Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Mémoires d’un bourgeois de Paris, par le docteur Louis Véron

Administration du grand dictionnaire universel (11, part. 1p. 4).

Mémoires d’un bourgeois de Paris, par le docteur Louis Véron (Paris, 1854, 6 vol. in-8o). Cet ouvrage, dans lequel l’auteur raconte d’une façon, sinon littéraire, du moins assez souvent piquante, les événements si divers qu’il a vus et dans lesquels il a joué un rôle, eut à son apparition un grand succès de curiosité. Successivement médecin, exploiteur de la pâte Regnault, journaliste, directeur de l’Opéra, administrateur, puis propriétaire du Constitutionnel, député, romancier et Mécène littéraire, le docteur Véron, admirateur de Louis-Philippe, et non moins grand admirateur de l’auteur du coup d’État du 2 décembre, devenu possesseur d’une grande fortune, agréablement gagnée, restera comme un des types de la bourgeoisie de 1830, de ce grand parti des « ventrus, » des conservateurs satisfaits et égoïstes, qui ont exercé une influence si démoralisante sur l’esprit public de notre époque.

Ce bourgeois vaniteux, charmé de lui-même, éprouva le besoin de parler de lui-même, de juger les hommes et les choses de son temps, et écrivit ses mémoires. Il commence par l’Empire, et, après avoir peint l’état de la société à une époque où il ne pouvait la connaître, il passe successivement en revue la Restauration, le gouvernement de 1830, la République et le second Empire ; politique, sciences, arts, rien n’échappe à sa plume trop féconde. Ainsi il consacre des chapitres à la biographie de certains ministres, pour répéter ce qui a été bien mieux dit avant lui, et sans y ajouter un détail nouveau, une anecdote inédite. Comme directeur du Constitutionnel, par ses relations avec le président Louis Bonaparte, dont il soutint ardemment la politique rétrograde, le docteur Véron joua dans les affaires publiques un certain rôle, qu’il a singulièrement exagéré, car il croit naïvement qu’il a beaucoup influé sur les destinées de sa patrie. La partie la plus curieuse de ses mémoires, en ce qui touche la politique, est celle qui a trait au coup d’État du 2 décembre et aux hommes qui y ont pris part. On y trouve des détails piquants, notamment sur MM. de Morny et Maupas. Le côté intéressant à étudier dans le docteur Véron, ce n’est pas le politique, c’est le gastronome et le directeur de l’Opéra. Là, il est véritablement dans son élément, car c’est l’épicurien qui domine en lui. Toutefois, à ce point de vue même, ses mémoires n’ont point répondu à l’attente du public. Sur les cafés à la mode, les restaurants en vogue, le rôle diplomatique du corps de ballet, que de choses intéressantes il eût pu nous apprendre ! Aussi est-on tout étonné de ne trouver là-dessus que quelques détails insignifiants et des anecdotes en fort petit nombre. Le chapitre sur l’Opéra renferme plutôt le compte rendu d’un administrateur que les souvenirs d’un homme d’esprit.

Les portraits abondent dans les Mémoires d’un bourgeois de Paris ; Véron ne pouvait oublier le sien.

« Quant à moi, dit-il, je ne suis pas né solliciteur, et j’ai parcouru les diverses situations où le sort m’a jeté, plutôt en curieux qu’en ambitieux. D’un extérieur peu sympathique, d’un embonpoint peu élégant, à ce point que le président de la République me dit un jour, en me recevant à dîner : « Comme vous êtes gros, monsieur Véron ! » (Cette familiarité d’un prince flatta singulièrement ma vanité bourgeoise}. Avec un extérieur qui ne plaide pas en ma faveur, avec un caractère trop peu diplomatique, avec un sentiment de ma dignité personnelle peut-être exagéré, je n’usai jamais les tapis des antichambres du pouvoir. » Comme on le voit, le docteur se décerne en forme un brevet d’indépendance et de philosophie. Dans sa galerie de portraits, il n’a point oublié sa fameuse Sophie, sa cuisinière, qui a tenu une place si importante dans les événements de sa vie. Les dîners du docteur ont eu une certaine réputation ; il connaissait bien ses contemporains et les prenait par leur faible. Bien des gens qui ne seraient pas venus chez le directeur de l’Opéra s’asseyaient sans façon à la table du gastronome. Aussi, sous ce rapport-là, et sans le vouloir peut-être, l’auteur des Mémoires d’un bourgeois de Paris peint très-bien la période de 1830, qui fut celle de sa gloire et de sa fortune. Sophie était l’âme, la cheville ouvrière de toutes ces réunions ; non-seulement elle les animait par ses talents culinaires, mais aussi, si l’on en croit le docteur, par son esprit et ses reparties.

« Pendant ma direction de l’Opéra et du Constitutionnel, dit-il, cette même Sophie, que m’avait donnée Fanny Elssler, causait familièrement, librement avec des gens de lettres, avec des hommes politiques, des députés ou des ministres, qui l’encourageaient par leur bienveillance. Elle prit ainsi l’habitude de donner, sans qu’on l’interrogeât, son avis sur les affaires publiques. » La vanité bourgeoise qui éclate dans ces quelques lignes donne une idée de celle qui règne dans tout l’ouvrage, et contribue à donner au récit quelque chose de comique,’qu’il n’aurait pas sans cela. Quand on ne peut sourire de ce que raconte l’auteur, on le fait de la manière dont il le raconte et de la naïveté avec laquelle il étale son importance. Il est inutile de dire que ces dîners étaient pour le docteur diplomate, comme pour les ministres ses contemporains, un moyen bien plus qu’un but ; ce n’était pas pour le seul plaisir de faire admirer le talent de Sophie qu’il réunissait tant de convives autour de sa table, mais bien parce qu’il avait plus ou moins besoin d’eux. En résumé, ces mémoires n’offrent qu’un médiocre intérêt, et on en trouve la raison dans ces quelques lignes qui les terminent : « Quelques-uns s’étaient d’abord imaginé que je demanderais le succès de ces mémoires à des indiscrétions sans mesure et à l’attrait du scandale ; ce n’eût été ni respecter le public ni me respecter moi-même. Vous ne nous dites pas tout ce que vous savez, me reproche-t-on quelquefois ; cela est vrai, mais si ces mémoires obtiennent quelque approbation des honnêtes gens, ce sera peut-être moins pour ce qu’on y trouve que pour ce qu’on n’y trouve pas. Dans ces mémoires, j’ai tenu surtout à rappeler les folies politiques de notre temps. »