Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Hugo (Victor-Marie), le plus illustre des poëtes contemporains

Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 2p. 437-440).

HUGO (Victor-Marie), le plus illustre des poëtes contemporains, né à Besançon le 26 février 1802. Fils du général, alors capitaine, Sigisbert Hugo, créé, plus tard, comte par Napoléon, et de la fille d’un armateur de Nantes, Sophie Trébuchet, il suivit, tout enfant, son père de garnison en garnison et l’accompagna, notamment, en Espagne et en Italie où l’appelèrent des commandements importants. Dans le cours de ses ouvrages, et comme en passant, Victor Hugo a souvent parlé de l’antiquité de sa race ; ainsi, dans les Misérables (chap. v), il parle d’un Hugo, évêque de Ptolémaïs, qu’il déclare être son arrière-grand-oncle, etc., à propos de la ferme de Hougoumont, voisine du champ de bataille de Waterloo ; il note que Hougoumont est, en latin, Hugo mons, le mont Hugo, dans une intention qu’il est aisé de deviner. Il paraît certain, toutefois, que son grand-père paternel, maître menuisier à Nancy, et son père lui-même, engagé volontaire dans les armées de la République, n’avaient point de prétention à la noblesse.

Ce qui est plus connu de ceux à qui ses œuvres sont familières, c’est le soin qu’il a pris de buriner en vers les moindres incidents de sa naissance, sa faiblesse chétive au moment où il vint au jour, et les soins affectueux de sa mère, dont il a toujours parlé avec la vénération la plus profonde. Dans la célèbre pièce de poésie qui ouvre le recueil des Feuilles d’automne, il explique ses doubles aspirations royalistes et impériales en ce qu’il est né d’un père soldat et d’une mère vendéenne ; il n’est pas inutile de s’en souvenir pour comprendre ses premières compositions lyriques. Les impressions de son enfance expliquent également la maturité précoce de son esprit. Ses premières années s’écoulèrent dans les marches forcées du régiment de son père, de Besançon à Marseille, à Bastia, à Porto-Ferrajo. En 1807, pendant que le capitaine Hugo allait guerroyer en Italie contre les bandes du fameux Fra Diavolo et gagner l’épaulette de colonel, son fils fut amené pour la première fois à Paris et il apprit à lire chez un vieux magister de la rue du Mont-Blanc. Un rapide voyage à travers les Apennins, Rome et Naples, se place à cette époque ; puis Mme Hugo revint à Paris, avec ses trois enfants, — Victor était le second, — se fixer au faubourg Saint-Jacques, dans cette vieille maison de l’impasse des Feuillantines que le poète a si souvent chantée :

Le jardin était grand, profond, mystérieux,
Fermé par de haut murs aux regards curieux,
Semé de fleurs s’ouvrant ainsi que des paupières,
Et d’insectes vermeils qui couraient sur les pierres,
Plein de bourdonnements et de confuses voix ;
Au milieu, presque un champ, dans le fond, presque
un bois.

C’est ce jardin qu’Olympio, plus tard, vint revoir, dans sa tristesse, et qu’il gronde, en si beaux vers, de se prêter à d’autres jeux, d’abriter d’autres amours. Aux Feuillantines vint se réfugier un proscrit, le général Lahorie, compromis dans la conspiration de Moreau, et qui, depuis 1804, errait de retraite en retraite, sans cesse traqué par la police de Bonaparte. De 1809 à 1811, il vécut là, caché à tous les yeux, et il fut le premier précepteur du poète, à qui il faisait lire Polybe dans une traduction française, et qu’il initiait au rude latin de Tacite. Un vieux prêtre, M. de La Rivière, ami de Mme Hugo, complétait cette instruction toute militaire, quoique lettrée, car Lahorie était une intelligence d’élite. Le général fut trahi, arraché à sa retraite par une odieuse machination dont Victor Hugo a promis autrefois de flétrir les auteurs, rappelons-le lui en passant ; il ne sortit de son cachot que pour être fusillé avec Malet. L’année même où se dénouait, devant le hideux mur de Grenelle, ce drame sanglant, le jeune Hugo partit pour l’Espagne avec sa mère. Son père, général depuis 1809, était nommé majordome du palais du roi Joseph et gouverneur de trois provinces. Le voyage, à travers les guérillas et les villages abandonnés, ne fut pas sans péril ; la famille s’installa à Madrid, au palais Macerano, et les enfants furent internés dans le collège des Nobles, cloître sinistre où les jeunes Espagnols s’essayaient à coups de couteau contre les nouveaux venus, fils de leurs vainqueurs. Le jeune Hugo visita une partie de l’Espagne, Ségovie, Burgos, et, si rapides que fussent ces visions des contrées méridionales, elles laissèrent en lui leur empreinte ineffaçable ; la vivacité des impressions d’enfance sur une nature aussi généreusement douée explique ce mirage oriental et mauresque reflété avec tant de puissance dans les premières œuvres du poëte, la tournure castillane de ses drames, la sonorité de son style puisé dans le Romancero beaucoup plus qu’aux sources classiques.

En 1812, l’horizon politique s’obscurcit en Espagne et Mme Hugo ramena son fils aux Feuillantines. La fécondité précoce du jeune poëte se fit remarquer sur les bancs mêmes d’une petite école, la pension Cordier, où il fut placé ; de treize à dix-sept ans, il écrivit la matière de plusieurs volumes, sur le moule usé alors en vogue : épîtres, satires, odes, idylles, contes, madrigaux, charades ; une tragédie d’Irtamène, dont on trouve quelques fragments dans le recueil intitulé : Littérature et philosophie mêlées, un drame d’Inès de Castro. En 1817, il envoya à l’Académie une épître, les Avantages de l’étude, qui fut jugée digne du prix, mais que l’on ne couronna pas, parce que l’on crut à une mystification ; l’auteur y disait son âge :

Moi qui, toujours fuyant les cités et les cours,
De trois lustres à peine ai vu finir le cours,

et lu pièce parut de beaucoup au-dessus des moyens d’un poëte de quinze ans. Victor Hugo échappa vite, heureusement, à ces banalités qui ne faisaient guère présager le puissant novateur de 1830. Aussi peut-on juger de l’effroi de ses anciens patrons académiques, lorsque apparurent ses œuvres véritables : « Quel dommage ! il se perd, disait avec componction François de Neufchâteau ; il promettait tant ! jamais il n’a si bien fait qu’au début. » L’ode de la Statue de Henri IV, celle des Jeunes filles de Verdun, Louis XVII, Moïse sur le Nil, qui obtint une médaille aux jeux Floraux, enfin toutes les Odes et ballades, qui parurent par fragments de 1818 à 1822, ont encore cette forme pure, qui séduisait tant les classiques, tout en montrant une sève lyrique que n’avaient jamais laissé couler ni les Rousseau ni les Lebrun-Pindare ; elles marquent parfaitement la transition entre les premiers barbouillages du versificateur inexpérimenté et les audaces postérieures du grand poète. Du jour où ces odes parurent, Victor Hugo, baptisé « l’enfant sublime » par Chateaubriand, fut célèbre dans les cercles royalistes. C’est la Muse française, organe poétique du parti, qui inséra les premières, et il fit paraître dans le Conservateur littéraire, revue fondée par ses frères et par lui, des essais de critique, dont quelques-uns sur Walter Scott, Byron et Moore sont déjà écrits de cette prose nerveuse que l’auteur sut si bien manier plus tard ; il faut surtout remarquer un article sur les Méditations de Lamartine, alors inconnu, et où le débutant devina toute une nouvelle source de poésie.

Le général Hugo destinait son fils au métier des armes et le faisait préparer à l’École polytechnique ; Victor Hugo avait montré, parait-il, de rares aptitudes aux sciences mathématiques, mais sa voie littéraire était déjà trop bien tracée pour qu’on lui fit obstacle. Ses ressources pécuniaires se trouvaient seulement fort modiques, sa famille ayant été ruinée par la chute de l’Empire ; sa mère, qu’il idolâtrait, mourut. Il dut vivre fort modestement pendant la première année de son émancipation, et il est possible qu’il ait personnifié dans le Marius des Misérables, vivant de pain sec, d’eau claire et d’amour, sa propre existence pendant une courte période. Les libéralités de Louis XVIII le tirèrent de cette situation précaire ; il reçut, sans la demander, une pension de 1, 500 francs que le roi doubla dès qu’il sut que le poète n’attendait qu’un peu d’aisance pour se marier avec une amie d’enfance, qui est devenue la compagne de toute sa vie, Mlle Adèle Fouché. Il paraît même qu’il dut cette pension moins à son talent qu’à une circonstance singulière. Après la conspiration de Saumur (1821), Victor Hugo offrit un asile à l’un des contumaces, condamné à mort, Delon. Sa lettre fut décachetée par la police et remise à son adresse, afin que le proscrit tombât dans le piège ; mais il avait quitté la France ; alors on dénonça Victor Hugo à Louis XVIII, qui répondit : « Je connais ce jeune homme, il se conduit en ceci avec honneur, je lui donne la prochaine pension vacante. » Tant de générosité chez ce monarque a lieu de nous surprendre, mais le fait paraît exact. Hugo reçut le brevet, et n’apprit que longtemps après les motifs véritables de la faveur royale, car il aurait fallu avouer la lettre décachetée.

Le premier volume des Odes fut publié en juin 1822 (Renduel, in-8°) ; il fut suivi de Han d’Islande (1823, in-8°), farouche roman où sourit avec une grâce exquise, dans les intervalles des descriptions horribles, une idylle amoureuse, inspirée au poëte par sa propre situation ; du second volume des Odes (février 1824, in-8°) ; de Bug-Jargal (1826) ; du troisième volume des Odes, suivies de Ballades (1826), et de Cromwell (décembre 1827). C’est dans la préface de ce long drame injouable que Victor Hugo développa la poétique de la nouvelle école et se posa en réformateur ; ce fut la déclaration de guerre des romantiques aux classiques. Les Orientales, dont il s’inspira, non à Constantinople, comme on pourrait le croire, mais dans un petit jardin de Vanves où il allait voir se coucher le soleil, tradition qu’Alfred de Musset a consignée dans ces vers de Mardoche :

… Précisément à l’heure
Où (quand par le brouillard la chatte rôde et pleure)
Monsieur Hugo va voir mourir Phœbus le blond !

les Orientales, si magnifiquement empreintes de la nostalgie des pays aimés du soleil et des préoccupations politiques du moment, relatives à la libération de la Grèce, marquèrent pour le poëte ce que l’on peut appeler sa seconde manière lyrique. Ce qui la distingue de celle des Odes, c’est un plus grand éclat donné au style, toujours aussi pur, mais plus coloré. Ce recueil est une suite de visions étincelantes où tout paraît si bien donné au culte du mot, de la forme et de l’image, que les lecteurs superficiels et les critiques à système ont nié qu’il renfermât des idées. Le poëte y exalte à chaque vers ce qu’il y a de plus généreux au fond du cœur de l’homme, l’amour de la patrie et de l’indépendance, en même temps que le peintre retrace, avec une splendeur inconnue avant lui, les plus magnifiques spectacles de la nature. N’est-ce pas là le but suprême de la poésie ? Mais ses larges coups d’aile faisaient planer l’auteur bien au-dessus des sentiers battus, et il montait si haut que ses amis eux-mêmes avaient peine à le suivre.

C’est sur la scène que Victor Hugo résolut de livrer la bataille décisive. Cromwell, qui ne pouvait être représenté, n’avait fait que poser théoriquement les bases de l’art nouveau. Amy Robsart, qui n’eut qu’une seule représentation à l’Odéon, fut sifflé d’une façon virulente. Hugo avait écrit ce drame, tiré du roman de Kenilworth, en collaboration avec M. Ancelot, fait qui aujourd’hui nous parait bien étrange. Le lendemain de la chute, il réclama hautement sa part de paternité ; mais la pièce ne fut jamais imprimée. Fidèle à sa théorie qui veut que l’écrivain corrige une œuvre mal venue par une autre meilleure, il écrivit Marion Delorme (1829) ; la censure interdit les représentations. Infatigable à la lutte et trouvant au contraire dans les obstacles l’excitant qui double les forces, en quelques semaines il composa Hernani, réussit à faire jouer ce drame (Théâtre-Français, 25 février 1830), et la lutte fut engagée à fond. La première représentation fut une victoire, dont nous avons rapporté le bulletin. (V. Hernani.) Dès lors, V. Hugo devint un de ces écrivains dont chaque nouvelle œuvre fait sensation ; il n’y eut plus pour lui de public indifférent, il n’eut que de bruyants disciples ou des détracteurs acharnés. Chacun de ses livres, chacun de ses drames fut un champ de bataille, et il faut lui rendre cette justice qu’il marcha toujours droit devant lui, avec une volonté que rien ne put plier, ne voulant rien retrancher de ses défauts les plus violents et par cela même ne perdant rien des exquises qualités qui l’ont fait le premier poëte du siècle et qu’un peu de condescendance à la critique risquait de lui faire perdre. Après Hernani, l’apparition de Notre-Dame de Paris (1831, 3 vol. in 8°), admirable résurrection du moyen âge, où du moins l’alliage du beau et de l’horrible est masqué avec plus d’art que dans Han d’Islande et Bug-Jargal ; la représentation de Marion Delorme (Porte-Saint-Martin, 1830) ; la publication du recueil lyrique des Feuilles d’automne (1831, in-8"), furent autant de coups frappés avec une hardiesse inouïe et propres à réveiller le public le plus indolent. Victor Hugo avait hâte de marquer son rang à la tête de tous les écrivains de son temps et dans tous les genres, roman, drame, ode, poésie familière ; de là cette activité fiévreuse qui semble à distance quelque peu désordonnée, maintenant que le maître, n’élevât-il la voix que tous les dix ans, rencontrerait toujours le même auditoire attentif. Mais alors c’était une lutte quotidienne, une mêlée où il fallait frapper le plus fort et le plus souvent possible. Quand on jette un regard en arrière sur toutes les inepties que la critique lui opposa, de 1828 à 1840, sur les diatribes sans nom que signaient, non-seulement un Ch. Maurice, mais Armand Carrel, Jules Janin, sur les épigrammes dont le criblait le camp adverse, et qu’on songe à tout le venin que Dufaï et Gustave Planche distillèrent contre lui dans de lourds et pédants articles, on se rend compte de la ténacité du maître et de la violence des disciples. Armand Carrel disait de l’intrigue d’Hernani:« Voilà l’honneur castillan ! Nous ne pouvons pas nier que dans une autre planète que la nôtre, dans Saturne ou dans Jupiter, l’honneur ne fasse faire de telles choses ; mais sur notre globe, il nous semble que rien de semblable ne peut se voir. Tout au plus l’admettrions-nous des plus insensés habitants de Bedlam et de Charenton. » Charles Maurice, ce maître en chantage, se croyait un bien plus grand écrivain que Victor Hugo et trouvait dans Hernani et Marion Delorme « un horrible choix des mœurs, le dénigrement des caractères les plus inviolables et un intolérable système de style destructif de toute poésie. » Faites des odes ! ajoutait-il judicieusement. L’admiration de la postérité a bien vengé le poëte ; mais, dès la première heure, le groupe dévoué des écrivains et des amis qui se ralliaient autour de son nom et lui formaient, dans ses appartements de la place Royale, une sorte de cour, baptisée du nom un peu mystique de cénacle, devança l’avenir et le soutint avec vaillance dans cette ardente croisade. On les appelait les barbares ! « Nous acceptons la comparaison, dit M. P. de Saint-Victor. Là où passait Attila, l’herbe ne germait plus; là où Victor Hugo, Lamartine, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, George Sand, Alfred de Musset ont passé, ne repousseront plus les tristes chardons et les fleurettes artificielles des pseudo-classiques. La littérature pourra s’égarer encore dans des voies scabreuses : elle aura du moins quitté sans retour la Béotie stérile où si longtemps elle a végété. »

À Marion Delorme succédèrent : le Roi s’amuse, de tumultueuse mémoire (Théâtre-Français, 22 novembre 1832) ; ce drame, qui n’eut qu’une représentation et que la censure interdit le lendemain, est celui où Victor Hugo a déployé le plus d’étincelante fantaisie à côté des imaginations les plus monstrueuses ; Lucrèce Borgia et Marie Tudor (théâtre de la Porte-Saint-Martin, 1838) ; Angelo (Théâtre-Français, 1835) ; les Chants du Crépuscule (1835, in-8") ; les Voix intérieures (1837, in-8°) ; Ruy-Blas, (Porte-Saint-Martin, 1838) ; les Rayons et les Ombres (1840, in-8°) ; Lettres sur le Rhin (1842, 3 vol. in-8°), pittoresque voyage qui servit comme d’introduction au drame des Burgraves (1843). Les beautés épiques de ce drame ne désarmèrent pas les critiques, fort heureux d’opposer alors Ponsard et sa Lucrèce au vaillant champion de 1830, et le maître ne fit plus rien pour la scène. Chacun de ces titres, gravés dans la mémoire de tous, éveille les plus puissants souvenirs ; ce sont les jalons de toute une période de la littérature française. Et quelle infinie variété de tons et d’inspirations ! Dans ses recueils poétiques, il a presque abandonné le ton solennel de l’ode pour chanter sur un rhythme plus doux le bonheur du foyer, les enfants, les riants paysages, les rêves philosophiques ou politiques de son imagination ardente. Dans ses drames, il heurte avec violence les plus formidables antithèses, le bouffon de cour au monarque, le laquais à la reine ; il fait se débattre en l’âme humaine les sentiments les plus opposés, ceux de la prostituée et ceux de la mère ; il remue puissamment toutes les fibres par la passion et la terreur. En ajoutant à ces œuvres:le Dernier jour d’un condamné (1829), effrayante analyse psychologique des idées et des sensations d’un condamné à mort, premier plaidoyer de l’auteur contre la peine capitale ; un second plaidoyer aussi émouvant, quoique plus simple, Claude Gueux (1834) ; une Étude sur Mirabeau (1834), morceau oratoire d’un grand caractère, on aura une idée de l’activité prodigieuse de cet esprit auquel rien de ce qui touche à l’homme, religion, politique, problèmes sociaux, questions d’art et d’esthétique, n’est resté étranger ou indifférent.

Ces œuvres, d’un aspect multiple, dans lesquelles s’incarne non-seulement la pensée d’un homme, mais celle de toute une génération, marquent comme une première période de la vie littéraire de Victor Hugo. Elles reçurent leur consécration publique dans l’élection de Victor Hugo à l’Académie (3 juin 1841), où il obtint le fauteuil de Nèpomucène Lemercier ; l’année précédente, il avait échoué contre M. Flourens. En possession d’une gloire immense, maître souverain d’une littérature et d’une langue qu’il avait renouvelées par un travail incessant et une volonté indomptable, pouvant même imposer, comme une loi, ses fantaisies et ses caprices les plus discutables, tout autre, à sa place, n’eût fait que déchoir. Victor Hugo grandit encore, dans sa période de pleine maturité. Mais, avant de parler des œuvres rayonnantes qui ont marqué la seconde partie de sa carrière, et qui datent de son exil sous le second Empire, il nous faut parler brièvement de l’homme politique.

À vrai dire, la politique ne lui avait jamais été étrangère. Royaliste, il avait énergiquement combattu pour son parti en composant ses odes, dont le retentissement valait bien celui d’un article de journal ou d’un discours à la Chambre; il avait chanté le retour des Bourbons, les héros de la Vendée, les victimes de la République. Devenu libéral, sous Charles X et sous Louis-Philippe, il collabora à la légende napoléonienne, ce qui était alors une forme du libéralisme, et exalta la fibre patriotique dans l’Ode d la colonne et dans Napoléon II. Ce n’était pas assez:à toutes ses gloires, il rêva d’ajouter celle de la tribune, où ses deux émules, Chateaubriand et Lamartine, avaient fait entendre leur voix puissante. Louis-Philippe le créa pair de France (1845). Victor Hugo prononça, entre autres, à la Chambre haute, une éloquente plaidoirie en faveur de l’abrogation des lois d’exil ; il demandait le rappel des Bonaparte. C’était la suite de ses odes napoléoniennes. Survint la révolution de Février. Mal dégagé encore de son passé royaliste, le poëte fut porté sur la liste du parti réactionnaire, celle de l’Union électorale, et obtint 86, 965 voix. Son nom était le septième de la liste, entre Pierre Leroux et Louis-Napoléon ; étrange rapprochement ! V. Hugo siégea dans les rangs de la majorité jusqu’aux approches de l’élection présidentielle, mais il s’en sépara souvent pour voter avec le parti démocratique. Son attitude à la Constituante fut pleine d’incohérence. Ainsi, avec la gauche, il réclama l’abolition de la peine de mort, repoussa la demande en autorisation de poursuites contre Louis Blanc et Ledru-Rollin, refusa de déclarer que le général Cavaignac avait bien mérité de la patrie, et rejeta l’ensemble de la Constitution ; il se réunit à la droite pour tout le reste, et par conséquent vota l’abolition des ateliers nationaux, repoussa le droit au travail, l’impôt foncier, l’impôt progressif, l’abolition du remplacement militaire, l’amendement Grévy, qui eût décidé de l’avenir de la République, en écartant le plébiscite populaire si cher aux Bonaparte, etc. Le journal l’Événement, fondé par lui un mois après l’insurrection de juin (1er août 1848), et auquel collaborèrent ses deux fils Charles et François, P. Meurice, Vacquérie, Th. Gautier et A. Vitu lui-même, refléta cette politique changeante et posa la candidature de V. Hugo à la présidence. Ce journal disait qu’il fallait nommer un poëte, parce que le poëte referait le monde à l’image de Dieu ; qu’au-dessus de tous les hommes et de toutes les sociétés il y avait le poëte, celui qui prédit, vates, « à la fois bras et tête, cœur et pensée, glaive et flambeau, doux et fort, doux parce qu’il est fort, fort parce qu’il est doux, conquérant et législateur, roi et prophète, lyre et épée, apôtre et messie, etc. » Cette politique inspirée trouva peu d’écho : Victor Hugo eut quelques milliers de voix.

Son attitude à la Législative fut plus décidée : il devint le chef et l’orateur de la gauche démocratique et sociale. La question de l’assistance publique lui offrit l’occasion de donner un premier gage aux socialistes ; il en donna un second au congrès de la paix (août 1849), et combattit, avec toute la gauche, l’intervention française à Rome. Les questions de l’enseignement, de la réforme électorale, du cautionnement et du timbre l’amenèrent bien des fois à la tribune, et ses discours véhéments, d’une éloquence âpre et hautaine, déchaînèrent presque tous, comme autrefois ses drames, les plus tumultueux orages. Pendant trois années entières, il eut avec ses anciens collègues de la pairie et de la droite, principalement avec le comte de Montalembert, une série de duels oratoires, qui ne prit fin qu’au coup d’État de décembre 1851. Sa conversion, non-seulement au socialisme, mais à la forme républicaine, était de trop fraîche date pour ne pas amener de vives récriminations. On lui répondait, ce qui n’était pas répondre, en citant des strophes de ses odes royalistes et napoléoniennes ; on le renvoyait au Pinde et au Parnasse, avec l’aménité propre aux discussions parlementaires. Il n’en trouva pas moins d’éloquents accents pour demander l’abrogation de la loi sur la déportation, en invoquant des principes de justice et de générosité auxquels, du moins, il est resté fidèle toute sa vie. Quand il s’agit de combattre la réélection de Louis Bonaparte, il occupa la tribune, pendant plusieurs séances, avec un éclat qu’il n’avait pas encore atteint et qu’il n’a point dépassé. Il faut relire, dans le Moniteur, ces réquisitoires passionnés contre le retour aux idées monarchiques, et surtout contre l’astuce de l’évadé de Ham, rêvant dans l’ombre la restauration de sa dynastie. En face de celui qui, le lendemain, allait le proscrire, Victor Hugo ne craignit pas de le cribler de sarcasmes et de rappeler déjà Napoléon le Petit et Augustule. Ces terribles séances de novembre 1851, pendant l’une desquelles il faillit s’évanouir à la tribune, après avoir parlé cinq heures contre le rétablissement de l’Empire, qu’il prévoyait, doivent lui être comptées comme une des plus belles campagnes de sa vie.

Lorsque sonna l’heure du coup d’État, le nom de Victor Hugo fut placé en tête des listes de proscription. Il fit partie de la fraction de l’Assemblée qui, repoussée du Palais-Bourbon, prit séance à la mairie du Xe arrondissement, puis du comité de résistance qui essaya de s’organiser et placarda sur les murs de Paris la déchéance du prince, traître à son serment. Il fallut fuir. Victor Hugo gagna la Belgique, puis Jersey, d’où il signa une protestation contre les actes du 2 décembre et un appel aux armes ; il protesta de même contre le plébiscite du 20 décembre, en proclama d’avance la nullité, en phrases brèves et incisives, qui clouaient au pilori de l’histoire Bonaparte et ses complices. Le vote populaire mis dans l’urne sous le coup de la terreur des proscriptions, des déportations et des fusillades, lui enleva tout espoir. Sa famille l’avait alors rejoint à Jersey. Dans la préface de son étude sur Shakspeare, il se dépeint avec un de ses fils, François-Victor, promenant des regards mornes sur la maison où s’ouvrait pour eux l’ère de l’exil. « Que penses-tu de cet exil ? lui demande son fils. — Qu’il sera long, répond le poëte. — Que comptes-tu faire ? — Je regarderai l’Océan. — Et moi je traduirai Shakspeare, » dit François-Victor Hugo. Le fils a tenu sa parole ; le père, heureusement, n’a pas tenu la sienne, il ne s’est pas borné à regarder l’Océan, car il a daté de l’exil, de Bruxelles, de Jersey et de Guernesey ses œuvres les plus merveilleuses. Il semble que sa pensée ait grandi au sortir des tempêtes de la politique et en face des tempêtes de l’Océan. Un étrange sentiment de grandiose et d’infini, que nul poète avant lui n’avait su rendre, un souffle d’une puissance inouïe circule dans toutes ses œuvres de cette seconde époque.

Les deux premières, Napoléon le Petit (Bruxelles, 1852) et les Châtiments (Bruxelles, 1853), sont des inspirations de colère et de haine, haine et colère également patriotiques. Napoléon le Petit est le premier récit qu’on ait eu, en dehors de ceux des écrivains de police, des sinistres journées de décembre ; c’est l’acte d’accusation, écrit en pages flamboyantes, des auteurs de l’attentat. Sorti d’une telle main, c’est plus qu’un pamphlet, c’est presque un livre d’histoire. Les Châtiments sont un chef-d’œuvre ; sept mille vers jetés tout d’une venue, prenant tous les tons, tantôt épiques, grandioses, lyriques, tantôt grimaçants comme les charges de Callot, marquèrent d’un fer rouge les acteurs de la farce tragique, les grands rôles comme les comparses. Jamais l’alliance du terrible et du grotesque, méthode chère à Victor Hugo, n’atteignit, en parlant seulement au point de vue de l’art, un tel degré de puissance. Là du moins cette alliance était légitime, car rien de plus grotesque que ces avaleurs de sabres et ces Robert-Macaire aux bottes éculées, s’installant comme chez eux dans l’histoire de France. Les Morny, les Vaillant, les Saint-Arnaud, les Troplong garderont à jamais cette flétrissure du poëte. Le chant épique sur la retraite de Russie, sur Waterloo, sur Sainte-Hélène, terminé par la mascarade du second Empire, où défile, en costumes d’écuyer du cirque, tout le personnel de la troupe impériale ; le récit du coup d’État, qui ouvre le volume, l’orgie des troupes, la revue lugubre des morts au cimetière ; des pièces d’une poésie profonde, comme la mort de l’enfant tué dans son berceau et les plaintes de l’Océan, qui se croit complice du crime, parce qu’il transporte les pontons remplis de déportés ; les coups de fouet distribués, dans des odes sanglantes, aux Dupin et aux Veuillot, suffiraient à l’éternelle renommée d’un poète. Facit indignatio versum, dit Juvénal ; jamais ce mot ne pourrait être mieux appliqué qu’aux Châtiments.

À ces inspirations violentes succédèrent des œuvres plus calmes : les Contemplations, publiées en 1856 (2 vol. in-8°), ne reflétaient pas la pensée actuelle du poète ; la plupart des pièces qui forment ce recueil sont antérieures à 1843 ; celles qu’il écrivit cette année-là, après la mort tragique de sa fille Léopoldine Hugo, et qu’il a réunies sous ce titre : Pauca meae, sont des sanglots navrants. Les longues digressions philosophiques, les rêves panthéistes qui remplissent les deux volumes auraient pu faire croire à un affaiblissement du poète ; il n’en était rien ; en 1859, il se relève, plus puissant que jamais, avec la Légende des siècles, suite d’épopées et de fantaisies merveilleuses, qui resteront comme le monument le plus achevé de son âge mûr. Le magicien reparut avec les ressources inépuisables de son imagination et de son style, pour promener le lecteur à travers vingt siècles de civilisation détruite, lui montrer un Kanut, un Caïn plus effrayants que ceux de la Bible ou des légendes scandinaves, l’introduire dans les palais de Ninive et des despotes orientaux, le faire assister aux rapines du moyen âge, aux meurtres, aux trahisons des guerres civiles, aux prouesses des chevaliers errants, à la dispersion de l’Armada, à tous les émouvants spectacles de l’histoire idéalisée. Quoique plus sereine que les Châtiments, cette œuvre est un plaidoyer tout aussi fort en faveur de la liberté, un réquisitoire aussi énergique contre les tyrans : le Mal, qui montre sa hideuse figure à travers toutes les splendeurs de ces poèmes, c’est toujours le prince, le roi, l’empereur.

Depuis Notre-Dame de Paris, le maître n’avait pas écrit un seul roman ; il combla cette lacune par les Misérables (1862, 6 vol. in-8°), dont l’apparition, au milieu des œuvres fades de l’époque, fut un événement ; le géant revenait faire sa partie avec les pygmées. Nous analyserons en son lieu ce dramatique tableau des inégalités sociales, où Victor Hugo, dans des digressions qui, pour un autre, seraient des livres, a écrit d’une façon magistrale, tantôt de larges pages d’histoire, tantôt de curieuses pages d’érudition et d’archéologie, enchâssées dans l’une des fictions les plus émouvantes qu’il ait conçues. Si le livre a moins d’unité que Notre-Dame, si la forme en est moins châtiée, il ouvre des horizons infiniment plus vastes et agite de plus sérieux problèmes. Les Travailleurs de la mer (1866, 3 vol. in-8°), idylle intéressante, où resplendit une des plus suaves figures de femme, furent loin d’obtenir un succès égal. Enfin l’Homme gui rit, création bizarre et gigantesque, où il est arrivé aux plus grands effets de terreur et de sublime, de grâce et d’horreur, montrèrent à ses contemporains, quelque peu surpris, la vitalité prodigieuse d’un esprit qui ne se lassait pas de créer, et qui se renouvelait sans cesse. Dans l’intervalle de ces deux derniers romans, il avait publié les Chansons des rues et des bois, recueil de courtes pièces de vers, toutes d’un même rhythme, sortes de caprices légèrement esquissés, d’une originalité fine et souriante, faisant un contraste profond avec les sévères pensées, les inspirations vigoureuses, altières des autres recueils. Enfin, en se proposant seulement d’écrire un avant-propos pour la belle traduction de Shakspeare achevée par son fils, M. François-Victor Hugo, entraîné par l’abondance des pensées que suscitait chez lui ce grand nom, il écrivit tout un livre, William Shakspeare (1864, in-8°), dans lequel l’étude sur le poète anglais lui-même disparaît au milieu de dissertations remarquables sur tous les génies littéraires du monde entier.

C’est ici le lieu de porter un jugement d’ensemble sur l’œuvre littéraire de Victor Hugo, et sur la nature de ses facultés créatrices. Parmi les critiques, E. Montégut est certainement un de ceux qui ont le mieux analysé chez lui ce sentiment du grandiose et du colossal qui domine dans toutes ses créations. « L’œil de Victor Hugo, dit E. Montégut, semble posséder des privilèges fort singuliers ; il possède une faculté de grossissement extraordinaire, comme s’il avait besoin d’exagérer les objets pour les mieux voir. Nous nous expliquons parfaitement la prédilection de Victor Hugo pour l’immense ; il n’y a pas d’inconvénient à exagérer de quelques toises la hauteur des pyramides ou la profondeur d’un précipice, mais il y a inconvénient à exagérer la grosseur d’un ciron ou d’une fourmi. Le monde microscopique, la réalité humble et modeste, les paysages modérés ne sont point faits pour Victor Hugo. En revanche, comme il est maître de tout ce qui est colossal, accablant ! Les spectacles effrayants et sublimes sont ceux que son imagination préfère : la guerre, l’orage, la mort, les civilisations primitives, avec leurs babels et leurs orgies retentissantes, la nature primitive, avec ses monstres et ses fougères hautes comme des forêts. Comme il sait imiter les plaintes de l’Océan sous la tempête qui le tourmente ! Comme il suit faire luire à nos yeux l’incendie des villes et faire entendre à nos oreilles le fracas des mêlées sanglantes, et le piétinement des chevaux de guerre ! Donnez-lui à peindre une ruine féodale, et il vous en fera sentir toute l’horreur imposante ; un palais de Babylone, et il vous écrasera sous ses splendeurs massives. Il connaît les secrets des sphinx et des idoles monstrueuses, les paysages des déserts brûlants de l’Afrique, et l’horreur des campagnes hyperboréennes. Voilà les tableaux qui lui plaisent, le domaine dont il est roi souverain, et qu’il n’a pas à craindre de se voir disputer. Ailleurs il a des rivaux ; ici, dans cette région où le fantastique se mêle au surhumain, il n’a pas d’égal. » Le même critique a tout aussi finement analysé le procédé de style, toujours le même, sous l’infinie variété des formes, à l’aide duquel le poëte épique ou lyrique, le romancier, l’orateur a donné à sa pensée ce relief et cette couleur qui n’appartiennent qu’à lui. « Chez M. Hugo, les pensées prennent la forme d’images et restent obscures et vagues, tant qu’elles n’ont pas pris cette forme. Or, chacun a pu remarquer que, contrairement aux idées, les images ne s’engendrent pas les unes les autres ; elles se succèdent, et se succèdent dans un ordre fantastique, capricieux, illogique. Une image surgit du point obscur sur lequel le poëte a fixé son regard, et se dresse rayonnante ; puis une seconde apparaît, qui n’a qu’un rapport lointain avec la première ; puis une troisième, qui cette fois n’a aucun rapport avec les deux autres. Cependant, ces trois images si différentes sont toutes trois nées également de la même pensée, ou, pour nous exprimer plus brutalement, de la même obsession cérébrale. Comment s’y prendre pour rapprocher les espaces qui les séparent ? M. Hugo fait appel à la volonté ; avec une résolution énergique, qui quelquefois se change en entêtement, il les tourmente, il les torture, il les lie entre elles avec des câbles, des chaînes de fer qui, dans le langage du métier, s’appellent chevilles et parenthèses. De là ces efforts pénibles, ces pensées qui se roidissent et se cabrent, ces métaphores violentes et inattendues, qui ne sont là que pour combler un vide et permettre à l’auteur d’atteindre l’image lointaine. Tous ces moyens artificiels sont dus aux efforts d’une des volontés les plus indomptables qui se soient jamais rencontrées dans le monde poétique. »

D’abord installé à Jersey, puis invité à sortir de l’île pour avoir protesté contre l’expulsion des trois autres proscrits, Victor Hugo se réfugia à Guernesey, et le nom de sa maison, Hauteville-House, d’où il a daté la plus grande partie de ses dernières œuvres, est devenu familier à tout ami des lettres. Dans la solitude et l’éloignement, assez souvent livré, comme saint Jean à Pathmos, à ses rêves apocalyptiques, il vit sa renommée grandir et emprunter comme un nouveau rayonnement au malheur et à la proscription qui le frappaient. En même temps que son génie prenait quelque chose de plus solennel et de plus auguste, sa gloire recevait, lui vivant, cette consécration suprême qui ne luit d’ordinaire que pour les morts. L’Europe entière le reconnaissait comme un de ces génies universels dont il avait, dans son William Shakspeare, groupé tous les noms, en oubliant le sien, tout naturellement, mais en le faisant entrevoir. Le gonfalonier de Florence lui faisait remettre la médaille jubilaire de Dante ; le ministre du roi de Portugal lui notifiait officiellement, comme à une puissance, l’abolition de la peine de mort ; il était l’invité et le plus souvent le président d’honneur des congrès, des banquets maçonniques tenus à l’étranger ; il prononça des discours dans ces diverses réunions démocratiques, notamment à Genève et à Lausanne.

En quittant la France, Victor Hugo avait dit : « Quand le droit rentrera en France, je rentrerai. » Il avait renouvelé son serment dans ces vers célèbres :

S’il n’en reste que mille, eh bien ! j’en suis, quand même.
S’il n’en reste que cent, je brave encor Sylla ;
S’il n’en reste que dix, je serai le dixième,
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

Il repoussa donc toutes les amnisties proclamées par le second Empire et resta ferme dans l’exil. Lors du plébiscite de mai 1870, il écrivit contre cette suprême manœuvre bonapartiste une protestation dont le titre n’avait que trois lettres et était en même temps un vote : Non. Ses conclusions étaient si violentes, que l’auteur fut déféré, par défaut, à la 6e chambre de la police correctionnelle. La chute de l’Empire brisa enfin cet exil de vingt années ; quelques jours après la révolution du 4 septembre, Victor Hugo revoyait enfin Paris et était accueilli, dès son arrivée à la gare, par d’enthousiastes acclamations. Paris allait être assiégé ; il adressa aux Allemands une proclamation, comme en 1863 il en avait adressé une aux armées russes pour les détourner d’égorger la Pologne ; il parlait de l’alliance universelle et de la fraternité des peuples, dans les mêmes termes qu’aux congrès de la paix ; mais comptait-il lui-même sur le succès d’une pareille tentative ? Le 10 octobre, il se prononça contre les élections municipales, inopportunes suivant lui en ce moment, et, le 31 octobre, il désavoua l’abus qui avait été fait de son nom par le gouvernement insurrectionnel installé pendant quelques heures à l’Hôtel de ville, Victor Hugo figurait en effet sur la liste des membres du comité de salut public. Il repoussa de même la candidature qui lui fut offerte aux élections municipales dans le XVe arrondissement. Durant tout le siège, il se maintint strictement dans les devoirs communs à tous les citoyens, sans vouloir exercer de fonction ni de commandement ; seulement, il consacra à faire fondre des canons, à doter des ambulances, les sommes assez considérables que produisirent une nouvelle édition des Châtiments tirée à cent mille exemplaires et la récitation, sur presque toutes les scènes de Paris, des principales pièces de ce recueil. Au scrutin du 8 lévrier 1871, il fut envoyé par le département de la Seine, le second sur la liste des représentants, avec 214,169 suffrages, à l’Assemblée chargée de régler les conditions de la paix. Dès les premières séances, il se sépara violemment de la majorité de la Chambre, avec une partie de la gauche radicale, en repoussant les préliminaires du traité. Sa voix se fit encore entendre pour demander la permanence, à l’Assemblée nationale, des députés de l’Alsace et de la Lorraine, et pour réclamer le transfert de l’Assemblée à Paris. Le 8 mars, interrompu au milieu d’un de ses discours par un tumulte indescriptible, alors qu’il plaidait la cause de Garibaldi, il donna sa démission. Victor Hugo n’avait pas que des adversaires politiques à la Chambre, il avait aussi des adversaires classiques ; un député royaliste, M. de Lorgeril, orateur excentrique, l’interrompit un beau jour pour lui dire qu’il ne parlait pas français. Au moment où éclatait à Paris l’insurrection communaliste, Victor Hugo perdait subitement à Bordeaux un de ses fils, Charles, rédacteur du Rappel, dont il ramena le corps à Paris, dans la matinée même du 18 mars. Il quitta Paris le 21 mars, pour aller régler à Bruxelles les droits de succession de ses petits-fils, et, de Bruxelles, protesta contre quelques décrets de la Commune, le décret concernant les otages et celui qui ordonnait le renversement de la colonne Vendôme, en mettant sur le même rang « la Commune qui renversait la colonne, et Versailles qui bombardait l’Arc de Triomphe. » Ce fut le sujet d’une de ses pièces de vers insérées dans le Rappel.

Dans une lettre, écrite de Bruxelles et publiée le 26 mai, Victor Hugo offrait asile chez lui aux partisans de la Commune, que la Belgique menaçait de traiter comme des malfaiteurs et, comme tels, tombant sous le coup de l’extradition. Une manifestation hostile faite sous les fenêtres de Victor Hugo, dans la nuit du 27 mai, décida le poète à quitter Bruxelles, où un décret d’expulsion fut porté contre lui par la Chambre, quelques jours après. Victor Hugo revint en France, après un court séjour à Londres. Des élections complémentaires eurent lieu à Paris au mois de juillet suivant ; il obtint 57,000 voix, quoiqu’il eût décliné la candidature qui lui était offerte. En janvier 1872, il accepta d’être porté, par le parti radical, contre le candidat modéré M. Vautrain, et, déclinant le mandat impératif, auquel on voulait l’astreindre, accepta le mandat contractuel. Il échoua néanmoins, n’ayant obtenu que 95,000 voix contre 122,395 données à son concurrent.

Deux recueils, l’un de morceaux de prose, Actes et paroles (1872, in-8°), et l’autre de pièces de vers, l’Année terrible (1872, in-8°), contiennent toute la vie publique et intellectuelle de Victor Hugo pendant ces deux dernières années. On trouvera dans les Actes et paroles les proclamations, les harangues, les discours, les lettres émanés de l’illustre proscrit depuis sa rentrée en France, et, dans l’Année terrible, les pensées intimes que lui ont suggérées au jour le jour les péripéties du siège et les douleurs de son patriotisme, navré de l’invasion et des déchirements de la patrie. Ce recueil, trop vanté peut-être au point de vue de la forme littéraire, par un critique anglais qui lui-même est poète, Swinburne, contient quelques bons morceaux, marqués de la griffe du maître, mais reste inférieur à la Légende des siècles et aux Châtiments.

La reprise de ses drames, longtemps proscrits sous le second Empire, commencée avec éclat par Hernani (Théâtre-Français, 1867), continuée par Ruy-Blas (Odéon, février 1872), a été pour le poète l’occasion de triomphes moins contestés. Cette expérience, que ses détracteurs le défiaient de tenter, en lui prédisant une chute inévitable, a démontré au contraire la vitalité de ces œuvres, qui ont renouvelé notre théâtre et que notre génération a pu applaudir, aussi jeunes et aussi vivantes qu’à leur première apparition sur la scène.

Cette carrière si remplie, que couronneront sans doute encore bien des œuvres vigoureuses et qu’obscurcissent à peine quelques taches passagères, est faite pour provoquer une juste admiration. Comme écrivain et comme poëte, Victor Hugo a déterminé en France la rénovation }a plus complète et la plus éclatante dont il soit fait mention dans l’histoire des lettres ; il a changé la face de l’art, détruit à jamais la poésie de convention ; il a redonné du nerf à la langue dégénérée, en la retrempant aux sources vives du XVe et du XVIe siècle, avec une science de linguiste consommé unie à l’audace d’un novateur ; il a ramené le culte des choses de l’esprit, culte bien négligé alors que les écrivains ne vivaient que de plagiats et de pâles contrefaçons des vieux chefs-d’œuvre, et il a si bien communiqué à ses contemporains sa foi et son ardeur que ses doctrines furent une sorte de religion. C’est de lui que procèdent, de près ou de loin, tous ceux qui chez nous se sont fait un nom dans les lettres depuis 1830, même ceux qui l’ont renié pour maître. Certes, c’est là un des plus beaux rôles qu’une intelligence humaine ait jamais joués. Comme homme politique, son rôle a moins d’unité ; Victor Hugo a flotté au gré des événement » et des circonstances. La foi de ses dernières années l’a rattaché invinciblement au parti radical et lui a suscité de violents adversaires ; mais même dans ce que ceux-ci considèrent comme ses plus grands écarts, c’est-à-dire dans ses prédications socialistes et dans ses sympathies pour la Commune de 1871, il est juste de voir tout au plus l’exagération des sentiments généreux dont il a toujours été l’apôtre.

Hugo (VICTOR) raconté par un témoin de sa vie (1863, 2 vol. in— 8°). Le témoin qui a voulu initier le public à la vie intime du célèbre poëte, c’est Mme Victor Hugo elle-même, morte à Bruxelles en 1868. Cet ouvrage est un simple récit, une biographie écrite d’un style simple, naturel, clair, sans prétention. Son historiographe prend le poète au berceau et nous le fait suivre pas à pas dans la vie, à travers toutes les joies, tous les chagrins et tous les deuils domestiques, toutes les luttes, toutes les contrariétés, tous les déboires et aussi tous les succès littéraires, jusqu’à son élection à l’Académie en 1841.

La partie la plus neuve et la plus intéressante de ce livre, au point de vue de l’histoire des lettres, c’est celle qui raconte l’existence littéraire du poète et retrace minutieusement les diverses circonstances de temps, de lieux, de personnes, de dispositions morales auxquelles se rattachent les différentes productions de l’écrivain, et souvent même l’idée de ces productions. Ainsi, d’après le récit de Mme Hugo, c’est au pied de l’échafaud de Louvel, l’assassin du duc de Berry, que l’écrivain conçut, en 1820, l’idée du Dernier jour d’un condamné. Hernani naquit du dépit qu’inspira à l’orateur le veto opposé par Charles X à la représentation de Marion Delorme, à cause du rôle de Louis XIII. On ne lit pas non plus sans un vif intérêt les pages dans lesquelles l’auteur rappelle les mille tracasseries, les déboires, les cabales, les impertinences même auxquels Victor Hugo fut en butte, non-seulement lors de ses débuts littéraires, mais encore lorsqu’il produisit d’incontestables chefs-d’œuvre.

On ne s’appelle pas Victor Hugo sans s’être trouvé en rapports, soit amicaux, soit hostiles, avec les principales sommités littéraires et artistiques de son temps. Dans le cours du récit, nous rencontrons quelques-unes de ces figures, chacune avec son caractère particulier. Chateaubriand, Lamartine, Béranger, Lamennais, Sainte-Beuve, Gustave Planche et la bonne face épanouie d’Alexandre Dumas défilent tour à tour sous les yeux du lecteur. Leurs portraits à la plume sont un des charmes de ce livre simple et vrai, dont la publication a été interrompue par la mort de Mme Hugo. Le reproche le plus sérieux qu’on puisse adresser à l’auteur de ce livre, c’est d’avoir trop complaisamment imprimé les vers d’enfance de Victor Hugo, dont la gloire n’avait rien à gagner à cette exhibition.