Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/NECKER (Suzanne CURCHOD, dame), femme de lettres et moraliste, épouse du précédent

Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 3p. 891-892).

NECKER (Suzanne Curchod, dame), femme de lettres et moraliste, épouse du précédent, née à Crassier, dans le pays de Vaud, en 1739, morte aux environs de Lausanne en 1794. Elle est la mère de Mme de Staël. Son père était pasteur protestant. Gibbon, étant venu à Lausanne en 1757, la vit et faillit l’épouser. « Son père, dit Gibbon, dans la solitude d’un village isolé, s’appliqua à donner une éducation libérale et même savante à sa fille unique. Elle surpassa ses espérances par ses progrès dans les sciences et les langues ; et, dans les courtes visites qu’elle fit à quelques-uns de ses parents à Lausanne, l’esprit, la beauté et l’érudition de Mlle Curchod furent le sujet des applaudissements universels. Les récits d’un tel prodige éveillèrent ma curiosité : je vis et j’aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans les sentiments et élégante dans les manières ; et cette première émotion soudaine ne fit que se fortifier par l’habitude et l’observation d’une connaissance plus familière. Elle me permit de lui faire deux ou trois visites chez son père. Je passai là quelques jours heureux dans les montagnes de Franche-Comté, et ses parents encourageaient honorablement la liaison… » Le père de Gibbon s’opposa à ce mariage. Les deux amoureux se revirent en 1765, à Paris, mais alors Suzanne Curchod était devenue Mme Necker. Le mariage eut lieu en 1764. L’étonnement de la jeune femme est bien caractérisé dans la correspondance de Mme Necker avec Mme de Brenles, recueillie par M. Gelowkin (Lettres diverses recueillies en Suisse, Genève, 1821, in-8o). Elle se plaît même à dire qu’elle a été obligée de refaire son esprit tout à neuf pour les caractères, pour les circonstances, pour la conversation, et s’écrie un jour « Quel pays stérile en amitié ! » Mme Necker compta pourtant beaucoup d’amis dans ce pays stérile en amitié, et, parmi les plus illustres : Buffon, Marmontel, l’abbé Raynal, Morellet, Diderot, Thomas ; elle eut un salon rival de ceux de Mme Geoffrin et de Mme du Deffant. Diderot écrivait d’elle, en 1765, à Mlle Voland : « Il y a ici une madame Necker, jolie femme et bel esprit, qui raffole de moi ; c’est une persécution pour m’avoir chez elle. Suard lui fait sa cour… » Dans cette atmosphère littéraire, son esprit cultivé ne tarda pas à s’éprendre du goût le plus vif pour les lettres. Elle écrivit de petits ouvrages qui eurent leur heure de vogue : Des inhumations précipitées (1790, in-8o) ; Mémoires sur l’établissement des hospices (in-8°) ; Réflexions sur le divorce (1795, in-8o) ; Mélanges extraits des manuscrits de Mme Necker, publiés, après la mort de l’auteur, par son mari (1798, 8 vol. in-8o). Le meilleur de ces ouvrages est celui qui a pour titre Réflexions sur le divorce, et qu’elle écrivait en 1790 à Coppet, où elle s’était réfugiée.

Au milieu du relâchement général des mœurs, Mme Necker, forte de son attachement, on pourrait dire de son culte pour son mari, et de l’amour de son mari pour elle, sut rester pure, attachée à ses devoirs ; ce qui serait à peine remarqué à une autre époque est un grand sujet d’éloge et presque une énormité pour ce temps-là. Elle était, de plus, très-bienfaisante, s’indignant de ce qu’on trouvait de l’argent pour les royales orgies quand le Trésor était à sec pour secourir les malheureux, de ce que les sofas de Luciennes avaient des clous d’or tandis qu’un grabat d’hôpital servait à deux et même à quatre malades. Un jour qu’elle visitait ces horribles asiles de la misère et de la souffrance, elle se sentit émue ; cette étrange promiscuité des malades la révolta ; de là son Mémoire sur l’établissement des hospices ; de là aussi, ce qui valait encore mieux, l’hôpital fondé par elle « pour montrer la possibilité de soigner les malades seuls dans un lit avec toutes les attentions de la plus tendre humanité, et sans excéder un prix déterminé. » Cet hôpital avait cent vingt lits ; Mme Necker, après en avoir été la fondatrice, en fut l’économe et la directrice durant dix années (1780-1790). Elle mourut en mai 1794, dans une habitation près de Lausanne ; elle n’avait que cinquante quatre ans. « On peut lire, dit Sainte-Beuve, dans une notice écrite par son petit-fils, de touchants détails sur cette fin. Mais, même hors du cercle domestique, Mme Necker mérite d’obtenir dans notre littérature un souvenir et une place plus marqués qu’on ne les lui a généralement accordés jusqu’à cette heure. La France lui doit Mme de Staël, et ce magnifique présent a trop fait oublier le reste. Mme Necker, avec des défauts qui choquent à première vue, et dont il est aisé de faire sourire, a eu une inspiration à elle, un caractère. Entrée dans la société de Paris avec le ferme propos d’être femme d’esprit et en rapport avec les beaux esprits, elle a su préserver sa conscience morale, protester contre les fausses doctrines qui la débordaient de toutes parts, prêcher d’exemple, se retirer dans les devoirs au sein du grand monde, et, en compensation de quelques idées trop subtiles et de quelques locutions affectées, laisser après elle des monuments de bienfaisance, une mémoire sans tache, et même quelques pages éloquentes. »