Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Juin 1832 (INSURRECTION DES 5 ET 6)

Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 3p. 1096-1097).

Juin 1832 (insurrection des 5 et 6). Cet événement compte parmi les grandes journées du parti républicain sous le règne de Louis-Philippe.

Il y avait alors, parmi les classes intelligentes de la nation, un mécontentement très-vif contre la marche rétrograde du gouvernement. Le parti républicain, qui n’existait pour ainsi dire pas en 1830, était né de cette disposition des esprits, qui lui recrutait chaque jour de nouveaux adhérents. L’opposition dynastique et radicale venait de publier son fameux Compte rendu, dans lequel elle reprochait au ministère de s’engager dans les voies de la restauration. D’un autre côté, les légitimistes venaient de tenter leur mouvement dans l’Ouest, et le choléra, qui ravageait Paris et la France, ajoutait ses impressions de terreur à toutes les causes d’agitation publique.

Sur ces entrefaites, le général Lamarque vint à mourir. Sa popularité donnait à sa mort une importance considérable dans les conjonctures où l’on se trouvait. Sa carrière militaire, ses luttes oratoires, son énergie patriotique, son double caractère de tribun et de soldat l’avaient rendu cher à la jeunesse et à la partie héroïque et passionnée du peuple. Tout le monde prévoyait que ses funérailles, fixées au 5 juin, allaient être une sorte de rendez-vous pour les partis militants.

Les républicains, doués presque tous d’une résolution extraordinaire et d’une bravoure impétueuse, manquaient de centre et de direction. Leurs associations, les Amis du peuple, les Droits de l’homme, étaient indépendantes l’une de l’autre et obéissaient à des impulsions divergentes. Outre l’hésitation qui devait résulter de ce manque d’ensemble, rien n’était préparé pour une prise d’armes. Il y eut bien quelques conciliabules, mais où rien ne fut formellement arrêté. On convint toutefois entre quelques groupes qu’une collision paraissant inévitable on ne commencerait pas l’attaque, mais qu’on soutiendrait la lutte si elle éclatait.

Le gouvernement, comprenant la gravité des circonstances, avait rassemblé à Paris des forces militaires assez considérables.

Le 5, dès le matin, tout Paris était en mouvement, effervescent comme aux jours des grandes crises. Chose étrange et qui peint bien l’état de trouble d’une société, c’est autour d’un cercueil que la guerre civile allait éclater !

Le cortège funèbre se mit en marche en suivant les boulevards ; les coins du drap mortuaire étaient tenus par La Fayette, le maréchal Clausel, les députés Lafitte et Mauguin. Des jeunes gens traînaient le char. Derrière se pressait un peuple immense, ouvriers, jeunes gens des écoles, membres des sociétés populaires, des proscrits de toutes les nations, environ 10,000 gardes nationaux en uniforme et le sabre au côté, etc. À la hauteur de la rue de la Paix, le cortège fut détourné de sa route pour faire le tour de la colonne Vendôme. Le poste de l’état-major dut rendre les honneurs militaires, et dans la foule frémissante des cris de : Vive la république ! éclatèrent avec force. Sur le parcours du boulevard, d’autres épisodes aussi caractéristiques, en augmentant l’exaltation des esprits, ne laissaient que trop présager une sanglante issue. Ainsi, on vit tout à coup arriver les élèves de l’École polytechnique, qui avaient forcé les portes fermées sur eux pour venir se mêler au peuple. Aux acclamations qui les saluaient, la musique des troupes escortant le convoi répondit en jouant spontanément la Marseillaise.

Le cortège s’arrêta près du pont d’Austerlitz. Une estrade avait été préparée pour les discours d’adieu, qui furent prononcés par La Fayette, le maréchal Clausel et d’autres orateurs plus véhéments. L’effervescence populaire était encore augmentée par mille bruits qui circulaient dans la foule : qu’on se battait à l’Hôtel de ville, qu’un général venait de se déclarer contre Louis-Philippe, que des troupes se soulevaient, etc. Ces bruits, assure-t-on, étaient propagés par des hommes élégamment vêtus, émissaires de police ou de parti. Dans le fait, les légitimistes, trop impopulaires et trop faibles pour agir par eux-mêmes, ont bien pu jouer, sous le masque, le rôle d’agitateurs.

Tout à coup, on vit apparaître un inconnu monté sur un cheval et tenant à la main un drapeau surmonté d’un bonnet de la Liberté. À cette époque, ces insignes étaient regardés par le vulgaire comme les symboles effrayants du terrorisme. Il y eut dans la foule un mouvement de réaction qui se manifesta surtout parmi les gardes nationaux et les éléments bourgeois mêlés au cortège. Beaucoup de citoyens qui s’étaient montrés jusqu’alors favorables au mouvement et même à une solution républicaine se retirèrent effrayés, ne songeant plus qu’à s’armer contre l’insurrection si elle éclatait. Que l’homme au drapeau rouge fût un policier, c’est ce dont personne ne douta ; mais déjà les dés étaient en quelque sorte jetés, et les républicains n’étaient pas hommes à reculer. Une charge de dragons mit en quelque sorte le feu aux poudres. Les citoyens rassemblés autour du pont d’Austerlilz se mirent en état de défense ; une heure après, le cri : Aux armes ! retentissait de toutes parts et tout Paris était en feu. Les républicains, répandus dans toutes les directions, coupent les rues de barricades, désarment les postes, attaquent les troupes qu’ils rencontrent ; partout ils étaient en petit nombre, mais ils se multipliaient par leur incroyable audace. Trois heures après, la moitié de la ville était en leur pouvoir. Du moins, ils étaient maîtres d’un grand nombre de points, et ils agissaient avec tant de résolution et de rapidité, que le danger apparaissait formidable au gouvernement, qui expédia de tous côtés des ordres pour faire venir des troupes dans la capitale.

La royauté de Juillet était dans une véritable crise, et il paraît même qu’aux Tuileries on songeait à la fuite. Le maréchal Soult, ministre de la guerre, avait une attitude hésitante et embarrassée qui paraissait bien singulière. Le maréchal Clausel ne paraissait pas éloigné de se jeter dans le mouvement. Il répondit à un artilleur de la garde nationale qui le pressait de tirer l’épée : « Si vous êtes assurés du concours d’un régiment, je me joins à vous. — Eh ! monsieur, reprit brusquement l’artilleur, si nous avions un régiment, nous n’aurions pas besoin de vous. »

Au reste, de tous les personnages importants, La Fayette seul se donnait tout entier, malgré le mauvais état de sa santé. « Mes amis, disait-il, trouvez un endroit où l’on puisse placer une chaise, et je vous y suivrai. » On l’avait placé dans une voiture pour le conduire à l’Hôtel de ville, où d’ailleurs on ne put arriver. Sans aucun doute, sa présence dans le mouvement aurait eu un résultat décisif ; mais ses amis n’osèrent disposer d’une vie si précieuse. Cette grande popularité fut encore une fois inutile au parti populaire. D’un autre côté, les chefs du parti républicain, réunis au National, ne purent parvenir à s’entendre sur la question d’un soulèvement général. Armand Carrel, jugeant la situation avec ses préventions militaires, s’y montra fort opposé. Le mouvement fut donc abandonné à sa propre impulsion et laissé sans direction et sans conseils.

Le soir, la face des choses avait déjà bien changé. Le pouvoir, informé de l’inaction de La Fayette, des hésitations du maréchal Clausel et des dissidences des républicains, commençait à reprendre confiance et à agir vigoureusement. La plus grande partie de la garde nationale était ralliée, et, pour multiplier les défections, la police répandait le bruit que l’insurrection était carliste. Ce mensonge absurde produisit un grand effet, et sur les troupes, et surtout sur les rudes gardes nationaux de la banlieue, qui d’heure en heure envahissaient Paris, exaltés par la haine et la colère.

Dans la soirée et dans la nuit, des combats opiniâtres eurent lieu sur une foule de points, dans la rue Saint-Martin, au passage du Saumon, dans le quartier Montorgueil, au Petit-Pont de l’Hôtel-Dieu, etc. Malgré leur résistance héroïque, les insurgés furent débusqués de la plupart de leurs positions. Le 6 au matin, ils n’occupaient plus que l’entrée du faubourg Saint-Antoine et quelques points du quartier Saint-Martin. Leur poste le plus important était à la barricade Saint-Merri, auprès de l’église de ce nom, dans le bas de la rue Saint-Martin. C’est là que fut livré un des combats les plus fameux de l’histoire de nos guerres civiles, là que 110 ou 120 républicains tinrent en échec une armée et résistèrent à des attaques sans cesse renouvelées pendant plus de douze heures. Jamais place d’armes ne fut mieux défendue. Cette poignée de héros était commandée par un jeune homme nommé Jeanne, décoré de Juillet, qui avait été blessé dès le commencement de l’action. Une jeune fille figurait même parmi ces prodigieux combattants.

Il fallut recourir à l’artillerie et former le siège de ces monceaux de pierres défendus par quelques hommes. Le canon fut braqué rue Saint-Martin, rue Aubry-le-Boucher, rue de la Verrerie, contre les diverses barricades qui formaient le retranchement. Sous une pluie de boulets, les républicains combattaient encore, et quand un assaut général, donné de tous les côtés à la fois, les eut enfin forcés dans leur retraite, quelques-uns, sur les pas de Jeanne, percèrent audacieusement à la baïonnette une première ligne de soldats et parvinrent à s’échapper. D’autres se retranchèrent dans les maisons, où la plupart périrent en se défendant.

Par l’influence de M. Thiers, Paris fut mis en état de siège, et déjà un des conseils de guerre avait condamné à mort l’un des vaincus, quand un arrêt de la cour de cassation annula ce jugement et força le gouvernement de rentrer dans le droit commun. Vingt-deux accusés furent renvoyés devant le jury. Six seulement furent condamnés : Jeanne à la déportation, et les cinq autres, Rossignol, Goujon, Vigouroux, Ronjon et Fourcade à dix, huit, six et cinq années de détention.

Ainsi se termina cette crise extraordinaire qui mit la France à deux doigts de la république et qui faillit précipiter la nouvelle race royale sur le chemin de l’exil.