Joséphine jusqu’à l’exil à Sainte-Hélène ; un appendice comprenant diverses notes, une entre autres sur la mort du duc d’Enghien, mort qu’il faut, selon l’auteur, reprocher aux Anglais ; car le baron de Meneval est de la vieille école napoléonienne et professe une haine implacable pour la perfide Albion. C’est la matière des deux premiers volumes, publiés en 1843 ; le troisième, paru deux ans plus tard, n’ajoute rien de bien nouveau, et la série des anecdotes qu’il contient s’étend à toute la période comprise dans ces deux premiers ; c’est un nouveau livre auquel on a laissé le même titre.

Napoléon Ier et son historien, M. Thiers, par Jules Barni (Paris, 1865, in-12). Dans cette reproduction d’un cours public professé à Genève en 1863, M. Barni s’est proposé de rétablir la vérité dans l’histoire de Napoléon, et il a exécuté son dessin avec beaucoup d’éloquence et d’élévation. Déjà avant lui, Chaninng et Emerson, en Amérique, avaient sévèrement jugé Napoléon ; en France Charras, Ed. Quinet, Duvergier de Hauranne, Lamartine, Eug. Pelletan, Lanfrey, Scherer, Chauffour-Kestner avaient porté des coups terribles à la légende napoléonienne. M. Barni a voulu mettre son talent au service de cette cause : « Si j’ai pris particulièrement pour objet de ma critique l’Histoire du Consulat et de l’Empire par M. Thiers, c’est, dit-il, que cet ouvrage m’a paru être le monument le plus considérable et le plus dangereux de la grande erreur que je poursuivais. Le renversement de cette erreur est le véritable but que je me suis proposé ; l’examen du livre de M. Thiers, je prie qu’on ne l’oublie pas, n’a été pour moi qu’un moyen. Je n’ai attaqué l’historien que pour atteindre le héros ; les coups que j’ai portés à son œuvre n’ont tendu qu’à démolir l’idole à laquelle elle sert de piédestal.... Montrer que Napoléon, loin d’avoir été le continuateur de la Révolution, a été, suivant l’heureuse expression de Mme de Staël, le premier des contre-révolutionnaires ; que le 18 brumaire, loin d’avoir été un acte de salut, a été un malheur pour la France et en tout cas un crime ; qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre le Consulat et l’Empire, mais que le premier n’a pas été moins mauvais et moins coupable que le second ; que la prétendue conversion libérale de Napoléon à son retour de l’île d’Elbe n’est qu’une nouvelle fable ajoutée à tant d’autres ; qu’enfin son exil à Sainte-Hélène a été la trop juste expiation, aussi mal supportée d’ailleurs que bien méritée, de ce long attentat qui avait commencé au 18 brumaire : voilà tout ce que je me suis proposé de faire, et ce que j’espère avoir fait. » M. Barni a jugé Napoléon selon les imprescriptibles lois de la conscience et de la morale publique, et devant ce tribunal le héros de M. Thiers ne pouvait échapper à une condamnation.

M. Barni montre que le Consulat est tout entier en germe dans le 18 brumaire comme l’Empire dans le Consulat. Waterloo et Sainte-Hélène forment le dénoûment logique du drame dont cette monstrueuse usurpation est le premier acte. Telle est l’idée fondamentale de ce livre, et en reprenant toute cette histoire M. Barni veut moins la refaire que caractériser chaque situation et la juger. L’erreur capitale de M. Thiers, comme le montre M. Barni dans son dernier chapitre, est de n’avoir pas vu que le 18 brumaire ne pouvait avoir d’autre effet que le despotisme qui en est sorti, d’avoir cru que la liberté ne pouvait s’établir en France sans l’aide d’un sauveur. Bonaparte, au lieu de détruire la liberté, eût pu travailler à l’affermir. « C’était, dit M. Scherer en parlant de Bonaparte, une de ces natures du Midi chez lesquelles l’homme moral était tout simplement absent. Voilà pourquoi il est à la fois si grand et si petit, si étonnant et si vulgaire. » C’est cette absence de sens moral que M. Barni a essayé de constater dans Napoléon. « Je le dis en terminant, après ces vingt volumes et en dépit de leur immense succès, l’histoire du Consulat et de l’Empire est encore à faire. Exoriat aliquis ; que quelqu’un paraisse qui élève enfin un monument vraiment historique à la place de la légende reproduite et accréditée par M. Thiers ; il aura bien mérité, non-seulement de la France, mais de l’humanité. » M. Lanfrey, nous allons le voir, a répondu à l’appel de M. Barni et a dit peut-être le dernier mot sur le caractère et la moralité de Napoléon.

Napoléon Ier (histoire de), par P. Lanfrey (Paris, 1867, 4 vol. in-8o). M. Lanfrey comprend l’histoire en philosophe et en moraliste : il ne se contente pas de rapporter les faits ou d’en chercher l’enchaînement, il ne cède pas à ce parti pris trop commun et trop commode de regarder les hommes et les choses comme des produits des antécédents et des circonstances ; il se préoccupe du bien et du mal, de ce qui pouvait être et n’a pas été, il peint les caractères, juge les actes et les pèse dans la balance de la justice et de la morale.

Après les vingt volumes de M. Thiers, l’ouvrage de M. Lanfrey était nécessaire. Chacun connaît l’aveugle patriotisme de l’historien du Consulat et de l’Empire. M. Lanfrey a eu le courage de nous présenter Napoléon tel qu’il était, avec ses grands vices de cœur et l’effrayant égoïsme qui fut presque son unique mobile. Ce n’est pas que M. Thiers lui-même n’ait été forcé à la fin de faire violence à ses préventions et de nous montrer dans son héros un joueur enragé, c’est-à-dire une manière de fou furieux. Mais ce jugement, rapproché de la masse des admirations et des flatteries qui déparent son beau livre, a le tort de détonner sans arriver à corriger l’impression produite. Chez M. Lanfrey, tout se suit et s’explique. Ajoutons que les mérites du moraliste n’ôtent rien, dans son œuvre, aux qualités de l’historien proprement dit. Les grands drames de la vie du conquérant donnent lieu à des récits fort remarquables et profondément étudiés. M. Lanfrey a donc rendu à son pays un service éminent en rétablissant les traits vrais d’une figure dont l’éclat réel ou factice a produit tant de fascinations et amené tant de désastres. Si les libéraux de la Restauration n’avaient pas fait la légende napoléonienne, si M. Thiers ne les avait pas imités, la France n’eût pas connu le second Empire.

Napoléon (mémoires pour servir à l’histoire de France sous), écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits corrigés de la main de Napoléon (Paris, 1823, 8 vol. in-8o ; nouvelle édition, refondue et augmentée, 1830, 9 vol. in-8o). Par une bizarrerie singulière, ces Mémoires, qu’on peut considérer comme dictés par Napoléon et qui contiennent tout le récit de ses campagnes et de son administration, sont assez peu connus et rarement cités ; c’est presque en pure perte que Napoléon a écrit son autobiographie, et l’autorité qu’on cite le moins sur son compte, c’est la sienne.

Les Mémoires de Napoléon ne ressemblent en rien à des confidences ou à des confessions ; les morceaux qui ont quelque rapport à sa vie privée y forment des épisodes peu nombreux. Les campagnes d’Italie, d’Égypte et de Syrie, les guerres de Jules César, les campagnes de Turenne et de Frédéric, les affaires civiles et religieuses, les grandes mesures qui ont décidé des destinées des peuples, tels sont les sujets traités par le captif de Sainte-Hélène. Ce qui frappe l’esprit tout d’abord dans l’examen des idées politiques de Napoléon, c’est une certaine largeur de vue doublée d’utopie, une insensibilité complète, une extraordinaire fécondité en ressources d’imagination. Il n’exprime aucun regret sur tel ou tel acte de son gouvernement absolu, sur les erreurs de son aveugle ambition. Il s’attache plus d’une fois à des idées bizarres, comme celle de préparer la liberté des noirs, dans les colonies, en autorisant les colons à prendre deux femmes, l’une blanche, l’autre noire, ce qui lui paraît un moyen sûr d’établir l’égalité entre les enfants blancs et les enfants mulâtres. Les raisons qu’il donne de la reconstitution de la noblesse en France sont à noter. Il prétend qu’une noblesse nationale n’est pas contraire à l’égalité, les titres acquis par des services rendus à l’État sortant toujours d’une source honorable. Et quand même cette raison serait aussi vraie qu’elle est paradoxale ?… Il assure bravement qu’il avait donné l’égalité tout entière à la France et, de plus, qu’il avait résolu de rendre le peuple français le plus libre de tous les peuples de la terre. Et pourquoi n’a-t-il pas rétabli, au retour de l’île d’Elbe, la République ou le consulat ? La réponse est assez curieuse : « L’Empire était plus populaire en France que la République. ! » Lorsque Napoléon parle de ses premières campagnes d’Italie, il n’épargne rien pour faire mieux comprendre ses vastes et hardies combinaisons. Comme César, il décrit avec soin le théâtre de sa gloire. Il embrasse tout : les divisions formées par la nature et la configuration du sol ; la force des diverses frontières, les différentes lignes de défense, tant aux frontières que dans l’intérieur ; le genre de guerre qu’exige telle ou telle partie, les ressources militaires du pays, les places fortes, la puissance maritime que pouvait acquérir la nation italienne une fois réunie.

Il nous est impossible de suivre Napoléon racontant, exposant ou discutant ses plans, ses vues, ses idées, ses campagnes, ses actes politiques. Il faudrait s’arrêter à chaque pas, et là où sa conduite présente des ambiguïtés qu’il cherche à expliquer, après coup, d’une manière favorable à sa gloire, on n’aurait pas beaucoup de peine à le réfuter. Même à ce point de vue et pour montrer les subterfuges d’un génie aussi grand que peu scrupuleux, on trouvera profit à étudier le recueil de ses Mémoires.

Il a été longtemps à la mode de faire de Napoléon un grand écrivain. Sans le connaître, l’Académie de Lyon, dans un concours, avait décidé qu’il n’écrivait pas en français ; son style a dû gagner depuis ; mais, en dépit de ses admirateurs, il est resté à la fois médiocre, sec et pompeux. Nous ne parlons pas ici des Mémoires, où la part de Napoléon, comme rédacteur, est d’ailleurs incertaine ; puisqu’on ne sait ce qui appartient au juste à ses secrétaires, Marchand et Montholon. Ce style des Mémoires a été jugé avec cette partialité dont il est difficile de se défendre quand il s’agit de Napoléon. Nous trouvons, quant à nous, quelques exagérations dans les lignes suivantes : « Le style de Napoléon, dit Sainte-Beuve, offre un digne pendant aux styles les plus parfaits de l’antiquité en ce genre, à Xénophon et à César. Mais, chez ces deux capitaines si polis, la ligne du récit est plus fine ou du moins plus légère, plus élégante. Napoléon est plus brusque, je dirais plus sec, si de temps en temps les grands traits de son imagination ne faisaient clarté. Il a reçu, on le sent, une éducation moins attique, et il sait plus d’algèbre que ces deux illustres anciens. Sa brièveté a un cachet de positif. En général, la volonté se marque dans son style. Pascal, dans les immortelles Pensées qu’on a trouvées chez lui à l’état de notes et qu’il écrivait sous cette forme pour lui seul, rappelle souvent, par la brusquerie même, par cet accent despotique que Voltaire lui a reproché, le caractère des dictées et dès lettres de Napoléon. Il y avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. Leur parole, à tous deux, se grave à la pointe du compas, et, certes, l’imagination non plus n’y fait pas défaut. Tout hommage rendu au grand style du moderne César, à ce style où dominent, dans une forme brève, la pensée et la volonté (imperatoria brevitas), et où l’imagination se fait jour par éclairs, il me sera permis de ne pas le considérer tout à fait comme le style modèle qui doive faire loi aujourd’hui. Prétendre imiter le procédé de diction du héros qui sut abréger César lui-même, ce serait risquer d’être sobre jusqu’à la maigreur et de paraître tendu ou heurté. Il convient d’avoir fait d’aussi grandes choses pour avoir le droit d’être aussi nu. » Nous trouvons excessif de comparer Napoléon à Pascal comme écrivain et aussi, nous devrions peut-être dire et surtout, comme géomètre. M. Thiers n’est guère moins louangeur : « Jamais l’intelligence de Napoléon ne fut plus lucide, plus nette que dans son exil. Ses Mémoires portent ce caractère au plus haut degré. Pas un mot vague, inutile ou insuffisant. Il explique, il raconte en même temps. Quand tel esprit donnera dix raisons d’une chose, il n’en donnera qu’une, et elle est décisive. Quand il raconte une bataille, il le fait en une page ; il ne cite pas plusieurs circonstances pour expliquer le succès ou le revers, il en détache une, une seule, mais c’est celle qui a tout décidé. S’il peint un homme, il le fait en quatre traits, qui font cet homme grand ou petit, bon ou mauvais, lui enfin, et non un autre… Une qualité surtout est remarquable dans ses Mémoires, c’est le style. Il est moins brillant que lorsque Napoléon descendait en Italie, écrivait du pied des pyramides ou des bords du Jourdain ; mais, il est plus serré, plus concis, plus correct surtout. Chose étrange, qu’auront peine à croire ceux qui n’ont pas lu les Mémoires de Napoléon, le style est, sous le rapport du métier, l’un des plus parfaits qui existent. Bon goût, simplicité, pureté, correction, propriété de langage s’y trouvent au plus haut degré ; sa phrase est construite avec un soin extraordinaire ; il y a ce souci de la forme et de la belle forme qui dénote l’homme qui aime l’art pour lui-même et qui s’en inquiète. On sait qu’il parlait belles-lettres avec une supériorité de goût remarquable, mais, nous n’aurions jamais imaginé, si nous ne l’avions lu, qu’il écrivit avec cette profonde habileté. »

Napoléon, comédie politique de Ruckert (1816, in-8o). Ce n’est pas une œuvre dramatique, à vrai dire, mais plutôt un ensemble de chansons lyriques, bouffonnes, réunies dans le cadre fictif d’une comédie en trois actes. On y remarque surtout les chansons des batailles de Rossbach et de Katzbach, où l’auteur joue sur ces mots signifiant, l’un rivière des chevaux, et l’autre rivière des chats ; puis encore la chanson anecdotique du perroquet. Le seul défaut qu’on puisse reprocher à cette comédie, c’est d’être venue trop tard et d’avoir été comme la flèche du Parthe, pour ne pas se servir d’une autre expression empruntée à la Fable, lancée sur l’empereur vaincu et sur la France humiliée.

Napoléon Ier. Iconogr. Nous avons décrit au mot Bonaparte les portraits les plus intéressants et les œuvres les plus remarquables qu’a inspirés aux peintres et aux sculpteurs de son temps le glorieux général de la République française, le vainqueur de Marengo. Nous avons à parler ici des ouvrages du même genre qui ont été consacrés au despote qui fit ployer les peuples et les rois sous sa volonté de fer, qui inonda l’Europe de flots de sang, pour satisfaire une ambition et un orgueil démesurés. Cet homme, qui trouva des adulateurs jusque chez les princes, devait naturellement fasciner les artistes, gens prompts à s’enthousiasmer. Les peintres et les sculpteurs du plus grand talent rivalisèrent d’ardeur et de bassesse pour célébrer le nouveau César qui, il est juste de le reconnaître, ne négligea rien pour les encourager et les récompenser.

David, le farouche républicain, l’ami de Marat et de Robespierre, David se laissa complètement subjuguer par Napoléon, qui, peu après avoir été proclamé empereur, le nomma son premier peintre. Delécluze, qui vivait alors dans l’intimité de l’artiste, nous apprend, dans le livre qu’il lui a consacré (Louis David, son école et son temps), que « David reçut avec une reconnaissance respectueuse cette distinction contre laquelle il s’était élevé avec tant de véhémence autrefois ; » il ajoute : « Avant même que la cérémonie du couronnement eût eu lieu, l’impatient Napoléon fit venir son premier peintre et lui commanda quatre grands tableaux destinés à la décoration de la salle du trône : 1o le Couronnement ; 2o la Distribution des aigles au Champ-de-Mars ; 3o Intronisation de Napoléon dans l’église de Notre-Dame  ; 4o l’Entrée de Napoléon à l’Hôtel de ville. Cet ordre de l’empereur remplit de joie le cœur de David, et l’artiste était si impatient d’obéir à son nouveau maître, qu’une semaine était à peine écoulée que l’idée des quatre compositions était déjà dessinée sur le papier. » David employa trois ans à l’exécution du Couronnement de Napoléon ; la description que nous avons donnée de ce morceau capital au mot couronnement nous dispense d’en parler plus longuement ici ; rappelons seulement les paroles du soldat triomphant, en présence de ses courtisans, lorsqu’il eut vu pour la première fois le tableau dans l’atelier de l’artiste ; après un long et minutieux examen fait avec une gravité calculée, il se retourna vers le peintre, et d’un geste théâtral, se découvrant : « David, dit-il, je vous salue. » Après le Couronnement, l’artiste peignit la Distribution des aigles ; les deux toiles sont aujourd’hui au musée de Versailles.

Gros, Gérard, Girodet, Carle Vernet, Taunay doivent être cités en première ligne parmi les peintres que Napléon eut, de son vivant, pour retracer ses victoires et les épisodes les plus saillants de son règne. Nous parlerons plus loin de ses portraitistes. Il trouva à l’étranger même, dans les pays qu’il avait vaincus, des interprètes de sa gloire sanglante : le Milanais Appiani, pour n’en citer qu’un, lui consacra de nombreuses peintures.

La place nous manque pour décrire les innombrables compositions que Napoléon a inspirées ; nous devons nous borner à signaler quelque-unes de celles qui offrent le plus d’intérêt, en les rangeant autant que possible suivant l’ordre chronologique :

Napoléon recevant à Saint-Cloud le senatus-consulte qui le proclame empereur, tableau de G. Rouget, au musée de Versailles.

Première distribution des croix de la Légion d’honneur par Napoléon dans l’église des Invalides, tableau de Debret, au musée de Versailles ; exposé pour la première fois au Salon de 1812 ; gravé par Chaillot.

Napoléon visite le camp de Boulogne (en juillet 1804), tableau de J.-F. Hue, au musée de Versailles ; exposé au Salon de 1806.

Napoléon visite les environs du château de Brienne (4 août 1804), tableau de Fr. Leroy de Liancourt (Salon de 1806), au musée de Versailles.

Entrevue de Napoléon et de Pie VII dans la forêt de Fontainebleau (26 novembre 1804), tableau de Demarne et de Dunouy (Salon de 1808), au musée de Versailles.

Napoléon se rendant à Notre-Dame, gravure de Leleu.

Couronnement de Napoléon, tableau de David. Dessin à la sépia de J.-B. Isabey. Bas-relief par J.-Ph. Lesueur, pour le Corps législatif. Médaille d’André Galle.

Distribution des aigles au Champ-de-Mars, tableau de David ; dessin de J.-B. Isabey, gravé par Malbeste.

Napoléon reçoit au Louvre les députés de l’armée après son couronnement, tableau de Serangeli (Salon de 1808), au musée de Versailles.

Napoléon reçoit aux Tuileries la consulta de la république italienne, qui le proclame roi d’Italie (19 mars 1805), tableau de Goubaud, à Versailles.

Couronnement de Napoléon à Milan, fresque d’Appiani, au palais Royal de Milan.

Napoléon à Boulogne, tableau de M. Leduc (Salon de 1869).

Napoléon passe le Rhin à Kehl, bas-relief de la colonne Vendôme.

Napoléon reçu à Esslingen par le prince électeur de Bade, tableau de J.-V. Bertin (Salon de 1812), au musée de Versailles.

Napoléon reçu au château de Louisbourg par le duc de Wurtemberg, tableau de Wattelet (Salon de 1812), à Versailles.

Napoléon harangue le 2e corps de la grande armée, à Augsbourg, tableau de Claude Gautherot (Salon de 1808), au musée de Versailles. Bas-relief de la colonne Vendôme, gravé dans la Galerie de Réveil.

Reddition d’Ulm, tableau de Ch. Thevenin (1815), à Versailles. Tableau de Grenier, gravé à l’aqua-tinta par Jazot et au trait par Réveil.

Allégorie sur la reddition d’Ulm, tableau de Callet, à Versailles.

Napoléon rendant honneur au courage malheureux, après la prise d’Ulm, tableau de Debret (Salon de 1806), au musée de Versailles, destiné primitivement au Corps législatif ; gravé au trait par Réveil.

Entrée de Napoléon à Munich, tableau de Taunay, au musée de Versailles.

La Reddition de Vienne ou Napoléon recevant les clefs de Vienne, tableau de Girodet (Salon de 1808), à Versailles ; gravé par Pigeot. Médaille d’André Galle. Bas-relief d’Espercieux, de 26 pieds de long, exécuté pour le Corps législatif.

Napoléon, la veille de la bataille d’Austerlitz, tableau de J. Gigoux. V. austerlitz.

Bataille d’Austerlitz, tableau de Gérard (v. Austerlitz), gravé par Jean Godefroy. Tableau de C. Vernet (Salon de 1808), à Versailles.

Entrevue de Napoléon et de l’empereur d’Autriche, après la bataille d’Austerlitz, tableau de Gros (Salon de 1812), à Versailles.

Entrevue de Napoléon et de l’archiduc Charles à Stamersdorff, tableau de Ponco-Camus (Salon de 1812), à Versailles.

Napoléon visitant la manufacture de Jouy (20 juin 1806), dessin de J.-B. Isabey, à Versailles.

Entrevue de Napoléon et du prince primat de la confédération du Rhin à Aschaffenbourg (2 octobre 1806), tableau de Debret et Bourgeois, à Versailles.

Entrevue de Napoléon et du grand-duc Ferdinand d’Autriche, tableau d’Hipp. Lecomte, à Versailles.

Bataille d’Iéna, tableau d’Horace Vernet, gravé par Réveil. Médaille d’André Galle.

Napoléon au tombeau du grand Frédéric, tableau de Ponce-Camus (Salon de 1808), à Versailles. Gravure de Fr. Arnold, d’après Dahling.

Entrée de Napoléon à Berlin, tableau de Ch. Meynier (Salon 1810), à Versailles.

Napoléon recevant au palais royal de Berlin les députés du Sénat, tableau de Berthon (1808), à Versailles ; gravé dans la Galerie de Réveil.

Clémence de Napoléon envers le prince de Hatzfeld, tableaux de Stebuen, Lafitte, Vafflard, J.-F. Dunant, Mlle Marguerite Gérard. V. clémence.

Napoléon visitant le champ de bataille d’Eylau, chef-d’œuvre de Gros, au musée du Louvre (v. Eylau). Une copie de ce tableau par Mauzaisse est au musée de Versailles.

Napoléon à Osterode (mars 1807), tableau de Ponce-Camus (Salon de 1810), à Versailles ; gravé par Chaillot.

Napoléon recevant à Fickenstein l’ambassadeur de Perse (27 avril 1807), tableau de Mulard (Salon de 1810), à Versailles.

Mil huit cent sept, tableau de Meissonier, exposé en 1867.

Napoléon reçoit la reine de Prusse à Tilsitt, tableaux de Gosse et de J.-Ch. Tardieu, dit Cochin, au musée de Versailles ; tableau de Berthon, exposé au Salon de 1810, reproduit en tapisserie aux Gobelins et gravé dans la Galerie de Réveil.

Entrée de Napoléon à Dantzig, tableau de Ad. Roehn, exécuté pour Trianon et placé aujourd’hui à Versailles.

Bataille de Friedland, tableau d’Horace Vernet, gravé par Réveil. Médaille d’André Galle. Aquarelle de Siméon Fort, à Versailles.

Entrevue de Napoléon et du czar Alexandre sur le Niémen, tableau de Claude Gautherot (Salon de 1810). Tableau de Roehn (Salon de 1808), à Versailles. Gravure de Fr. Arnold (1807).

Alexandre présentant à Napoléon les Kalmoukes, les Cosaques et les Baskirs, tableau de Bergeret, à Versailles.

Napoléon décorant un soldat de l’armée russe à Tilsitt, tableau de Debret (Salon de 1808), à Versailles.

Adieux de Napoléon et d’Alexandre à Tilsilt, tableau de Serangeli, à Versailles.

Napoléon visitant l’infirmerie des Invalides, tableau de Véron-Bellecourt (Salon de 1812), à Versailles.

Napoléon recevant à Erfurt l’ambassadeur d’Autriche (octobre 1803), tableau de Gosse (1838),

Napoléon devant Madrid, tableau de Carle Vernet (Salon de 1810), à Versailles.

Napoléon accordant à Mlle de Saint-Simon la grâce de son père, tableau de Lafond (Salon de 1810), à Versailles. Tableau de J.-A. Pajou. Gravure de Bosselmann, d’après Chasselat.

Napoléon, à Astorga, se fait présenter les prisonniers anglais, tableau d’Hipp. Lecomte (Salon de 1810), à Versailles.

Napoléon haranguant les Bavarois et les Wurtembergeois à Abensberg (20 avril 1809), tableau de Debret (Salon de 1810), à Versailles.

Napoléon blessé devant Ratisbonne, tableau de Cl. Gautherot (Salon de 1810), à Versailles ; gravé dans la Galerie de Réveil.

Napoléon bivaquant près du château d’Ebersberg, tableau de Monglu (Salon de 1810), à Versailles.

Napoléon fait jeter un pont sur le Danube, à Ebersdorf (19 mai 1809), tableau d’Appiani, à Versailles.

Bataille d’Essling, tableau de Langlois, gravé dans la Galerie de Réveil.

Retour de Napoléon dans l’île Lobau après la bataille d’Essling, tableau de Ch. Meynier (Salon de 1812), à Versailles.

Rencontre de Napoléon et du maréchal Lannes dans l’île de Lobau, tableau d’H. Bellangé (Salon de 1831).

Bataille de Wagram, tableaux de Langlois (gravé par Jazet), de C. Vernet, d’Hipp. Bellangé (Salon de 1840). Médaille d’André Galle. Bivac de Napoléon sur le champ de bataille de Wagram, tableau de Roehn (Salon de 1810), gravé par Guttemberg.

Béception de Napoléon à l’Hôtel de ville de Paris (4 décembre 1809), dessin de J.-M. Moreau le jeune.

Mariage de Napoléon et de Marie-Louise, tableau de Rouget (Salon de 1837), à Versailles. Entrée de Napoléon et de Marie-Louise aux Tuileries, le jour de leur mariage, tableau d’E.-B. Garnier (Salon de 1810). Napoléon et Marie-Louise dans la grande galerie du Louvre, te jour de leur mariage, tableau d’Alb. Maignan (Salon de 1869). Allégorie relative au Mariage de Napoléon et de Marie-Louise, tableaux de L. Dabos et de Callet (Salon de 1810). Napoléon et Marie-Louise visitant Anvers, deux tableaux de J, van Brée, au musée de Versailles, et un tableau de L.-P. Crépin (Salon de 1810).

Marie-Louise faisant le portrait de Napoléon, tableau d’A. Menjaud (Salon de 1810).

Napoléon et le roi de Rome, tableau de Steuben (Salon de 1841).

Napoléon à Smolensk, gravure de Bosselmann, d’après Chasselat.

Bataille de la Moskova, tableau d’Horace Vernet, gravé dans la Galerie de Réveil. Napoléon, le matin de la bataille de la Moskova, tableau de Joseph Franque (Salon de 1812).

Bataille de Monlmirail, tableau d’Horace Vernet, gravé dans la Galerie de Réveil.

Napoléon à Arcis-sur-Aube, tableau de Martinet, gravé par Jazet et par Réveil.

Mil huit cent quatorze, tableau de Meissonier (Exposition universelle de 1867). Après avoir représenté, dans son tableau de Mil huit cent sept, l’heureux vainqueur de la Prusse, Meissonier le montre ici vaincu, sombre et soucieux, suivant à cheval un chemin où la neige est pilée, salie par les roues des caissons et les pieds des soldats ; ses généraux, Drouot, Lannes, Berthier, Flahaut et d’autres, l’escortent tristement. Le gros de l’armée s’avance sur une ligne parallèle. Un ciel gris, froid, chargé de frimas, s’étend comme un linceul au-dessus de cette armée et de ces chefs en déroute. Ce tableau est une des œuvres capitales de Meissonier.

Napoléon à Montereau, tableau d’E. Lami, gravé par Jazet et par Réveil.

Napoléon à Fontainebleau, le 31 mars 1814, tableau de P. Delaroche, au musée de Leipzig ; gravé par Jules François.

Napoléon signant son abdication, tableau de Bouchet et Ferri, à Versailles.

Les Adieux de Fontainebleau, tableau d’Horace Vernet, gravé par Jazet et par Réveil. Il y en a une copie, par Montfort, au musée de Versailles.

Napoléon quittant l’île d’Elbe pour revenir en France, tableau de Beaume.

Le Retour de l’île d’Elbe, tableau de Steuben, gravé par J.-P.-M. Jazet. Tableau de Bellangé (Salon de 1864).

Napoléon à Charleroi, Napoléon à Waterloo, Napoléon en 1815, tableaux d’Horace Vernet, gravés au trait par Réveil.

Adieux de Napoléon à son fils, tableau de Grenier, gravé à l’aqua-tinta par L. Rollet.

Napoléon à Sainte-Hélène, tableau de Vafflard ; tableau (esquisse) de Paul Delaroche.

Napoléon dictant au jeune Las Cases des notes pour servir à ses Mémoires, gravure de Baquoy.

Napoléon, à Sainte-Hélène, s’entretenant avec le fils d’un général, groupe de marbre, par A. Malgrati (Exposition universelle de 1855).

Napoléon sur le rocher de Sainte-Hélène, tableau de Pierre Lacroix, lithographie par l’auteur.

Derniers moments de Napoléon, dessin de Rouget (Exposition universelle de 1855).

La Mort de Napoléon, tableau de Steuben, gravé par Jazet.

Napoléon sur son lit de mort, tableau de Mauzaisse (Salon de 1843).

Le Tombeau de Napoléon à Sainte-Hélène, tableau allégorique de Gérard, gravé par Fr. Garnier. La tombe du César déchu est entourée de saules. Dans les airs, Napoléon, assis et couronné de lauriers, est entouré par les ombres des guerriers de son temps, qui viennent rendre hommage à sa mémoire. Cette composition est accompagnée par les figures de l’Histoire, de la Renommée, de la Victoire et de la Poésie, que Gérard avait peintes pour supporter son tableau de la Bataille d’Austerlitz et qui sont aujourd’hui au Louvre. La Restauration avait eu l’idée de substituer au tableau d’Austerlitz une Bataille de Fontenoy, d’Horace Vernet. « Mais, tandis que cette profanation s’accomplissait, dit M. Lenormant, Gérard trouvait un moyen, aussi ingénieux que touchant, de rentrer dans la possession de son œuvre et de sa pensée. Le livre dont Austerlitz faisait partie venait de s’achever à Sainte-Hélène. Il ne s’agissait que de le dérouler jusqu’à son dernier chapitre. Au lieu du héros enivré de la plus éclatante de ses victoires, le peintre allait montrer sa tombe solitaire au milieu de l’Océan et sous des yeux qui n’avaient rien vu de toute cette gloire. En présence de ce sépulcre, l’Histoire et la Renommée conservaient leur activité, la Victoire sa fierté, la Poésie son inspiration. Conviées en quelque sorte aux funérailles d’un grand homme, elles semblaient éprouver un redoublement du sentiment de l’immortalité. Le Tombeau de Sainte-Hélène, porté par les quatre figures d’Austerlitz, est une des meilleures estampes de l’œuvre de Gérard. Le peintre n’y voyait pas seulement un moyen sûr et loyal d’accroître sa renommée ; favori d’un gouvernement qui avait remplacé celui de l’empereur, il pleurait dignement auprès des Bourbons son ancien protecteur, comme Rapp avait pleuré son général auprès de Louis XVIII. » Une copie du tableau de Gérard, par Alaux, se voit au musée de Versailles. Daguerre a fait sur le même sujet, pour l’ancien Diorama, une vaste peinture qui a obtenu un grand succès (1833),

Apothéose de Napoléon, peinture d’Ingres, détruite par l’incendie de l’Hôtel de ville de Paris en 1871. Nous en avons donné la description au mot apothéose. Un beau dessin à l’encre de Chine de cette composition a été payé 7,200 francs par M. Welles de Lavalette à la vente Carlin (1872). Oudiné a gravé une médaille commémorative de l’œuvre d’Ingres. On n’a pas attendu que Napoléon fût mort pour lui décerner, en peinture et en sculpture, les honneurs divins. Appiani a peint son Triomphe ou pour mieux dire son Apothéose dans une des salles du palais de Milan ; il l’y a représenté sous la figure de Jupiter. Cette peinture a été gravée en six planches par Gius. Longhi, Citons encore : le Triomphe de Napoléon, gravé par F.-A. David d’après Ch. Monnet ; l’Empereur donnant la paix à la terre, sculpture de Mansion (Salon de 1810) ; le Génie de Napoléon maîtrisant la Victoire, mosaïque de Belloni (Salon de 1810) ; l’Aigle impériale couronnée par la Victoire, médaille gravée par L. Jaley ; Napoléon, sous la figure d’Hercule, terrassant les Crimes et mettant l’Innocence sous la protection de son code, sculpture de Ch.-Aug. Taunay et de Gayrard, etc.

Parmi les œuvres d’art destinées à rappeler la gloire de Napoléon, nous ne saurions omettre de mentionner ici les arcs de triomphe de l’Étoile, du Carrousel et de la porte d’Aix, à Marseille, la colonne Vendôme et la colonne du Châtelet. Le tombeau des Invalides offre lui-même une glorification, une apothéose de l’homme dont il renferme la dépouille. Les dix bas-reliefs dont Simart a décoré ce fastueux sépulcre sont conçus dans le style allégorique : au centre de chacun d’eux est une figure demi-nue ayant les traits de Napoléon et symbolisant son génie ; cette figure préside aux actes les plus importants du règne impérial : la Pacification des troubles civils, le Concordat, la Promulgation du code civil, la Création de l’ordre de la Légion d’honneur, du Conseil d’État, de la Cour des comptes, l’Organisation de l’Université, des grands travaux publics, la Protection accordée au commerce et à l’industrie, la Centralisation administrative. Une statue de Napoléon, en costume impérial, exécutée par le même artiste, est placée dans la cella du tombeau.

Arrivons maintenant aux portraits plus ou moins idéalisés qui ont été faits de Napoléon, et commençons par les statues.

Statue de Napoléon, par Canova. Canova est le plus célèbre des statuaires qui aient été appelés à sculpter Napoléon de son vivant. Travaillant pour l’homme qui se donnait, dans son genre, pour le continuateur de toutes les ambitions romaines, il n’imagina rien de mieux, dit Quatremère, que de le faire voir dans sa statue comme les Romains avaient eux-mêmes souvent représenté leurs empereurs. Il fit de lui une image colossale en marbre qui fut exposée à Paris en 1812. Cette figure, n’ayant d’autre vêtement qu’une draperie tombant du bras gauche, tient de la main droite, avancée et isolée du corps, une petite statue de la Victoire en métal, et, de la main gauche, un long sceptre qui, dans la plus grande partie de sa hauteur, se trouve accoté à la draperie. Un tronc d’olivier sert d’accompagnement à la cuisse et à la jambe droite, et de soutien obligé à la masse totale. Un large sabre est attaché à ce tronc, de manière à rompre l’uniformité des lignes. « Ce que l’on remarque eu examinant la statue de Canova, dit encore Quatremère, c’est avant tout la simplicité de l’action. La figure se recommande par le développement harmonieux de toutes ses parties, par la largeur de ses formes, par l’accord d’un mouvement qui exprime tout à la fois la noblesse d’une démarche imposante et l’activité d’un génie ambitieux de toute sorte de gloire. La tête offre, avec la ressemblance exacte des traits du visage, le double caractère expressif de méditation profonde et de volonté impérieuse et active. Le style du dessin, dans tout l’ensemble, tient un milieu assez juste entre le système du genre idéal et la réalité du vrai positif ou individuel. Il y a noblesse et simplicité pour le tout, pureté et correction pour les détails. Quant au travail du marbre, il se fait remarquer par la largeur dans les pectoraux et les parties charnues, par une grande facilité d’exécution, par un fini à la fois moelleux et précis. » En 1815, l’œuvre de Canova passa entre les mains du vainqueur de Waterloo qui l’emporta en Angleterre. Une reproduction en bronze pour Milan avait été exécutée en 1810, sous les yeux mêmes de Canova.

Statue de Napoléon, par Chaudet. Cette statue, exécutée en bronze et qui occupa le sommet de la colonne Vendôme jusqu’en 1814, représentait Napoléon en empereur romain, la tête ceinte de lauriers, vêtu de la chlamyde, appuyé d’une main sur son glaive et tenant, dans l’autre, un globe surmonté d’une Victoire ; elle était coulée d’un seul jet ; le bras gauche et un bout de draperie avaient seuls été rapportés. Renversée en 1814 et fort mutilée dans sa chute, elle fut brisée et réduite en lingots, par ordre du gouvernement de la Restauration, et servit ensuite à fondre la statue de Henri IV sur le pont Neuf. Elle a été plusieurs fois gravée.

Statue de Napoléon, par Seurre. Napoléon prisait médiocrement les statues idéalisées qui avaient été faites de lui par Canova et par Chaudet ; il comprenait que la réalité était plus capable d’impressionner et de charmer la foule. Un des premiers actes du gouvernement de Juillet fut de décider le rétablissement de la statue du « grand homme » sur la colonne Vendôme ; un concours ayant été ouvert, ce fut l’esquisse de Seurre qui remporta le prix et qui fut exécutée. L’artiste a représenté Napoléon debout, revêtu de la redingote et du chapeau légendaire, la main gauche placée dans l’ouverture du gilet, la droite baissée et tenant une longue-vue. Cette statue, dont il a été fait d’innombrables reproductions et qui, mieux que toute autre, méritait de devenir populaire, a été enlevée, sous le dernier Empire, de son piédestal triomphal et transportée à Courbevoie. Il y en a une réduction au musée de Versailles.

Statue de Napoléon, par Dumont. Cette statue, qui a remplacé celle de Seurre en 1863 et qui, à son tour, a été renversée avec la colonne sous la Commune de 1871, représente Napoléon en costume d’empereur romain.

Statue équestre de Napoléon, par Armand Le Véel, érigée à Cherbourg en 1858. Elle est en bronze.

Statue équestre de Napoléon, par Frémiet ; érigée à Grenoble. Le modèle de cette statue a été exposé au Salon de 1868. L’empereur a le costume traditionnel que lui avait donné Seurre ; il a la main droite dans le gilet et tient de la main gauche les rênes de son cheval qui baisse la tête, comme impatient du frein.

Statue de Napoléon, par Rude, à Fixin (Côte-d’Or). Cette statue, que l’artiste exécuta en 1847 pour M. Noisot, son ami, et qui a été fondue en bronze, est conçue dans le style allégorique. L’artiste a représenté Napoléon s’éveillant dans son linceul, sur le roc de Sainte-Hélène, et soulevant la pierre du tombeau pour revivre, non pas au pouvoir, mais dans l’immortalité. Sur les flancs du rocher, un aigle expire, l’aile étendue convulsivement. Plus loin, on distingue la couronne de chêne de Campo-Formio, l’épée d’Iéna et le chapeau d’Eylau. Le vaincu de Waterloo a ici son masque populaire et l’uniforme des chasseurs de la garde, que dissimulent d’ailleurs, en grande partie, les larges plis d’un manteau. Ce monument, une des œuvres les plus importantes de l’auteur, porte cette inscription laconique et superbe : À Napoléon, Noisot, grenadier de l’île d’Elbe, et Rude, statuaire.

D’autres statues de Napoléon ont été exécutées par Bougron (au palais de justice de Boulogne-sur-Mer), Brunot (Salon de 1810), P. Cartellier (exécuté, vers 1810, pour l’école de droit de Paris), Duret (Salon de 1800), Espercieux (Salon de 1810), A.-F. Fortin (Salon de 1810), Guillaume (exposée en 1861 et 1867 et appartenant au prince Napoléon), Jouffroy (statue érigée en 1857, à Auxonne), le comte Pajol (statue équestre en bronze exécutée pour la ville de Montereau et exposée au Salon de 1867), Ramey (statue de marbre, exécutée en 1813 pour la salle du Sénat, placée aujourd’hui au musée de Versailles), Roland (statue de marbre exécutée vers ÎSIOÎ, Rutchiel (statue de marbre, à Versailles), V. Thérasse (Salon de 1857), etc.

Napoléon mourant, statue de marbre, par Vela (Exposition universelle de 1867).

Au Salon de 1861, M. Cavelier a exposé une statue de Napoléon législateur, appartenant au prince Jérôme Napoléon : l’empereur, en costume antique, couronné de lauriers et tenant les tables de la loi, a la tête penchée, dans une attitude de méditation profonde. Un bas-relief de M. Fr, Gilbert, sur le même sujet, décore le palais de justice de Marseille.

Parmi les bustes, nous citerons ceux exécutés par Houdon (buste « sauvage, obscur et ténébreux, qui semble une sinistre énigme, » dit Michelet, appartenant au musée de Versailles), Calla (marbre daté de 1812, au grand Trianon), Delaistre (marbre, Salon de 1812), Elshoect (marbre, d’après le masque moulé sur nature à Sainte-Hélène, Salon de 1849), F. Masson (bronze, Salon de 1808), etc. Un médaillon en bronze, par Levillain, a figuré au Salon de 1867.

Le portrait de Napoléon peint par David est justement célèbre ; on en a lu plus haut une appréciation faite par Michelet.

Robert Lefèvre fut le peintre ordinaire des effigies officielles de l’empereur ; il le représenta assis sur son trône et revêtu de tous les insignes de son pouvoir souverain, dans un tableau dont il ne fit pas moins de trente-sept répétitions, si nous en croyons Gabet. Il avait réussi d’ailleurs, au dire des contemporains, à rendre « d’une façon frappante » la ressemblance de Napoléon. Mme Benoist fit aussi un grand nombre de portraits de l’empereur pour les préfectures, les mairies, etc. ; on peut en voir un spécimen au musée d’Angers : Napoléon y est représenté en grand costume impérial. Deux portraits peints par Chabord, l’un pour la ville de Gap, l’autre pour la ville de Francfort, ont été gravés par J. Marchand. Au musée de Dresde est un portrait de Napoléon, avec le costume du couronnement, qui a été peint par Fr. Gérard. Gros, qui avait si magistralement peint le premier consul, fit aussi un portrait de l’empereur. D’autres portraits de Napoléon ont été peints par Augustin (en miniature), Despois, Louis Ducis (Salon de 1810), Fr. Dumont (Salon de 1806), Garnerey (gravé par Alix), E.-B. Garnier (Salon de 1808), Isabey (Salon de 1810). Mme Mongez (exécuté pour la ville d’Avignon), G. Rouget (Salon de 1850), Steuben (gravé par Lefèvre), Carle Vernet (figure équestre, Salon de 1808), J.-B. Wicar (gravé par G. Morghen), etc.

Citons enfin les portraits gravés par Blanchard père, Borromée, J. Bouillard (1806), E. Bovinet, H. Castel, Cazenave, J. Chailly, L.-F. Charon, J. Hopwood, C. Jacquemin, Le Beau (d’après Naudet), Longacre (d’après Rousseau), Gius. Longhi (1807), Massard (1808), Marck (d’après R. Lefèvre), Mécou (Salon de 1812), E. Pauquet (Salon de 1849), etc..

Un intéressant portrait est celui que Calamatta a gravé d’après le masque en plâtre moulé à Sainte-Hélène par le docteur Antomarchi.

Aux compositions historiques relatives à Napoléon Ier, et que nous avons déjà citées, il faut ajouter celles qui servent d’illustrations aux diverses histoires du conquérant, notamment à un ouvrage de Norvins et de Thiers. Charlet a consacré à Napoléon de nombreux dessins que la gravure et la lithographie ont popularisés. Sous le titre de Napoléon à la grande armée, il a paru, en 1810, un recueil contenant 146 planches gravées par Courbe et Duplessis-Bertaux. Bergereta fait sur les Victoires de Napoléon en Allemagne 845 dessins qui ont été reproduits pour la plupart dans les bas-reliefs en spirale de la colonne Vendôme. Citons enfin les médailles gravées par J.-J. Barre, André Galle, Bertrand Andrieu, N.-G.-A. Brenet, etc.

Le Napoléon législateur, peint par H. Flandrin pour le conseil d’État, et qui a été exposé au Salon de 1847, a péri en 1871 ; c’était, du reste, une œuvre assez médiocre. Thoré en a fait cette critique mordante : « Comme le Napoléon de M. Flandrin fera bien comprendre à la postérité le dictateur de la France ! David et Gros ont peint d’après nature le guerrier et le vainqueur. Il était réservé aux artistes de notre temps de nous montrer Napoléon en culotte de molleton et en gilet de basin, comme l’a fait M. Steuben, ou en législateur, comme M. Flandrin vient de le réussir heureusement. L’empereur est debout sur un trône en bois blanc, peint de jaune malsain. Quel trône indigne de la chanson de Béranger ! Devant les trois marches de cette échoppe, je ne sais quel terrain glaireux badigeonné de la même couche jaunâtre, le tout appliqué à plat sur fond de papier bleu. La tête est extrêmement commune et la main tient un pain d’épices où sont tracés des lettres majuscules. » M. Jacquand, enfin, a peint au palais de justice de Boulogne-sur-Mer un Napoléon Ier publiant son code.